§2. L'influence des théories
jellinéliennes sur le positivisme kelsénien et les critiques des
théoriciens de Weimar vis-à-vis de la conception
jellinékienne de la souveraineté
Le modèle jellinékien de souveraineté a
exercé une certaine influence sur les théoriciens du droit au
début du 20ème siècle. Les discussions au sein
de la doctrine juridique ont été vives car les théories
échafaudées par le Maître de Heidelberg n'ont pas
laissé les théoriciens de Weimar indifférents.
D'une part, il est clair que les thèses de Jellinek ont
largement influencé le positivisme général et Hans Kelsen
en particulier. La volonté affichée par Hermann Heller de classer
Jellinek parmi les positivistes le montre d'ailleurs nettement.
Le modèle mis en place par le maître de
Heidelberg de la souveraineté va également dans le sens d'un
renforcement de l'Etat de droit, soumettant le souverain aux normes dont il est
à l'origine le créateur. Ainsi, malgré le fait que
Jellinek n'ait pas caché sa «méfiance » vis-à-
vis des théoriciens du Rechtsstaat , son raisonnement insiste
sur la position supérieure du droit par rapport à l'Etat. En
liant l'Etat au droit, Georg Jellinek donne de la substance à la
théorie du Rechtsstaat (A).
D'autre part, la théorie jellinékienne de la
souveraineté a soulevé la polémique au sein de la
doctrine. Ses définitions, qu'elles aient été
acceptées ou rejetées, ont donné lieu à des
discussions animées: de nombreux auteurs, tels que Léon Duguit,
Carl Schmitt ou Hermann Heller, ont volontairement pris leur distance
vis-à-vis des théories de Georg Jellinek relatives à la
conceptualisation générale du droit et, plus
précisément, à la question de la souveraineté.
L'approche psycho-sociologique de Jellinek est largement remise en cause, tout
particulièrement par les décisionnistes Heller et Schmitt, qui
privilégient une approche
purement politique du fait juridique. Or, cette nouvelle approche
produit des conséquences sur le concept de souveraineté (B).
A. L'influence des théories
jeiinékiennes liant le souverain au droit sur le positivisme et sur
l'idée de « Rechtsstaat »
1. Des liens complexes avec le positivisme
kelsénien
Il est évident qu'il existe un lien entre les
théories jellinékiennes, notamment celles intéressant la
question de la souveraineté, est les positions positivistes, telles
qu'elles ont été fondées par le juriste autrichien Hans
Kelsen. On peut d'ailleurs dire que Kelsen a «mis en question
l'auto-élévation de l'Etat à la personnalité
juridique que suppose Jellinek tout autant que la doctrine de l'auto-limitation
qui lui est sous-jacente »177 . Si les axes de travail de
Kelsen l'ont mené à des résultats différents, les
questions à partir desquelles les deux auteurs ont construit leurs
modèles présentent des similitudes.
Le décisionniste qu'est Hermann Heller ne s'y trompe
pas, lorsqu'il qu'il en vient à critiquer le formalisme juridique propre
au positivisme : «A travers Gerber Laband et Georg Jellinek, le formalisme
juridique libéral a accédé à une position dominante
[...]Il a dû son achèvement à Hans Kelsen, pour lequel, en
toute logique, tout Etat est un Etat de droit, dans la mesure où le
droit présente, indépendamment de la valeur et de la
réalité, une forme pour tout contenu arbitraire [...] L'Etat est
devenu irréel, une abstraction ou une fiction, parce que son contenu de
valeur n'apparaît plus crédible »178 . Sa critique
du positivisme, courant qui selon lui refuse d'intégrer tout
système de valeur dans les fondements de l'Etat et de la Constitution,
assimile consciemment les théories jellinékiennes aux conceptions
kelséniennes. Heller place Kelsen et Jellinek au même rang : le
Professeur de droit public de Heidelberg aurait fondé les
prémisses de ce qui serait devenu, sous la plume du juriste autrichien,
le positivisme.
Il est évident que, s'y l'on suit la conception
jellinekienne de la souveraineté, le souverain se trouve
nécessairement lié par le droit. Or, le positivisme, s'il va plus
loin en théorisant
177 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299
178 Herman Heller, L 'Europe et le fascisme, dans
Sandrine Beaume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la
fondation nationale des sciences politiques, 2008, 258
l'identité entre système juridique et Etat,
reprend la position jellinékienne reliant, de façon
consubstantielle, l'Etat au droit. Jellinek, en montrant que l'Etat ne peut
sortir du droit sans se renier lui-même, semble poser les bases du
positivisme kelsénien. L'anarchie, c'est-à-dire la situation de
pur fait, est, dans l'optique jellinékienne, incompatible avec le
concept même d'Etat. L'Etat est directement lié au droit par un
lien logique. A cet égard, on peut considérer que la
théorie kelsénienne, qui identifie l'Etat au droit, se place dans
une relation de «filiation» par rapport aux théorie
jellinékiennes. «Jellinek ne dira jamais expressément,
à l'instar de Kelsen, que l'Etat se définit comme un ordre
juridique, mais à tout le moins la doctrine de l'auto-limitation
engage-t-elle profondément dans cette voie »179.
En limitant le souverain par le droit, en liant l'Etat au
droit, Jellinek annonce donc l'un des thèmes majeurs du positivisme.
L'une des différences que l'on peut noter, contrairement à ce que
Heller affirme, tient au fait que, chez Jellinek, «il y va de la
possibilité d'une éthique de la vie humaine commune, une question
que Kelsen évacue consciemment »180 . Kelsen ne pense le
droit que sur un plan formel, et non sur un plan matériel. Au contraire,
Jellinek construit son modèle sur une base empirique et relie Etat et
droit dans un but éthique : faire valoir les droits individuels face
à la puissance étatique. Si «l'image de Kelsen est en effet
trop souvent celle d'un savant indifférent au monde et à la
politique », alors qu'il fut le «rédacteur de la Constitution
autrichienne de 1920, qu'il fut membre de la Haute Cour constitutionnelle ins
tituée par cette Constitution et qu'il en démissionna avec
éclat pour protester contre une révision constitutionnelle
consacrant un affaiblissement des pouvoirs de la Cour »181,
celle de Jellinek est tout à fait différente. Celui-ci, en
théorisant l'Etat de façon tant sociologique que juridique,
semble s'immiscer dans la réalité politique, dans le contexte
précis des différentes époques qu'il tente d'analyser. De
cette façon, Jellinek est impliqué dans la défense des
droits individuels : son objectif est de défendre la protection des
individus face à la puissance étatique en s'appuyant sur une
certaine vision éthique du droit.
De ce fait, si, dans un premier temps, Jellinek
déconstruit l'absolutisme de la souveraineté
et démontre que celle-ci n'est qu'un concept historique et
circonstancié, le maître de Heidelberg montre également
que l'Etat, même titulaire de la souveraineté, ne peut aller
à l'encontre des
179 Olivier Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 79
180 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299
181 Patrick Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise
?, Droits, 4, 1986, 53-64
individus et ne peut nier leurs droits. Le jugement que Heller
portait sur Jellinek insiste de façon pertinente sur ce point : «Le
problème central était pour lui [Jellinek] la relation entre
l'individu et l'Etat ».
2. La défense des droits individuels face à
la toute-puissance étatique: des objectifs similaires à ceux
prônés par les théoriciens du Rechtsstaat
Georg Jellinek, tout au long de sa théorie, tente de
montrer comment le concept d'auto - limitation peut permettre aux individus de
se protéger face à la puissance étatique. Ainsi, Jellinek
donne de la substance à la théorie du Rechtsstaat, bien
qu'il ne soit pas un théoricien de l'Etat de droit à proprement
parler. Sa théorie, comme nous l'avons déjà
démontré, est centrée sur l'individu, la conviction
individuelle, le monde subjectif. Il en ressort une souveraineté
tempérée, loin de l'absolutisme des auteurs classiques : le
souverain ne peut nier l'individu. L'Etat n'est pas un pur instrument de
domination: il doit respecter le droit, notamment les
«éléments constants» du droit, lesquels forment un
cadre dans lequel l'action étatique s'insère. En
conséquence, le souverain respecte nécessairement le droit.
Il faut d'ailleurs noter qu'au cours de son analyse historique
des différents types d'Etat, dans le premier tome de L 'Etat moderne
et son droit, intitulé Théorie générale de
l 'Etat, Jellinek insiste sur le fait que l'Etat, au cours des
siècles, n'a jamais véritablement nié l'individu,
contrairement aux idées reçues.
« Sans doute, l'individu, dans l'Etat antique, comme dans
l'Etat moderne, pouvait exercer son activité dans une sphère
d'action libre et indépendante de l'Etat, mais l'antiquité n'a
jamais eu conscience du caractère juridique de cette activité
libre [É] Mais l'ignorance du droit individuel n'existe [sous
l'Antiquité] qu'en ce qui concerne cette sphère de
liberté; car on a vivement conscience de la tâche que l'Etat doit
remplir dans l'intérêt de l'individu et du droit de l'individu
d'en exiger l'accomplissement »182 . Ainsi, en retraçant
un historique des différents types d'Etats, Jellinek insiste sur le fait
que la souveraineté de l'Etat n'a jamais été absolue :
l'individu a toujours bénéficié d'une certaine
«sphère de liberté », bien que les époques, en
la matière, montre des différences conséquentes. Nier
l'existence d'une «sphère de liberté» individuelle,
refuser d'admettre que l'individu a toujours bénéficié
d'une certaine reconnaissance juridique à toutes les époques,
reviendrait à nier la réalité historique.
182 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 468-469
«Entre l'individu antique et l'individu moderne, quant
à leurs rapports avec l'Etat, toute la différence, au point de
vue juridique, se borne à ce que la liberté de l'individu moderne
est expressément reconnue dans les lois de l'Etat, tandis que celle de
l'individu antique était si naturelle qu'elle n'a jamais eu d'expression
légale »183.
En dressant un tableau historique des différents Etats,
Jellinek souligne le fait que la liberté de l'individu a toujours
existé ; la différence entre les périodes antiques et
modernes tient dans la reconnaissance expresse de cette liberté
individuelle par le système politique. De cette façon, Jellinek,
d'une part, met en échec les théories absolutistes, et, d'autre
part, s'attache à montrer l'importance de l'individu dans tous les
systèmes juridiques. L'individu, dès l'Antiquité,
était au moins titulaire de droits politiques qui lui permettaient de
participer à l'exercice du pouvoir. C'est pourquoi, parler de
négation de l'individu, oublier l'existence de ces libertés sous
l'ère antique, célébrer la souveraineté comme un
concept absolu, consiste à nier la réalité des choses.
De ce fait, lorsque la doctrine assimile l'Etat antique
à un Etat omnipotent, elle se base uniquement sur, « les
théories de Platon et d'Aristote » : cet Etat correspond à
« un type idéal et non à un type empirique
»184 . Si Jellinek insiste, par la suite, sur la distinction
ent re souveraineté et Etat, il met en avant, dans sa Théorie
générale de l 'Etat, le fait que l'idée d'un Etat
antique omnipotent, « dominant l'individu de toutes parts, ne lui
permettant aucune action politique »185, relève donc
purement d'un « type idéal» : ce type idéal
reflète les théories grecques, notamment platoniciennes et
aristotéliciennes, mais ne correspond pas à la
réalité des choses. Malheureusement, les historiens et les
philosophes se sont davantage penchés sur ces théories que sur le
contexte politique réel. L'histoire démontre que l'Etat grec ne
dominait pas l'individu de cette façon. Selon le Maître de
Heidelberg, l'individu disposait en réalité de certains droits et
se trouvait déjà titulaire d'une « sphère de
liberté », bien que celle-ci soit quelque peu restreinte.
Jellienk, à nouveau, insiste sur l'enjeu de sa
théorie de l'Etat : déconstruire les concepts pour replacer
l'individu au coeur du système juridique. De ce fait, soumettre la
souveraineté de l'Etat au droit lui permet de remplir son objectif en
accordant une place officielle, un statut,
183 Ibid., I, 473
184 Ibid., I,451
185 Ibid., I, 450
aux individus. Si l'Etat, dans l'histoire, n'a jamais pu nier
l'individu de façon totale, cela signifie que la souveraineté n'a
jamais été, à proprement parler, absolue, si ce n'est dans
les ouvrages politiques des théoriciens. Respectant le droit et
l'individu, l'Etat ne peut pas être titulaire d'une souveraineté
absolue; les individus et l'Etat ont entre eux des relations, non des rapports
de sujétion ou de pure domination. Ainsi, Georg Jellinek, libéral
sur le plan politique, donne de la substance au concept d'Etat de droit, en
défendant le droit et l'individu face à la puissance
souveraine.
L'entière construction de son concept de
souveraineté tourne autour de l'individu: celui-ci
bénéficie d'une reconnaissance au sein du système
juridique et peut avoir des relations avec la puissance étatique.
L'individu et l'Etat sont des personnes juridiques, qui, entre elles, sont
reliées par des rapports de droit.
Geog Jellinek cherche à montrer que la
souveraineté, à l'instar de l'ensemble des concepts juridiques,
est le fruit de relations entre les personnes juridiques, et non d'une
domination ou d'une sujétion de l'un sur l'autre. De cette
manière, en déconstruisant les théories politiques, en
distinguant les concepts d'Etat et de souveraineté, Jellinek parvient
à construire un modèle dans lequel l'Etat ne peut nier
l'individu. Dans tout système politique, l'Etat a laissé aux
individus placés sous son pouvoir de commandement une
«sphère de liberté », y compris sous l'ère
antique. Pour cette raison, parler de souveraineté au sens
«absolu» est une erreur: le souverain n'a jamais
dépassé les limites d'un certain commandement et a toujours
laissé aux individus une certaine liberté. De cette façon,
la simple constatation de l'existence de cette «sphère de
liberté » dément l'existence d'une souveraineté dans
laquelle l'individu ne serait que le sujet de la domination étatique.
B. Les critiques de l'acception jellinékienne
de la souveraineté par Léon Duguit et par les tenants du
décisionnisme
Pour terminer notre étude, nous allons nous attarder sur
deux types de critiques auxquelles l'Ïuvre de Jellinek a dû faire
face.
En premier lieu, le juriste français Léon Duguit
a souligné, au début du siècle dernier,
la prétendue faiblesse de la théorie de l'auto-limitation
utilisée par Jellinek pour nier la toute - puissance de la
souveraineté étatique. Selon lui, si ce concept d'auto-limitation
est
«précaire », la théorie
générale de l'Etat telle qu'elle est développée par
Jellinek relève elle- même du «métajuridisme »,
preuve que le juriste de Heidelberg ne parvient pas à éliminer
toute forme de spéculation (1).
En second lieu, le concept de souveraineté, sous le
régime de la République de Weimar, va connaître une
nouvelle acception, par le biais de la théorie de la
«décision », chère à deux auteurs, Carl Schmitt
et Hermann Heller. Bien que Heller soit social-démocrate, contrairement
à Schmitt dont les compromissions avec le régime nazi sont
incontestables, chacun des deux auteurs a farouchement critiqué les
théories de Jellinek. Heller le considère comme l'instigateur du
positivisme, courant de pensée qu'il rejette catégoriquement
(2).
1. La critique de Duguit: la faiblesse du concept
d'auto-limitation et le « métajuridisme » de
Jellinek
Selon l'éminent doyen de la faculté de Bordeaux,
l'auto -limitation jellinékienne est « fragile» car le pouvoir
d'un Etat n'est souvent limité que dans la mesure où «il le
veut bien»: son pouvoir ressemble ainsi plutôt à un pouvoir
« absolu et sans limite »186 . Selon Duguit, ce n'est donc
que par une «apparence de raison» que l'on peut parvenir à
lier l'Etat au droit par un lien de nécessité. Car, comme nous
l'avons vu, en s'efforçant de construire son concept d'auto-limitation,
Jellinek tente d'élaborer un raisonnement pour limiter l'action de
l'Etat, construire un modèle dans lequel la puissance étatique
peut être enserrée.
Duguit reprend d'ailleurs à son compte les termes
employés par Jellinek pour montrer combien l'auto-limitation n'est qu'un
concept fragile et précaire. Ce qui gêne Duguit au plus haut point
est l'assertion suivante, issue de l 'Etat moderne et son droit:
«Pour résoudre la question de la limitation des pouvoirs de l'Etat,
il faut mettre de côté les instrument s insuffisants de manoeuvre
juridique, dont beaucoup de ceux qui traitent le problème veulent
seulement se servir. La solution de la question, pour employer une expression
que je propose, est de nature métajuridique
»187 . Jellinek, en construisant des concepts bâtis
sur la réalité empirique, souhaitait s'écarter de toute
tendance spéculative. Or, construire un raisonnement
métajuridique, cela revient à admettre que les simples
règles juridiques positives ne peuvent
186Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
187 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de
l'Etat, RDP 1919, 161-190
expliquer, techniquement, l'auto-limitation de l'Etat. Jellinek
ne parvient donc pas à éliminer toute forme de spéculation
dans sa théorie juridique de l'auto-limitation.
Ainsi, selon Duguit, «tout cela révèle chez
Jellinek des hésitations et des scrupules ». De cette
manière, après avoir montré que l'Etat ne peut agir
autrement qu'au moyen du droit qu'il crée, Jellinek prétend
boucler son système en admettant, de surcroît, que certains
éléments fondamentaux du système juridique, les
«éléments constants» du droit, ne relèvent pas
du pouvoir réel du législateur. On peut ainsi « croire qu'il
admet pleinement l'existence d'un droit supérieur à l'Etat et
d'une limite juridique s'imposant généralement et rigoureusement
à l'Etat [...]Il admet ainsi qu'on ne peut pas ne pas reconnaître
qu'il y a certaines bornes que l'Etat ne peut pas, historiquement, moralement,
politiquement dépasser [...] c'est métajuridique ». Si
Duguit insiste sur cet élément «métajuridique »,
c'est qu'il y trouve un argument permettant de critiquer la théorie
jellinékienne.
Le fondement sur lequel la théorie de Jellinek
relève donc de la métaphysique : si Jellinek n'a de cesse de
critiquer les positions spéculatives des auteurs classiques (qui posent
des modèles ne reposant jamais sur des bases empiriques), il ne parvient
pas non plus, dans sa propre méthode, à éliminer toute
trace métaphysique. S'il se fait le pourfendeur du droit naturel,
Jellinek insiste pourtant sur ces «éléments
fondamentaux» qui font de certaines normes juridiques des
impératifs auxquels l'Etat même ne peut se soustraire. Alors qu'il
souhaitait, à l'image de Kant, assujettir la connaissance aux limites du
seul champ phénoménal, lui interdisant du même coup toute
prétention sur le champ nouménal, Jellinek n'arrive pas à
respecter son cahier des charges.
De plus, lorsque Jellinek traite du droit international, il
justifie celui-ci de la même manière que le droit public interne
et tente de fonder le caractère obligatoire des contrats entre Etat sur
la formule de l'auto-limitation. Les Etats se soumettent donc volontairement
aux règles du droit international; le droit international a un fondement
psychologique, de la même manière que le droit public interne.
Ainsi, c'est la croyance des individus à l'existence de règles de
droit international qui fonde l'existence de ce droit international.
De plus, contrairement aux opinions courantes, ce n'est pas
parce qu'il existe peu de moyens de contrainte au sein du droit
international que celui-ci ne constitue pas véritablement
un système juridique à part entière. Une règle
de droit n'a pas besoin d'être sanctionnée pour être
reconnue en tant que telle: il faut simplement que son
exécution soit garantie. Or, selon Jellinek, il existe suffisamment de
mécanismes de garantie qui incitent les Etats à appliquer le
droit international.
Pourtant, pour évoquer le cas où les
règles internationales se trouvent en opposition avec les
intérêts de l'Etat, comme le fait remarquer Duguit, Jellinek
utilise une formule étonnante: «là où l'observation
du droit international se trouve en conflit avec l'existence de l'Etat, la
règle de droit se retire en arrière parce que l'Etat est
placé plus haut que toute règle de droit particulière. Le
droit international existe pour les Etats et non pas les Etats pour le droit
international »1 88.
Duguit choisit de coupler cette affirmation du juriste de
Heidelberg avec la formule suivante, également extraite de l'Etat
moderne et son droit: «s'il existait un ordonnancement
interétatique et surtout superétatique, tout à fait sans
lacune, décidant tous les conflits suivant des règles juridiques
préétablies, cela aurait pour résultat de conserver dans
le monde moderne et pour un temps indéfini ce qui est malade, vieilli,
ce qui est une survivance du passé et, par là, serait rendu
impossible tout progrès salutaire ». Ainsi, Jellinek admet que, si
l'ordre international est lacunaire, cela ne peut
être qu'une bonne chose, dans la mesure où ces
lacunes rendent possible l'évolution, le progrès. Si le droit
international, lacunaire, contrarie les intérêts des Etats,
ceux-ci peuvent s'abstenir de le respecter, car l'Etat prime le droit
international.
Il est exact de relever, comme le fait Duguit, que ce
raisonnement pose problème. Cela signifie que l'auto-limitation, telle
qu'elle est formulée par Jellinek, ne fonctionne pas
véritablement: le droit s'arrête là où
l'intérêt supérieur de l'Etat commence. Et voici, selon
Duguit, la « doctrine abominable de la guerre instrument de progrès
humain et source d'ordre juridique ». Car, si Jellinek utilise, comme
exemples à l'appui de sa thèse, la création de l'Empire
allemand à la suite des grandes guerres du 19ème
siècle, chacun des évènements «produits » par
l'Etat lorsque celui-ci s'abstient de respecter les règles du droit
international ne sont pas forcément aussi «heureux », loin de
là.
188 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat,
RDP, 1919, 161-190
D'une part, reconnaître que, lorsque son
intérêt le dicte, l'Etat peut s'abstenir de respecter le droit
international, cela signifie que le droit, qui puise pourtant selon Jellinek sa
force dans la conviction des individus, plie devant l'intérêt
étatique: voilà bien un problème dans sa doctrine de
l'auto-limitation. L'Etat prend le pas sur le droit. L'Etat peut
s'écarter des normes juridiques lorsque les circonstances
l'y poussent, alors même que ces normes, dans le
système jellinékien, sont pourtant le fruit des convictions
individuelles. Or, nous le verrons, comme l'expriment très bien les
chefs de fil du décisionnisme quelques temps plus tard, c'est
précisément dans les moments de « crise » que l'on peut
définir le souverain, celui qui est habilité à prendre la
décision ultime. Le fait que l'Etat puisse s'abstenir de respecter
l'ordonnancement juridique international lorsque son intérêt
supérieur est en jeu constitue une entorse terrible au concept
d'auto-limitation, qui tentait précisément de lier l'Etat au
droit qu'il produit, d'une façon quasi automatique.
D'autre part, se placer du côté du
progrès, souhaiter que l'ordre international ne soit pas
«verrouillé » mais puisse évoluer vers une situation
meilleure, c'est un point de vue éminemment respectable concevable, au
début du 21 ème
mais difficilement surtout siècle,
après les conflits mondiaux qui ont
émaillé le dernier siècle. Ainsi, Duguit achève son
article de cette manière : «telles étaient, avant la guerre,
[la première guerre mondiale] en ce qui concerne le droit international,
les conclusions négatives du plus célèbre juriste
publiciste de l'Allemagne ».
Naturellement, le déroulement de la première
guerre mondiale ne permet pas de donner raison à Jellinek sur ce point:
le fait que l'Etat, dans une situation où son intérieur le dicte,
puisse ne pas respecter le droit, et ainsi s'abstenir de respecter le droit
(alors même que le lien entre Etat et droit constituait le fondement
même de l'auto-limitation) n'engendre pas que des conséquences
heureuses. Pourtant, Jellinek se range authentiquement du côté de
Kant, lorsqu'il évoque l'avenir des sociétés et du droit
international, citant directement le Maître de Königsberg: «son
développement [du droit international] nous paraît tendre vers ce
but, pour nous bien lointain, peut-être même irréalisable
d'une façon intégrale, ce but que Kant nous a montré
lorsqu'il écrivait : « Le plus grand problème qui se pose
devant l'espèce humaine et que la nature oblige à
résoudre, c'est la réalisation d'une société
universelle de nature civile,
administrant le droit »189 . Ainsi, même
si, dans certains cas, l'Etat s'abstient encore de respecter les
réglementations internationales, l'évolution du droit
international devrait tendre vers la concrétisation d'une
société de cette nature, dont la mission serait
précisément de faire respecter le droit.
2. La critique du raisonnement jellinékien par
les tenants du décisionnisme et la remise en cause du concept de
souveraineté
Quelques années après la mort de Georg Jellinek,
sa vision de la souveraineté a été critiquée par
les « décisionnistes », Hermann Heller et Carl Schmitt en
tête.
En réalité, c'est la méthode même
employée par Jellinek qui sera mise en cause : au raisonnement psycho
-sociologique du maître de Heidelberg, les décisionnistes
préfèrent une approche politique, dans laquelle l'unité de
l'Etat est justifiée par des raisons purement politiques. L'unité
telle qu'elle est conceptualisée par Schmitt, et contrairement à
Jellinek, «n'est ni juri dique, ni sociologique: elle est remise entre les
mains de l'organe suprêmement politique, le président du Reich,
gardien de l'unité politique ». Sa théorie tourne uniquement
autour de l'Etat, et ne se focalise absolument pas sur la
société, contrairement à Jellinek qui, dans son
étude de la souveraineté, intègre des
éléments sociologiques.
Pour comprendre les critiques que les deux auteurs ont
adressé à Jellinek, il faut tout d'abord cerner, au
préalable, leur vision du droit et de l'Etat.
Si, pour Jellinek, le souverain est celui qui
bénéficie d'un pouvoir supérieur et
indépendant, Schmitt, à l'aide de son raisonnement purement
politique, le définit comme celui qui effectue
190
la discrimination entre l'ami et l'ennemi publics. Dans son
ouvrage La notion d e politique , Carl Schmitt pose déjà
les jalons de cette discrimination politique, discrimination qui constitue une
des bases fondamentales pour comprendre l'ensemble de son oeuvre:
«L'ennemi, ce ne peut être qu'un ensemble d'individus
groupés, affrontant un ensemble de même nature [É] L'ennemi
ne saurait être qu'un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif
à une collectivité, et particulièrement à un peuple
tout entier, devient de ce fait affaire
189 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle,
dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-
Assas, 2004, I, 564
190 Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion,
1992
publique ». De ce fait, dans cet ouvrage, Carl Schmitt
caractérise l'Etat de la manière suivante : c'est une
«unité politique organisée formant un tout» et «
à qui revient la décision ami-ennemi ».
Schmitt caractérise le souverain comme celui qui prend
la décision ultime en cas de conflit: «il résulte de cette
confrontation avec l'éventualité de l'épreuve
décisive, celle du combat effectif contre un ennemi effectif, que toute
unité politique est nécessairement ou bien le centre de
décision qui commande le regroupement ami-ennemi, et alors elle est
souveraine dans ce sens (et non dans un quelconque sens absolutiste), ou bien
elle est tout simplement inexistante ». Est donc souveraine l'unité
capable de faire la distinction ami-ennemi: c'est bien cette capacité
à discriminer qui fait la force du souverain.
La souveraineté, dans l'acception schmittienne, est
donc exclusivement pensée en termes politiques. La méthode du
décisionnisme s'écarte donc radicalement de celle employée
par Jellinek et les post-kantiens: le droit n'est qu'une sous-catégorie
du politique, lequel est défini, selon Schmitt, comme étant le
domaine de la lutte entre amis et ennemis.
191
De plus, dans la théorie schmittienne, comme
l'énonce Sandrine Baume , il n'y a pas mention de la doctrine de
l'auto-limitation telle que Jellinek l'a exp osée, mais « son
opinion
192
peut être dérivée de ses propositions
exposées dans Théorie de la constitution. Schmitt tranche le
dilemme entre souveraineté de l'Etat
et prééminence du droit public, en optant pour
le maintien de la puissance souveraine de l'Etat et en en acceptant les
conséquences ultimes, c'est-à-dire la subordination de l'individu
et de ses droits à l'Etat, qui seul peut les garantir ». Bien
entendu, cette affirmation doit être mise en relation avec la
définition que Carl Schmitt donne de l'Etat: «L'Etat moderne est
une unité politique close, par son essence il constitue le status,
c'est-à-dire un status total qui relativise tous les autres status
à l'intérieur du sien propre ? Il ne peut reconnaître en
son sein aucun status de droit public antérieur ou supérieur
à lui et ayant autant de droits que lui ».
En conséquence, pour Schmitt, l'individu est
subordonné à l'Etat; la notion même d'auto- limitation
ou de droits publics subjectifs n'a aucun sens. Schmitt fait clairement
privilégier le
191 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l 'Etat, Presses
de la fondation nationale des sciences politiques, 2008,254
192 Carl Schmitt, Théorie de la Constitution,
PUF, Collection Léviathan, 1993, 310
pouvoir souverain sur le droit. L'individu, s'il est titulaire
de droits, ne peut l'être que dans la mesure où le souverain les
lui reconnaît expressément. La relation entre droit et pouvoir, au
coeur de la souveraineté dans l'acception jélinekienne, lequel
tente de limiter la souveraineté au moyen du droit, a pour
résultat, dans la théorie schmittienne, la victoire du pouvoir
face au droit.
Sandrine Baume évoque le cas particulier de Heller qui,
selon elle, a tenté d'élaborer une « conciliation»
entre le normativisme kelsénien et la doctrine schmittienne. Selon cet
auteur, il faut sortir de cette dualité: «toute théorie
partant de l'alternative droit ou pouvoir, norme ou volonté,
objectivité ou subjectivité, méconnaît la
construction dialectique de la réalité étatique, c'est
pourquoi elle échoue déjà à l'initiale
»193 . Selon lui, le droit est donc le produit d'un rapport
dialectique entre l'être et le devoir-être, entre le pouvoir et la
norme. De cette manière, la Constitution n'est «ni le fruit d'une
volonté souveraine, ni un système logique et clos de normes
»194 . Heller utilise la théorie décisionniste de
Carl Schmitt dans la mesure où le souverain est effectivement celui qui
prend la «décision ». Cependant, ces théories
s'écartent de celles de Schmitt car, outre son point de vue politique
modéré, sa préférence va au système
parlementaire: chez lui, la décision se joue au niveau du Parlement, au
niveau de la représentation nationale, et non au niveau du pouvoir
exécutif, option choisie par Schmitt. Cependant, dans sa vision du droit
et de l'Etat, et ainsi de la souveraineté, Heller va directement
critiquer Georg Jellinek.
Heller s'attaque aux positivistes qui refusent
d'intégrer des valeurs dans les fondements de l'Etat : selon lui, il ne
peut y avoir d'unité politique que si elle repose sur l'acceptation de
valeurs communes, lesquelles sont l'origine de la légitimité de
l'Etat et donc de la Constitution. L'un de ses ennemis intellectuels est donc
Kelsen, qui «s'efforce du mieux » qu'il peut à
«dépolitiser la théorie de l'Etat. Qui se demande encore
quelle théorie de l'Etat fut plus fructueuse, plus profonde, plus
essentielle? Celle des hommes politiques tels que Dahlmann, Stahl, Stein et
Mohl ou celle des hommes non politiques comme Gerber, Laband, Jellinek et
Kelsen ? »195.
193 Hermann Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume,
Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques, 2008, 255
194 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat,
Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 255
195 Herman Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume,
Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques, 2008, 259
Heller, de la même manière que Schmitt, s'oppose
directement à Georg Jellinek, à qui il reproche de
«dépolitiser » le système juridique, de la même
manière que Kelsen.
«Par souveraineté, nous entendons la
qualité de l'indépendance absolue d'une unité de
volonté par rapport à une autre unité de décision
efficiente »196. Cette définition de la
souveraineté s'écarte sensiblement de la conception
jellinékienne : Heller y introduit, de la même manière que
Carl Schmitt, la notion de décision, éminemment politique.
En conséquence, la vision décisionniste du droit
s'écarte radicalement de l'approche kantienne de Jellinek: dans
l'optique décisionniste, le droit n'est qu'un sous-produit du politique.
De ce fait, le concept de souveraineté devient une notion
éminemment politique, directement associée au concept de
décision.
196 Hermann Heller, Die Souvernitt. Ein Beitrag zur Theorie
des Staats- und Vlkerrechts, 1927, dans Sandrine Baume, Carl Schmitt,
penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 263
La souveraineté est un concept quasi mythique au sein
du droit français: au fil du temps, après avoir été
considérée comme simple théorie, la souveraineté a
obtenu le statut de vérité historique. Comme l'a rappelé
Michel Foucault, « dire que le problème de la souveraineté
est le problème central du droit dans les sociétés
occidentales, cela signifie que le discours et la technique du droit ont eu
essentiellement pour fonction de dissoudre, à l'intérieur du
pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître, à la
place de cette domination, que l'on voulait réduire ou masquer, deux
choses : d'une part, les droits légitimes de la souveraineté et,
d'autre part, l'obligation légale de l'obéissance
»197 . Dans l'optique de Foucault, le concept juridique de
souveraineté a servi à masquer l'idée de domination, afin
de favoriser certaines idées politiques, certaines conceptions du
pouvoir.
Or, la théorie de Jellinek vise
précisément, lorsqu'elle touche à la souveraineté,
à déconstruire les concepts couramment utilisés, à
montrer de quelle façon les théories ont façonné
notre image du réel. L'image du souverain absolu n'est pas une
vérité historique attestée, mais la résultante d'un
discours sur le pouvoir, dont les théoriciens les plus fameux ont
été Jean Bodin et Thomas Hobbes. Jellinek se place sur une base
empirique, revisite le concept de souveraineté au travers des
différentes acceptions dont il a fait l'objet au cours de l'histoire,
puis construit son propre modèle, axé sur le concept
d'auto-limitation. Selon Jellinek, la doctrine a trop souvent oublié de
déconstruire les mythes forgés par les anciens théoriciens
politiques. Or, derrière les théories, qui ne sont souvent que
présentations falsifiées du réel, la souveraineté
n'est qu'un concept, qui a donc permis de faire triompher une certaine vision
du pouvoir.
La souveraineté au sens jellinékien s'appuie sur
l'individu pour limiter la souveraineté au moyen du droit. En partant du
droit comme produit du monde subjectif, Jellinek part de l'individu pour
comprendre l'Etat et les concepts juridiques. Fidèle à la
tradition kantienne, Georg Jellinek s'oppose radicalement «aux
essentialistes»; il construit son modèle à partir d'une
approche véritablement «subjective» du droit, au sein de
laquelle la conviction individuelle a toute sa place. De cette manière,
la souveraineté n'est pas un concept absolu mais purement relatif, issu
de luttes politiques historiques, dont l'acception dépend de la
197 Michel Foucault, «Il faut défendre la
société », Cours au Collège de France
(1975-1976), dans Alain Laquièze, La critique de la
souveraineté par les libéraux anglo-saxons, dans Dominique
Maillard Desgrées du Loû, Les évolutions de la
souveraineté, Montchrestien, Collection Grands Colloques, 2006,
173-174
conviction dominante; or celle-ci ne peut plus tolérer
l'idée d'une souveraineté toute- puissance, qui s'affranchirait
selon son bon plaisir des règles de droit.
Il est possible d'établir une comparaison entre la
manière dont Jellinek étudie le concept de souveraineté,
à partir d'une critique de la raison juridique et des concepts
utilisés, et la façon dont Michelangelo Antonioni, dans son chef
d'Ïuvre Blow up, réalisé en 1966,
déconstruit notre perception de la réalité. Antonioni,
à la manière de Jellinek, insiste sur le fait que la
réalité n'est pas ce qu'elle semble être : nous
débattons trop souvent sur des images du réel, et non sur la
réalité elle-même. Thomas, le photographe du film
d'Antonioni, n'est-il pas précisément le représentant le
plus fidèle de ces théoriciens fascinés par les images,
les photos, les représentations, lesquelles ne sont finalement que des
mises en forme figées et falsifiées du réel dans lequel
nous vivons ? Comme la dernière scène du film nous l'indique -
dans laquelle des clowns miment une partie de tennis - les théories ne
sont que des leurres, des constructions artificielles sur lesquelles les
discours sont construits. Perdant de vue le réel, le droit devient un
monde de constructions théoriques; la prise en compte de l'individu, de
sa vision du droit, de son mode de pensée, permet seule de mettre en
place une théorie «réelle », une science du droit, au
sein de laquelle les éléments jadis laissés de
côté seraient réintégrés. Car Jellinek
applique finalement la même logique à la question de la
souveraineté qu'Antonioni à la question du regard: sommes-nous
certains de ce que nous voyons? Les concepts ne cachent-ils pas d'autres
éléments que ce que les théories nous donnent à
voir ? En déconstruisant notre mode de perception du réel, donc
également de la chose juridique, ne peut-on pas donner une image plus
fidèle de la réalité?
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