3.3. Le contexte de dénomination des journaux au
Rwanda
Nous entendons par « contexte de
dénomination » la situation sociale concrète et
précise durant laquelle le journal a été
créé et dénommé. Quand les Rwandais disent :
« izina ni ryo muntu » (le nom c'est la personne),
ils veulent exprimer que toute personne et, partant, toute chose ou tout
être ne reçoit que le nom qui lui est propre, qui renseigne sur sa
raison d'être sur son aspect tant moral que physique de même que
sur la situation et la vie de son entourage.
En ce qui concerne la dénomination des journaux au
Rwanda, nous avons constaté que les journaux rwandais reçoivent
toujours les noms relatifs à la situation sociale dans laquelle ils sont
créés. Au cours du premier chapitre, nous avons subdivisé,
en connaissance de cause, l'histoire de la presse rwandaise en périodes
distinctes car les réalités de chacune d'elles transparaissent
à travers les noms des journaux.
Toujours en parlant du contexte, il nous semble impossible de
séparer le nom du journal avec la personne ou groupe de personnes-
dénommeur- qui contribue au choix de ce nom. Lors de la
dénomination, cette personne, que nous avons indiquée au
deuxième chapitre par une rubrique de
« propriétaire », ne peut se passer d'être
influencée par différentes motivations liées à sa
personnalité, ses expériences personnelles et/ou sociales
etc. ; on choisit donc un nom qui véhicule un message quelconque,
adressé implicitement ou explicitement à un destinataire
collectif. Dans le cas qui nous concerne, le message que renferme le nom du
journal s'éclaircit également dans sa ligne éditoriale que
nous avons caractérisée au deuxième chapitre par
« l'orientation du journal ».
Bref, la bonne dénomination consiste
nécessairement à exprimer la finalité, la fonction ou le
but ultime que le nom sous- entend. Elle peut aussi consister à
décrire la société et ses différentes
réalités, ce qui fait que cette dénomination recourt aux
différentes figures de style dont la plus fréquente est la
métaphore. Avant de dégager dans notre corpus les exemples
illustratifs de cette analyse, nous nous permettons d'affirmer que pour choisir
le nom, l'on prend en considération l'aspect de la vie de son entourage.
Nous abondons ainsi dans le même sens que Kampayana (1984 :92), qui
dit que : « c'est un art de trouver un bon nom. C'est un
véritable apprentissage social qui exigeait un nom bien fait et se
référent à un contexte bien particulier. »
Kurerera Imaana, c'est un titre qui
est traduit littéralement par « éduquer pour
Dieu » et date de 1949. Il s'agit d'une oeuvre des Pères
Blancs qui s'adressaient particulièrement aux enseignants. On lit alors
à travers ce titre, la mission principale des Pères Blancs. Leur
première préoccupation était de civiliser le peuple
rwandais que l'on considérait comme primitif et païen, de lui faire
connaître Dieu et son Fils Jésus Christ, et cela devait être
intensifié surtout dans la jeunesse, par les éducateurs.
Beaucoup d'autres titres, révélateurs de cette période
où la prédominance des missionnaires, surtout catholiques,
s'exerçait dans des oeuvres caritatives, éducatives, etc. voient
le jour. Nous citons parmi eux, L'Echo du
Séminaire : comme le montre
« écho », les premières élites du pays
ont été formés dans les séminaires et d'autres
écoles catholiques. Leur voix devait alors retentir, et leur influence
se faire sentir sur tout le territoire. Agisiyo Gatorika mu Rwanda,
Théologie et Pastorale, Cor unum, sont des
journaux qui entre dans ce cadre.
Le journal Kaanguka, vient de « -
kanguuk -», qui signifie « s'éveiller, se
réveiller ou avoir un esprit éveillé ». Ce nom
est attribué au premier journal contestataire créé en
1987. En effet, les Rwandais avaient été dirigés
aveuglement depuis l'indépendance par les gouvernements dictatoriaux. La
liberté d'expression n'existait presque pas au Rwanda, peu de journaux
qui existaient étaient sous le contrôle du gouvernement ou de
l'Eglise Catholique qui ne s'opposait pas du tout à la volonté de
l'autorité publique. C'est dans ce climat de peur et de timidité
qu'un certain Rwabukwisi se permit de créer un journal qui osa
dévoiler les défaillances du gouvernement et incite le peuple
à se lever contre l'injustice intronisée jusque là. Ce nom
donc, compte tenu de son contexte de création, ne s'écarte pas de
son étymologie, comme le font d'ailleurs la plupart d'autres journaux. A
côté de Kaanguka, on assiste en 1990 à la
création de Kaangura. Ce nouveau nom qui vient
du verbe « gukaangura », (réveiller,
instruire) a été choisi par les extrémistes proches
du pouvoir en place. Ils considéraient en principe l'influence qu'avait
eu Kaanguka sur l'opinion du peuple et, en réaction contre lui,
ils trouvèrent un nom très proche au premier pour semer la
confusion auprès des lecteurs.
Il est très difficile d'analyser de A à Z tous
les noms du corpus par rapport au contexte. Cependant il reste pertinent
d'insister sur certains titres qui marquent les deux dernières
périodes. Si nous prenons Rwaanda rw'eêjo, il est
créé en 1990. Dans cette année, il surgit au Rwanda une
guerre menée par le FPR contre le gouvernement de Habyarimana. Cette
guerre occasionna tant de changements à l'intérieur du pays,
aussi bien sur le plan politique que social. Le plus significatif, c'est celui
de la naissance du multipartisme. Rwaanda rw'eêjo, qui veut dire
« Rwanda de demain », est un journal créé
dans cette période et attaché au FPR. Le contexte nous permet de
dire qu'en choisissant ce nom, les nommeurs pensaient aux lendemains
meilleurs ; ils véhiculent à travers le journal leur
objectif, leur espoir de revoir le pays dans lequel règne le respect de
la personne, contrairement au Rwanda d'hier où la vie de toute la
population dépendait de la volonté d'un individu ou d'un groupe
d'individus.
Parmi les partis politiques reconnus dans l'histoire du Rwanda
l'on compte le MDR, MRND, PSD, PL etc. Le MDR fut le plus populaire, et bat le
record dans la mobilisation de la population rwandaise contre le pouvoir du
MRND. L'une des armes qu'il a utilisées est la presse écrite.
Quand il crée « Urumuri rwaa Demokarasi »
en 1990 (la lumière de la démocratie), il rappelle à la
masse rwandaise les événements des années 60 où le
même parti a joué un grand rôle dans la lutte pour
l'indépendance. Dans ce contexte, on remarque que plusieurs journaux qui
ont été créés ont reçu les noms qui incitent
directement le public à s'insurger contre l'autorité.
Contrairement aux multiples journaux qui traduisent le
contexte et la vague des événements d'entre 1990 et 1994,
d'innombrables journaux naissent et laissent transparaître le nouveau
climat qui règne au Rwanda après le génocide. A travers
les titres, les journaux suivants en font l'illustration :
Urwaâtubyaaye, dans ce titre
le préfixe -ru- qui représente le Rwanda, fait que le
titre en soi traduise le sentiment d'un bon nombre des rapatriés
rwandais qui vivaient depuis longtemps en exil et qui ont aujourd'hui le
plaisir du retour au bercail. Il est créé en 1996, juste au
lendemain du génocide.
The New Times (les temps nouveaux),
créé lui aussi en 1995 au moment où le Rwanda avait perdu
son image aux yeux des nations, ce journal traduit le souci des Rwandais
d'améliorer l'image de marque de leur pays, de se reconstruire
malgré la situation critique qu'ils venaient de traverser. Publié
en anglais, ce journal montre également l'ouverture du pays aux
différents horizons. Un autre journal qui attire notre attention est
Ibuka. Ce nom vient du verbe kwiibuka
(se souvenir, se rappeler) et date de 1998. Au fait,
après le génocide, il n'a pas été facile de
redresser la situation. Au moment où les rescapés du
génocide tentaient de se réconforter, un autre groupe dont la
majorité des planificateurs du génocide ne voulait pas renoncer
à leur plan d'exterminer les Tutsis, niant ainsi l'existence du
génocide. C'est dans ce contexte qu'il a été
créé l'association « Ibuka asbl »
pour expliquer au monde entier et aux Rwandais en particulier, ce qui s'est
passé. Le journal
« Ibuka », dans ce cadre, vit le
jour et eut comme objectif de fonctionner comme un outil de sensibilisation
qu'utilise cette association. D' après ces exemples, nous pouvons dire
que presque tous les noms attribués aux journaux rwandais sont conformes
à leur contexte de création et donnent directement un message
à son public.
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