L'apport ethnique des juifs hispano-portugais s'était
produit en Tunisie dès le XVI siècle . Chassés d'Espagne,
ils s'étaient enfuis en Tunisie et principalement en Italie. De Livourne
en particulier, région italienne, des colonies nombreuses sont venus
à Tunis. On appela "livournais" ( El Grana-s ) les descendants
de ces immigrés. La raison de leur implantation en Tunisie paraissait
d'ordre économique: on les rencontre acheter des navires
confisquées, pratiquer l'assurance maritime, participer au rachat des
captifs chrétiens par les corsaires turcs et réduits en
esclavage, en avançant su place, les sommes nécessaires, pour se
faire rembourser chez leurs correspondants de Livourne (1). Dans la
littérature, on parlait du fameux "ami de Livourne" .
Par rapport aux juifs autochtones, les Grana-s
n'avaient pas la même langue, ni le même degré de
civilisation, ni les instincts d'indépendance. Ils étaient tenus
à l'écart et désignés, par les juifs
Twansa-s, sous le nom de la « Communauté de
l'exil ». Alors, dès 1710, les Grana-s prenaient
l'initiative de créer leurs propres institutions communautaires ( un
Temple, un tribunal, une boucherie, un hammam de purification et un
cimetière distincts de ceux des Twansa-s ) et habitaient un
petit quartier jouxtant la vieille Hara, appelé "Dribet
el-Grana-s".
Le niveau de richesse et de culture était
supérieur à celui de leurs humbles coreligionnaires autochtones .
Leur orgueil de caste de juifs ibériques , les fréquents voyages
en Europe , les relations familiales et commerciales avec Livourne , la
connaissance des langues européennes, une certaine différence
liturgique composaient une personnalité socioculturelle fort
contrastée par rapport aux Twansa-s. Donc, leur discours
religieux trouve son originalité par rapport au discours ambiant en
Tunisie . Le schisme n'était donc pas un événement
extraordinaire malgré les apaisements à travers la convention
(taqqnah ) qui fut arrêtée le 7 juillet 1741 par les
notables des deux groupes qui a pour objet la séparation des deux
collectivités et de laisser à chacune d'elles ses lois cultuelles
et civiles , ainsi que l'accord dit "Qesmet diar el-Leham" ( Partage des
abattoirs et boucheries ) arreté en 1784 (2).
(1) Taïeb J., Les juifs livournais de
1600 à 1881, in Actes du colloque de la faculté des lettres
et des arts de la Manouba , tenu le 25-27 fevrier 1998, Tunis, C.P.U., 1999,
p.153 (2) Ibid, p. 156
Le discours catégoriel des Grana-s , au sein
de la Communauté juive en Tunisie , va influencer , pendant la
période du protectorat , l'élite juive moderniste de telle sorte
que le clivage Twansa-s vrsus Grana-s n'a plus de raison
d'être.
Mais au fil des temps , les Grana-s , de plus en plus
nombreux , de plus en plus riches, de plus en plus influents ,
bénéficiant de la sollicitude du consulat d'Italie à
Tunis, devinrent de plus en plus arrogants écrasant leurs humbles
coreligionnaires Twansa-s. Les rapports se déteriorent
d'avantage à partir de 1840-50 avec l'arrivée des nouveaux venus
, des " carbonari ", des libéraux laïques , voire antireligieux
qui choquaient , par leur impiété , les juifs indigènes .
Les Grana-s , par leur qualité d'européens d'origine ,
dans un monde où triomphait l'Europe , exercaient , par leur snobisme ,
une évidente attraction sur l'ensemble de la Communauté juive de
la Tunisie .
Ces nouveaux livournais se situaient
économiquement , politiquement, psychologiquement dans un cadre
pré-colonial , assujettissant pour le pays d'accueil . Ce sont les
ancêtres d'une catégorie de juifs dite les protégés