C - Les juifs protégés :
l'immunité
Malgré les principes d'égalité
, liberté et de propriété affirmés dans le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 , les juifs de Tunisie se
plaignaient encore de l'Administration beylicale . Plusieurs griefs
étaient avancés :
- Malgré la suppression de l'impôt de
capitation "Jezya" depuis 1856 par 'Ahmed Bey , curieusement les
cadeaux ou gratifications régulières , versées
annuellement à des hauts fonctionnaires de l'Etat , quoique devenus
comme des usages « Awa'id », apparaissaient comme
des brimades discriminatoires . Usages auxquels il serait dangereux de
déroger (1).
- Les juridictions tunisiennes, composées
exclusivement de magistrats musulmans, même quand elles avaient à
se prononcer sur la pénalité encourue par un juif , faisaient
preuve à son égard d'une sévérité sans
rapport avec les faits qui lui sont reprochés . (2)
- Les juif pouvaient être victimes de vols, de
violences, de meurtres, sans que les coupables fussent recherchés,
jugés et punis. Il arrivait que des jeunes filles soient enlevées
par des musulmans et contraintes d'embrasser l'Islam. Il y a une certaine
indifférence des autorités devant les violences individuelles
dont les juifs pouvaient être victimes de la part des populaces(3).
-
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(1) Sebag P., op cit p 128-129 (2) Taïeb J., op
cit p 124 (3) Taieb J., " Réalité et perception de la
condition juive en Tunisie (1705-1857)" , in Actes du colloque de Tunis,
Faculté des Lettres de Manouba, 25-27 fevrier 1998, Tunis, C.P.U., 1999,
p.126
Alors , c'est pour "mettre fin à
l'arbitraire des magistrats, disait le sociologue "tunsi" Paul
Sebag , et jouir d'une plus grande sécurité que de nombreux
juifs , appartenant pour la plupart à la classe fortunée, se sont
efforcés d'obtenir des patentes de protection des puissances
européennes représentées dans la capitale des Beys "
( 1)
Ceux qui obtenaient une patente de protection , et devenaient
les "protégés" d'une puissance européenne ,
conservaient paradoxalement la nationalité tunisienne . Leur statut
personnel continuait à être régis par le droit rabbinique
mais ils devenaient justiciables des juridictions consulaires à
l'égard des ressortissants étrangers . En plus, le consul de la
Puissance européenne qui les protégeait assurait, par le
système des capitulations, leur défense s'ils étaient les
victimes d'un délit ou d'un crime .
Dans les années qui précédaient
l'institution du Protectorat , les patentes de protection se firent de plus en
plus nombreuses . En 1864, on dénombre 3 000 juifs
protégés par l'Italie, la France, l'Espagne, la Hollande, la
Belgique, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie , les Pays-Bas, le Danemark, la
Russie et la Grèce (2).
La patente de protection constitue , pour le juif en Tunisie,
un moyen de se mettre à l'abri d'une injustice toujours redoutée.
Pour les puissances étrangères, le document de la patente
était un moyen de se constituer une clientèle et, sous
prétexte de défendre leurs protégés, de se donner
le droit d'intervenir dans les affaires intérieures de la
Régence.
Le Bey de Tunis, Mohammed Es-sadok Bey, n'a pas manqué
de s'élever contre cette "extra-terrritorialité" que
les patentes assuraient à des personnes qui faisaient partie de ses
sujets . En juillet 1866, il décide la méconnaissance de toute
protection accordée aux Tunisiens et l'application du droit tunisien sur
ceux mêmes qui sont munis d'une patente . Pourtant et malgré
cette déclaration solennelle, l'attribution et l'usage des patentes de
protection se poursuivit car chaque partie , dans la patente, trouve son compte
.
L'usage des patentes de protection a contribué à
la complexité de la population juive du pays . En effet , aux juifs
Grana-s et aux juifs Twansa-s , se sont ajoutés les
juifs protégés qui avaient un statut
intermédiaire entre celui des étrangers et celui des nationaux .
Cette nouvelle souche se recrute en réalité dans les deux
catégories de la Communauté juive tunisienne (Twansa-s
et Grana-s) en sus des juifs étrangers .
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(1)Sebag P., op cit, p.107 (2) Atinguer S (Dir de) , Les
juifs dans les pays musulmans (1850-1950), Kuwait (Traduit en arabe), CNC,1995,
p.139
Ainsi, à coté des vieux "Grana-s",
établis dans le pays de longue date et considérés comme
des sujets du Bey, il y eut de nouveaux "livournais", venus s'établir
dans le pays après la signature du traité de 1822 entre la
Régence de Tunis et le Duc de Toscane, qui jouirent des droits et des
privilèges accordés aux étrangers de confession
chrétienne .
Dans le XIX siècle , les juifs italiens
n'étaient pas les seuls juifs étrangers . Il y avait des juifs
d'Algérie , devenus français par le décret Crémieux
, un petit nombre de juifs , originaires de Gibraltar ou de l'île de
Malte, sujets britanniques. Mais pris ensemble ( italiens, français ou
britanniques) les juifs étrangers étaient peu nombreux par
rapport aux juifs sujets du Bey.
Les juifs toscans , immunisés par les patentes de
protection s'associaient avec les autres juifs étrangers d'autres pays
pour constituer une minorité catégorielle au sein de la
Communauté juive en Tunisie . Mais quoique moins nombreux, cette
catégorie "d'immunisés" était un vecteur de
modernité aussi bien à l'extérieur de la Communauté
juive qu'en son sein . Modernité économique d'abord, ( la
plupart sont des courtiers, des marchands d'import-export, etc. ils sont
motivés par la finance et par les opportunités nées du
déséquilibre des finances beylicaux). Modernité
politique ensuite, moins bien connue mais qui s'était
propagé comme une tache d'huile à travers les années chez
la Communauté juive en Tunisie. Les juifs livournais ont introduit
à Tunis, dès le XVII siècle, les premiers imprimés
hébraïques. La plupart de ces juifs protégés
sont des " carbonari-s", laïques et même antireligieux .
L'exterritorialité permettait en effet à ces juifs
d'échapper à l'arbitraire des autorités beylicales, de
l'autoritarisme redouté du Qâyid des Twansa-s
et de l'archaïsme des tribunaux rabbiniques tunisiens puisqu'ils
relèvent désormais des tribunaux consulaires qui appliquaient
à leur égard le droit mosaïque
L'existence de cette nouvelle catégorie de
protégés a contribué avec le concours d'autres facteurs au
déclenchement de la révolte dite du Majba
dirigée, en 1864, par un chef d'une tribu , Ali Ben
Ghedahom (1)
Cette situation catégorielle au sein de la
Communauté juive de la Régence engendra des convoitises, voire
des jalousies de la part des juifs Twansa-s et Grana-s.
Elle a constitué un prélude pour des nouvelles demandes pour le
nivellement de traitement en matière judiciaire, et un exemple à
suivre pour se soustraire de la nationalité tunisienne, pourtant
établie selon la conception moderne dans le Pacte fondamental de 1857 et
la Constitution de 1861, et de se libérer de l'arbitraire des
juridictions beylicales ( chara'ïque et rabbinique)
(1) Sebag P., op cit p 128 : A l'occasion , on qualifie le
Bey par un surnom "le Bey des Juifs" pour caricaturer son entourage
judaïque ( son Trésorier receveur des finances, son médecin
, son interprète franco-arabe ,ses tailleurs, etc.).
Dans les quatres décennies qui
précédaient 1881, des Twansa-s s'associèrent aux
Grana-s "patentés" dans le domaine des finances . Le cas
typique étant celui du Qâyid des juifs et
trésorier du Bey Nissim Scemama, âme damné du
Premier ministre concussionnaire Mustapha Khaznadar et en relation
d'affaires étroites avec un certain Giacomo Guttiers, grand
trafiquant et courtier , acheteur spéculateur de titres de la dette
publique tunisienne et grand agioteur .
Dans la même période, quelques Twansa-s
se glissèrent dans la catégorie des Grana-s Toscans, les
uns parce que devenus protégés d'un Etat européen , les
autres par décision du Bey: l'interprète franco-arabe d'Ahmed Bey
(1837-1855), le nommé Abraham Memmi devint
Gorni-protégé, ainsi que toute sa parentèle, en
récompense de ses bons et loyaux services. (1).
Pour conclure , on constate qu'avant le Protectorat
français , et durant près de deux siècles , le discours
religieux juif fût largement marqué par l'existence de deux
catégories au sein de la Communauté juive (Twansa-s et
Grana-s ) et de leur rivalité . A l'intérieur de ce cadre,
une claire distinction des époques s'impose toutefois. Aux
Grana-s, des premiers temps, largement impliqués dans la
marchandise et dans les activités liées à la course et
ayant tendance à s'intégrer dans la Communauté juive
autochtone par rivalité, intrigues ou compromis , s'opposent les vagues
d'immigrants du XIX siècle, culturellement différents, voire des
"carbonari", laïques et même antireligieux , motivés
par la finance et attirés par le relatif vide démographique de la
Régence et par les opportunités nées du
déséquilibre des finances beylicaux .
Dans ses rapports avec l'Occident, la
Communauté juive en Tunisie a développé un discours
revendicatif cherchant la protection par l'extension de la couverture
juridictionnelle française et un échappatoire par l'acquisition
de la nationalité . Par ailleurs, non homogène de part ses
origines, cette Communauté a généré en son sein un
discours catégoriel spécifique pour chaque groupe culturel. Quant
aux relations avec le Makhzen, c'est un discours légitimatoire
à travers l'intériorisation du statut dhemmi par
l'acceptation de la protection et son implication financière et le
retrait apparent de l'espace politique d'une part, et l'intégration
communautaire par une contribution culturelle certaine et une
spécificité cultuelle notoire. Le souci de cohabitation a
engendré une variabilité dans le contenu du discours religieux
juif, vérifiable à travers l'engagement de la Communauté
hébraïque envers autrui , le goyim .
En réalité, la variabilité de contenu du
discours se manifeste à travers son caractère
légitimatoire de l'environnement dans lequel il se trouve . La
légitimation se traduit au niveau de la flexibilité du discours
par sa capacité à s'adapter rapidement à son environnement
(1) Taïeb J., op cit, p.159-160
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