L'élite juive tunisienne reprochait aux tribunaux de
l'Etat tunisien , dont les juifs tunisiens sont justiciables dans tous les
affaires ,hormis le statut personnel plusieurs griefs dont:
- D'avoir des magistrats insuffisamment formés. "
La procédure suivie devant les tribunaux musulmans, en apparence
très simple, est un fouillis d'abus . Ainsi , les
dépositions des témoins sont reçues en matière
civile ou pénale , non point par les magistrats , mais par les notaires
musulmans" (2). La condamnation de Battu Sfez était
basée sur un témoignage, des gens émus, dressé par
acte notarié.
Un journal de Tunis, "Le Courrier
Tunisien", exprimant l'opinion des juifs tunisiens, a écrit en
1905: "que la race juive souffre en Tunisie d'un mal imputable à la
domination rabbinique et que la suppression en sera la guérison "
(1)
Le statut personnel des juifs tunisiens était
régi par les principes du droit mosaïque , tel qu'ils
découlent de la Bible et du Talmud et sont exposés et
expliqués dans de nombreux traités . Une bonne partie de
l'élite juive tunisienne , ayant épousé les vues de la
nouvelle intelligentsia qui prônait les idées modernes , n'a pas
hésité à en faire le procès :
- Tout d'abord, une critique du système
législatif mosaïque chez qui deux points essentiels ont
été le cible des critiques de l'élite moderne de la
Communauté juive tunisienne: le statut de la femme et le droit
successoral : On déplore que la polygamie soit encore
permise et que le mari puisse répudier son épouse par un acte
unilatéral sans se justifier , que la femme mariée ,
frappée d'incapacité légale, tombe dans la
dépendance de son époux qui , en cas de son décès
sans laisser d'enfants ,sa veuve est tenu d'épouser son beau
frère. On dénonce , en second lieu , que le droit successoral
mosaïque consacre des inégalités choquantes : Il accorde au
fils aîné une part double de celle de ses frères
puînés . Il exclut les filles de la succession de leur père
, dès lors qu'il y a des enfants de sexe masculin . Il attribue au mari
la totalité des biens de sa femme décédée . Il
limite les droits de la femme dans la succession de son mari au montant de sa
dot , tel qu'il figure dans son contrat de mariage .
- Ensuite, une critique au système juridictionnel
rabbinique : Malgré la réorganisation de la justice
rabbinique par le décret beylical du 28 novembre 1898
complété par le décret du 28 mars 1922 qui avait
fixé la composition , les attributions et le fonctionnement , il est
souvent reproché , à cette instance dont la compétence
s'étendait à l'ensemble des juifs tunisiens , de mettre en oeuvre
une procédure archaïque . C'est pourquoi l'élite juive
demandait , sans toucher au droit mosaïque, d'étendre à
l'ensemble des juifs tunisiens le régime dont avaient
bénéficié les juifs protégés par la France
ou une puissance étrangère . Les juifs tunisiens deviennent
justiciables des juridictions françaises qui appliqueraient , en
matière civile et pénale, la même législation qu'aux
français, et pour tout ce qui avait trait à leur statut
personnel, le droit mosaïque .
(1) Journal "Le Courrier Tunisien" , 10 juillet
1905, cité par Chalom J., op cit p 94
Aussi, à l'instar du juge musulman
charaïque tunisien , on reprochait au Rabbin-juge de rendre des
arrêts en application des principes généraux du droit
mosaïque sans pouvoir se référer à des codes . En
effet, les règles de cette législation sont éparses entre
le Talmud , la Guemara , la Mishna et dans la coutume et les
usages qui n'offrent aucune suite . D'ailleurs , entre la
« nation » livournaise et la collectivité
tunisienne, la coutume et l'interprétation du droit mosaïque est
très différente du fait de la différence de culture .
Aussi, le grand reproche qu'on adresse à la justice rabbinique en
Tunisie, c'est l'absence de motivation dans les arrêts rendus de telle
façon qu'on est souvent perplexe devant l'absence d'argumentation des
jugements rendus et il faut faire un grand effort d'extrapolation pour
déduire le raisonnement du juge dans ses arrêts rendus .En outre,
on déplore l'absence de la jurisprudence (1).
L'extension de la couverture juridictionnelle
française à la Communauté juive tunisienne n'était
pas la seule revendication. Une autre aspiration, non moins fondée,
correspondant aux revendications de l'intelligentsia moderniste, s'était
formée au lendemain du protectorat : c'est la
naturalisation par le bénéfice de l'acquisition de la
nationalité.
Dans ce domaine , comme cela se passe chaque fois que
des réformes sont octroyées au terme d'une action de masse; une
aile radicale , dans l'opinion juive tunisienne , poursuiva le harcellement des
autorités coloniales . Alors, vu que l'extension de la juridiction
française aux juifs tunisiens se heurta au refus de l'administration
coloniale , par respect des conventions conclues avec l'Etat beylical , une
mesure importante pouvait être prise pour répondre aux aspirations
de l'élite juive : lui permettre , sous certaines
conditions, d'acquérir la nationalité française
Le discours revendicatif de l'élite de la
Communauté juive a déplacé sa campagne à outrance
pour l'acquisition de la nationalité française . Toutefois ,
cette question , parmi d'autres, a fragilisé cette Communauté du
fait de sa liaison au religieux . La question du statut personnel liée
à la naturalisation a été le lieu de turbulence qui a
secoué les juifs tunisiens et a suscité des tensions
énormes
Pour mieux appréhender le problème de la
naturalisation et son rapport avec le discours revendicatif juif , il faut
placer ce dernier dans son contexte . Une série de textes juridiques
ont vu le jour depuis 1899 jusqu'à 1923 reflétant en
réalité l'intensité des pressions et des
réclamations ainsi que la grande campagne à travers les
médias d'une grande partie de l'élite
_______________________________________________________________________________
(1) Rahmouni K., La justice religieuse de la Tunisie du
XIX siècle . Tunis, Info. Juridiques ,n°4/5, juin 2006, p.
32
juive tunisienne pour l'acquisition de la nationalité
française pour toute la Communauté juive
Tout d'abord , en 1900 le juif tunisien ne pouvait
remplir aucune condition, prévue par le décret
présidentiel du 28 fevrier 1899 (1) en vigueur, pour être
naturalisé du fait de son exclusion de l'enrôlement militaire et
de la fonction publique. Alors, le "lobby" juif tunisien demandait
une réforme du texte du décret présidentiel francais de
1899 régissant la naturalisation vers plus de souplesse .
Le décret présidentiel francais du 3
octobre 1910 (2) soumit une nouvelle réglementation de telle sorte que
la naturalisation des juifs tunisiens devienne potentiellement possible et ce
par l'exigence , entre autres, de la maîtrise de la langue
française , l'acquisition d'un niveau d'études supérieure
ou le mariage avec une française . Mais vite l'élite juive a
reproché à ce texte juridique son caractère
élitiste et a conclut qu'avec ce texte presque la totalité de la
Communauté juive resta de nationalité indigène .
Après la fin de la première guerre
mondiale ( 1914-1918 ) un décret présidentiel du 8 novembre 1921
(3) entame un processus de naturalisation automatique en conférant la
nationalité française "jus soli" aux étrangers
habitant en Tunisie dans les mêmes conditions que s'ils eussent
habité la France . Ce texte était conçu pour les italiens
et maltais résidants en Tunisie dans le but d'endiguer
l'ingérence italienne mais exclut les juifs tunisiens .
Une campagne de réclamation fut mené
à Paris et à Tunis , par l'élite juive en Tunisie , en
faveur d'un assouplissement des dispositions permettant la naturalisation des
juifs indigènes . Ce fut la loi du 20 décembre 1923 (4)
organisant l'acquisition de la nationalité française qui garde ,
pour les tunisiens , son caractère individuel et volontaire pour ne pas
étendre de manière automatique , à toute la
Communauté juive tunisienne, l'acquisition de la nationalité . Le
législateur français a tenu à ménager le Bey
tunisien en évitant de soustraire à son autorité une
grande partie de ses sujets
Mais , et malgré l'assouplissement des
conditions de naturalisation et l'ampleur des facilités , l'élite
juive continua à harceler le Ministre-Résident
général en Tunisie en revendiquant cette fois la naturalisation
de l'ensemble de la minorité juive en développant l'idée
que la Communauté juive , étant libre de tout lien de
nationalité , constitue en fait une minorité d'un peuple
israélite dispersé partout dans le monde"n'ayant pas une
attache particulière à la Tunisie" et qui a droit à
l'autodétermination des peuples conformément aux principes du
Président américain Wilson, développés lors du
Congrès de Versailles en
(1) Sebag P., op cit , p. 155 (2) Lagrange H. et Foutana
H., Codes et lois de la Tunisie , Paris, 1912, p.667-669. (3) Ibid,
supplément 1922, p. 53-55. (4) Girault A., Principes de colonisation
et de législation coloniales, Paris, 1936, p. 144
1918(1).
Cette attitude consensuelle de l'élite juive
tunisienne a provoqué deux réactions La première
émanait de la part des tunisiens musulmans qui demandaient aux juifs
tunisiens de refuser la naturalisation car le protectorat "n'est pas une
association avec la France" (2) et que la Tunisie reste un Etat qui garde
sa personnalité juridique internationale et par conséquent les
sujets du Bey gardent leur nationalité telle que prévue par la
Constitution de 1861. La loi française du 20 décembre 1923
relative à la naturalisation porte atteinte à l'autorité
et à la souveraineté du Bey garanties par les traités .
La deuxième réaction provenait d'une partie de la
Communauté juive en réponse, à l'élite juive des
années 1920, qui développait à son égard une
argumentation qui frollait l'injure et l'outrage (3) . Cette élite
développait l'idée que les prescriptions religieuses juives sont
immuables donc incapables de cohabiter avec la naturalisation française
. Alors, il faut une sortie du religieux du domaine public à l'espace
privé..
Cette demande d'écarter la loi
mosaïque du statut personnel du champ d'application et de la
reléguer dans l'espace privé , a provoqué des
contradictions au sein de la Communauté juive qui venaient se
superposer sur l'ancien clivage Twansa-s et Grana-s
: un discours catégoriel éclate sur la base d'un
débat houleux engagé entre plusieurs courants qui divisent la
Communauté juive de Tunisie .
Ce discours n'est pas lié
nécessairement au débat sur la naturalisation mais il puise ses
racines et son fondement dans l'arrivée des Grana-s dans la
Régence depuis 1492. Ce genre de discours a commencé à se
systématiser depuis le XV siècle jusqu'à sa structuration
au XIX siècle. Il a quand même changé de contenu à
travers les temps mais il garde sa vivacité, sa structure et sa nature
et se développe au gré des circonstances
II - Un discours catégoriel
Au début du XVIII siècle , la Communauté
juive de Tunis apparaît comme une Communauté stable, bien
organisée et dotée d'institutions efficaces . La
Communauté doublement encadrée administrativement et
religieusement par son "Qâyid" et son conseil
_________________________________________________________________________________
(1) Dr Cattau, in Journal L'Avenir social , Tunis,
26 avril 1925. (2) Farhat S., La question de la naturalisation
d'après le P.L.C., in Journal Tunis socialiste, du 6
décembre 1923 ,Tunis. Cité par Allagui A., "Les juifs face
à la naturalisation dans la Tunisie colonialel" in Actes du
colloque de Tunis,25 -27 février 1998, Histoire communautaire, Histoire
plurielle (La Communauté juive de Tunisie), Faculté des Lettres
de Manouba, Tunis, CPU, 1999, p.79 (3) Bessis J., "A propos de la
question de la naturalisation dans la Tunisie dès les années
30", in Actes du colloque ISHMN, Tunis,1985, p. 137.
rabbinique , bénéficiait d'une large autonomie.
(1)
Le "Qâyid" des juifs , nommé par le Bey
pour répartir et recueillir les impôts dus par les membres de la
Communauté , faisait aussi fonction de receveur
général-trésorier du Bey et assurait de la sorte un
rôle d'intermédiaire entre les autorités et sa propre
Communauté . Mais , bien qu'il n'occupe que des fonctions
financières et politiques , le "Qâyid" avait, au fil des
années , suffisamment d'autorité auprès du Bey pour
intervenir dans la nomination du Grand-Rabbin et pour disposer d'un pouvoir
judiciaire en matière de répression des délits.
Mais , au début du XVIII siècle , la
Communauté allait subir l'épreuve de la scission
intercommunautaire . Les juifs d'origine européenne , dits Grana-s
, soucieux de préserver leurs particularisme et privilèges ,
décidaient , à un moment de leur saga en Tunisie ,de se
soustraire au contrôle du "Qâyid" local et de se doter
d'une organisation particulière . La minorité livournaise , (
B ) monopolisant la fortune et supportant l'essentiel des
charges communautaires, cherchait en réalité à se
détacher de la Communauté locale Twansa-s, (
A )généralement démunie et à
s'identifier de plus en plus aux colonies européennes
protégées par les traités et accords. A ces deux
catégories , s'ajoute une troisième , sélectionnée
des deux précédentes ; ce sont les juifs protégés
( C ) des puissances étrangères . Trois
sensations planent chez les trois catégories : la
frustration, la supériorité et l'immunité .
A - Les juifs Twansa-s :
la frustration
Tous les juifs tunisiens parlaient la langue du pays , dans
leurs relations avec la population musulmane et dans leurs relations entre eux
. Le "parler judaïque" , n'est
pas un "hébreu corrompu" mais une variante de
l'arabe dialectal en usage dans le pays . Le parler des juifs ne se distingue
pas du parler des musulmans , ni par la morphologie , ni par la syntaxe mais il
s'écarte seulement par une prononciation caractérisée par
la permutation de la valeur de certaines consonnes.. Les emprunts à
l'hébreu sont rares et se limitent à un petit nombre de mots
liés à la pratique du judaïsme au niveau cultuel . (2)
Cette langue parlée, les juifs l'écrivent aussi
mais en utilisant les lettres de l'alphabet hébreu . Donc, c'est dans
cette variante d'arabe dialectal , transcrit en caractères
hébreux , que sont rédigés livres de compte , lettres
d'affaires, contrats et mémoires.
_____________________________________________________________
(1) Larguèche A., "La communauté juive de
Tunis à l'époque husseinite : unité, contrasteset
relations intercommunautaires" in Histoire communautaire , histoire
plurielle ( la Communauté juive de Tunisie), Actes du colloque de Tunis
du 25'26 et27 fevrier 1998 à la faculté des lettres de Manouba,
C.P.U.,1999, p 166 (2) Sebag P., op cit p 121
Dans toutes les villes, la vie de la Communauté juive
était soumise aux prescriptions de la religion mosaïque . Le repos
du sabbat était scrupuleusement observé. Les
solennités de l'année liturgique juive étaient
célébrées avec éclat : le jour de l'an
(Rosh ha-shanah); le jour de l'Expiation
(Yom Kippour); la fête des Tabernacles
(Sukkot); la Pâque
(Pessah); la Pentacôte
(Shavu'ot); la fête des Sorts
(Pourim) et la fête de la
Dédicace (Hanukkah) (1). Il y a
aussi des cérémonies qui jalonnent le cours de l'existence : la
circoncision des enfants mâles, huit jours après leurs naissance,
les mariages , les usages relatifs à la mort où on signale , pour
les juifs Twansa-s, le rôle de la confrérie de la
hobra, (qui rend aux défunts les derniers
devoirs), la participation aux obsèques de "pleureuses de
profession", les manifestations ritualisées du
deuil, ainsi que les veilleuses que l'on allume et dont en entretient la flamme
à la mémoire des morts . (2)
D'autre part, il y a des croyances et pratiques
superstitieuses que les juifs tunisiens partageaient avec la population
musulmane . En effet , générale est la croyance au mauvais oeil
('ayn), que l'on tient pour responsable de
la maladie comme du malheur . Ils croient aussi à l'existence de
génies (jân, pl.
jenûn-s) qu'il ne faut pas irriter sinon ils s'emparent des
êtres humains et engendrent des troubles et des maladies nerveuses . Il
n'est alors d'autre moyen de s'en guérir que de les chasser du corps du
possédé par le recours à l'organisation d'une
séance , appelée rebaybya (du
rabab = rebec). Dans des cas moins graves , on fait appel à un
Khaffâf (guérisseur chassant le mal par des
passes magiques ) . (3)
Du coté rituel, il faut noter de prime abord que deux
grands rites à liturgie différente se partagèrent le
judaïsme : le rite palestinien et le rite babylonien . Ce dernier est le
seul qui soit observé en Tunisie par la catégorie des
Twansa-s(4).
Enfin, le monothéisme rigoureux de la religion
mosaïque prohibe le culte des saints et des intercesseurs . Cependant
"il est admis par la plus pure doctrine que l'on peut aller prier sur les
tombeaux des morts illustrés par leurs vertus religieuses et obtenir
par la méditation de ces vertus des bénéfices
d'ordre religieux ou moral" (5) . L'usage populaire , chez la
Communauté tunisienne , a dénaturé cet hommage et l'a
transformé en véritables demandes d'intercessions , sinon en un
culte d'hommes providentiels. Ces pèlerinages
dégénèrent même couramment en sortes de fêtes
accompagnées d'agapes, de libations et de pratiques nettement
superstitieuses . Les tombeaux les plus visités en Tunisie sont ceux du
Rebbi Fragi à Testour (Nord-ouest de la
Tunisie ), du Rabbi Pinhas à Moknine (
le Sahel tunisien), celui d'el-Hamma Rebbi
Yussef El Fessi (près du Gabes dans le sud
tunisien) et celui de Lella
Ghriba
____________________________________________________________________
(1) Ibid p 124 (2) Ibidem p 126 (3) Sebag P., op
cit p 150 (4)Darmon R., op cit p 84 (5) Ibid, p 85
(l'abondonnée) à Jerba , dans le sud du pays.
Malgré sa précarité économique ,
l'élite "tûnsiyya" n'a pas été
évincé ni de ses responsabilités de service du Beylic, ni
de la direction de la Communauté juive. Cette élite avait eu donc
assez de ressources politiques pour éviter la mise sous tutelle par les
Grana-s (livournais ).