B - Contribution cultuelle
La base de la culture de la minorité juive en
Tunisie n'est pas spécifique à cette Communauté, le
monothéisme est le dénominateur commun des juifs,
chrétiens et musulmans en Tunisie . Toutefois, cette Communauté
fait partie d'un peuple , sujet d'un dieu "qui combat avec lui dans la
guerre et lui accorde ses bienfaits dans la paix "(1). En échange,
le peuple lui rend un culte tout spécial, en particulier lui doit des
sacrifices
La culture juive repose sur ces fondements et le
célèbre récit de la révélation faite par
Dieu à Moïse sur le mont Sinaï en Egypte le confirme
:un Dieu, Yahveh, déclare y avoir choisi le peuple juif
pour son peuple, et lui propose son alliance (Bérit
) :" Je vais conclure avec toi une alliance. Au nom de tout
ton peuple j'accomplirai des merveilles, comme il n'en a été
faites dans aucun pays, dans aucune nation " Exode 34 (10)
Cependant il faut noter que dans l'univers juif, le
ciel confie le pouvoir a un peuple tout entier avec qui il passe un
contrat et prend dans son ensemble certains engagements. Donc, à
l'origine, les juifs sont constitués comme une Communauté
responsable collectivement devant Dieu, dès lors ce peuple ne peut
jamais s'en remettre à qui que ce soit pour décider pour lui. A
défaut, il aurait renoncer à son être qui est d'être
partie au contrat avec Dieu (2). C'est dans ce cadre cultuel qu'on comprend
dés lors l'esprit communautaire des juifs en Tunisie
La culture juive lie donc l'identité juive au
culte de Yahveh ( Dieu unique d'Israël): la Communauté
juive est une communauté religieuse. Ayant le sentiment qu'ils
constituent une nation sans Etat, nation définie par sa religion, les
juifs vivant sous domination "étrangère", des goyim, ont
dû s'accorder des institutions qui leur étaient imposées ou
sont crées par leur soins. En effet, le caractère total de leur
religion leur interdisait d'être gouvernés comme les autres: ils
ont dû créer des institutions, adaptées à leur
situation, garantissant leur statut socio-religieux, un statut d'autonomie
sociale qui leur permettait de vivre d'une façon acceptable leur
existence religieuse, la seule importante à leurs yeux.
(1) Robin M., Histoire comparative des idées
politiques, Paris, Economica, 1988, p.132 (2) Idem, p134
L'Etat tunisien beylical a été
particulièrement tolérant avec la Communauté juive. Ils
avaient le droit de pratiquer leur culte, de célébrer leurs rites
: c'est un usage administratif judiciaire dans la justice charaique tunisienne
de ne pas citer, par exemple, un juif en justice le jour de sabbat
(Shabbat ). Moyennant la soumission à l'Etat, et quelques
actes symboliques (contribution fiscale par le paiement de l'impôt de
capitation, différenciation vestimentaire particulière et non
flagrante, prières pour le souverain le jour du shabbat ) les
juifs jouissaient donc d'une grande liberté . Les beys de la Tunisie,
depuis Ahmed Bey, ont toujours demandé la bénédiction ( la
Barakha liturgique ) du Grand-Rabbin lors de leur accession au
trône husseinite.(1)
Le législateur biblique avait fait de la
charité la règle essentielle de la doctrine. Le Talmud,
scrupuleusement respecté dans la vie de la communauté, a
constitué les assises de la charité religieuse avec
les organismes qui en émanent : le Tamhoui
ou caisse de nourriture, et la Koupa ou caisse de
secours en espèces. Partout à travers l'ensemble du territoire
tunisien et dans toutes les villes où il y a une Communauté
juive, si petite et si pauvre qu'elle soit, il y a une caisse publique de
charité (2) pour faire face aux circonstances sociales
défavorables. En réalité, la charité juive puise
ses ressources financières dans un impôt obligatoire.
L'administration de la Communauté s'adjugea,
dès le XII siècle, le monopole de la viande
"cacher" de boucherie, grâce à la
schehita (abattage suivant le rite ) dont
elle fixait le prix suivant les besoins. Au moyen des bénéfices
réalisées, la Communauté pouvait faire face à tous
les services du culte, de la bienfaisance et de l'instruction et satisfaire les
exigences des autorités locales. En fait, l'obligation de secourir les
pauvres, les malades et les infirmes a de tout temps
été considérée comme une prescription doctrinale et
observée sans défaillance comme un devoir religieux et non comme
une simple incitation morale dont l'inobservance dépend de la
volonté individuelle de chaque membre de la Communauté
La Communauté relève de
l'autorité d'un chef qui cumule généralement la charge du
Qâyid des Juifs et la charge de receveur général
des finances -trésorier . Ce "hasar ve ha-tafsar "
(seigneur et chef ) était chargé de
:
- Répartir entre les chefs
de famille , selon leurs ressources, l'impôt de capitation (
Jezya ) dont la Communauté est redevable collectivement.
- Représenter le Prince auprès de la
Communauté , et la Communauté auprès du Prince.
- Administrer toutes les affaires de la Communauté
avec le concours d'un certain nombre de notables les plus instruits et les plus
fortunés.
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(1) Sebag P., op cit p 113 (2) Darmon R., La
situation des cultes en Tunisie . Paris, A. Rousseau et Cie, 1930, p. 71
Quant aux ressources , elles sont constituées
par une dîme aumônière, par une taxe sur la viande des
animaux abattus selon le rite , par les offrandes des fidèles, la taxe
sur les pains azymes, du produit des dons et des quêtes à
domicile , du revenu des legs, du fonds de réserve et des collectes
faites dans les synagogues publiques, notamment pour l'acquisition par les
fidèles du droit de réciter par préférence
certaines prières
La Communauté peut faire face , avec ces
ressources, à toutes les dépenses . Elle assure notamment :
- Le fonctionnement de son "Ab
bet-dîn", tribunal rabbinique
présidé par le Grand-Rabbin
- L'entretien de la Knesseth,
synagogue ou maison de prière
- L'administration des écoles , de son abattoir
rituel, de son cimetière avec les nombreux préposés qu'il
faut rémunérer
- Le solde de sa caisse de secours aux indigents et aux
malades
A coté du Qâyid ,il y a une autorité
religieuse . Le Grand-Rabbin (Dayanim),
président du Tribunal rabbinique veillait au respect de la loi en
s'inspirant des préceptes immuables de la Thora et du
Talmud , ou loi orale, formée de la
Mischna, qui contient l'ensemble des traditions
orales, et de la Guémara, qui les
développe ,les discute et les adopte aux différentes
circonstances de la vie. La juridiction rabbinique se contentait de
régler tous les conflits en matière de statut personnel . Le
statut personnel juif englobe , entre autres, la fixation de la
majorité, le règlement des successions, la nomination et la
surveillance des tuteurs, les fiançailles et le dédit , la
régularité et la validité du mariage, la
ketouba (acte contenant les
déclarations du mari sur l'apport de la femme et l'augment de dot), les
reprises et la restitution , le "guet"
(répudiation), la paternité et la filiation , le droit
successoral et les testaments , le levirat
(obligation pour le frère majeur d'épouser la veuve de son
frère décédé sans enfants ), et les sanctions en
cas de refus , les pensions alimentaires
Ceci étant dit , il convient de noter que la
doctrine et la jurisprudence , qui se distinguent dans d'autres systèmes
juridiques, sont ainsi confondus dans le judaïsme . Alors comme ouvrage
didactique , le Tribunal a recours aux commentaires de
Maïmonide (XII siècle) ainsi
qu'à la très nombreuse littérature savante qui a suivi.
L'étude du Talmud fut toujours en honneur chez les juifs , la
jurisprudence rabbinique s'enrichit de toutes les dissertations auxquelles il a
donné lieu dans le cours des siècles (1). L'ouvrage du rabbin
Karo , Le Schulchân Aruch
( La table servie), est la référence de consultation pour
les rabbins tunisiens . C'est un abrégé de la loi et
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(1) Chalom J., Les israélites de la Tunisie,
Paris, L N D J , 1907, p 58
de la tradition , composé au XVI siècle, et qui
a acquis chez les juifs l'autorité d'un véritable code. Il
comprend dans la préface toutes les lois usuelles avec leur origine dans
le Talmud et l'interprétation des
divers auteurs. Cet abrégé remplace le Talmud, les
commentaires et les ouvrages des casuistes . Ce "corpus juris" des
juifs est composé de quatre livres . C'est un traité pour l'usage
des tribunaux et des hommes de loi de la Tunisie (1)
. Malgré leur diversité d'origine ,
tous les juifs vivant alors sur le sol tunisien , aussi bien les
"Grana-s" que les "Twansa-s", étaient des sujets du
Bey et relevaient de sa souveraineté .Tout au plus , il était
admis qu'un petit nombre de juifs , des courtiers au service des
commerçants européens, étaient placés sous la
protection des diverses puissances et pouvaient s'en prévaloir . Mais
cette protection ne pouvait pas les soustraire à l'autorité du
Bey.
Le statut d'autonomie sociale , attribué
à la Communauté juive en Tunisie , pendant la période
beylicale , a permis à ses membres de vivre , d'une façon
acceptable , son existence religieuse . Ce statut puise ses racines dans le
pacte de la dhimma réservé aux "Gens du Livre" par
l'islam . Il implique , à la fois, une protection discriminatoire par
le pouvoir politique contre une contribution fiscale ( la Jezya ) et
une intégration communautaire qui exige de la part des juifs une
implication culturelle dans le tissu social tunisien .
L'équilibre réussi,
réalisé entre la protection discriminatoire et
l'intégration communautaire , a encouragé les membres de la
Communauté juive à participer activement dans la vie
économique et sociale et d'avoir le monopole de certains secteurs
commerciaux très lucratifs . Ce sont, en fait, les conditions
matérielles pour l'émergence d'un discours religieux de
cohabitation .
Les juifs de la Tunisie étaient au courant de
tout ce qui se passait en Europe . Ils ont appris au XVII siecle avec un vif
intérêt l'extension aux Juifs français de la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen Française,
réalisée par décret émanant de l'Assemblée
Constituante française du 27 septembre 1791. Les décrets
napoléoniens du 17 mars 1808 et 20 juillet 1808 (2)ont
intégré définitivement les Juifs français dans la
nation française et en commun accord avec le Grand
Sanhédrin ( le Grand-Rabbin de France).
D'ailleurs , les armées impériales
françaises faisaient triompher les principes de la Révolution
française dans tous les pays où elles passaient et
« émancipaient » d'un coup tous les juifs
qu'elles rencontraient . Ainsi , peut-on comprendre l'ardente sympathie
à
(1) Ibid, p 58 (2) Kriegel A., Les juifs et le monde moderne
( Essai sur les logiques d'émancipation), Paris, Seuil, 1977 , p. 23
l'égard de l'Occident , et plus
particulièrement la France , dont font preuve alors les juifs de
la Tunisie .
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