A - Contribution culturelle
L'archéologie atteste d'une
présence juive en Tunisie qui remonterait au troisième
siècle avant l'ère chrétienne. Le judaïsme constitue
objectivement un édifice dans le nouveau monument du monothéisme
qui connaîtra plus tard ses deux variantes : le christianisme et l'islam
(1). Un phénomène important doit être, à cet
égard, noté : c'est en Tunisie, terre d'accueil, que les premiers
signes de transition du judaïsme, religion ethnique et national, à
l'universalisme par une pratique du prosélytisme, sont apparus. Ceci a
des implications importantes sur le plan culturel (2) surtout dans la mise en
brèche de l'idée de la "diaspora", chère à certains
théologiens juifs. Donc, la problématique du judaïsme
tunisien antique se pose en termes de spécificités locales, de
judaïsation des berbères et de la transition de la forme de la
religion
L'époque islamique constitue l'étape
décisive qui voit naître, dans la cité musulmane, un
judaïsme "ifriqiyen" stable et prospère. Les sources
hébraïques s'accordent sur un fait important : la culture juive
dans l'ifriqiya musulmane a connu un véritable essor dans le cadre du
régime de protection garanti par l'islam. En effet, un savant
américain, Salomon Goïten, grand connaisseur du
judaïsme médiéval, a pu écrire sans réserve :
" A aucune époque, la science juive ne fut plus renaissante qu'elle
ne le fut dans la première moitié du XI siècle lorsque le
grand Nassim ben Jacob développa, à Kairouan,
l'étude et les commentaires du Talmud... Pour aucune période nous
ne connaissons un aussi grand nombre de responsa (fatwas, consultations
juridiques ) envoyés de Baghdad en Tunisie, et de si riches donations
parties de Tunisie vers l'Irak et la Palestine " (3).
A coté de ces talmudistes , des
médecins et philosophes juifs ont brillé
(Ish'âq ibn Suleimân, Dûnnash ibn
Tâmim) et ont joué un rôle important dans la
reformulation et la rediffusion de la philosophie grecque (4) .
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(1) Ibid, p11 (2) Larguèche A. op cit p 16. (3)
Goïten S.D., A méditerraneen society , the jewish communities
of arab world, University of California Press, 1971, T.II, p. 203 (4)
Sebag P., op cit, p.
Ce contraste entre l'Occident et l'Orient a
alimenté l'idée du "mythe de l'islam terre d'accueil".
En effet, hormis la parenthèse éphémère de
l'époque hilalienne (1) ou des moments épars de la
sévère orthodoxie almohade , la réalité sociale de
la Communauté juive était non seulement profonde mais aussi
durable puisque, à l'aube de la modernité, les juifs
chassés d'Espagne, avec leurs compatriotes les maures musulmans
andalous, depuis l'édit royal d'expulsion de 1492, après la
"reconquiesta" décidée par Ferdinand d'Aragon et
Isabelle d'Espagne, trouvèrent naturellement refuge dans les
cités musulmanes du Maghreb. Les flux migratoires ont continué
jusqu'aux XVIII et XIX siècles avec l'arrivée des juifs
livournais d'Italie. Ceci dénote que la Tunisie était un pole
d'attraction économique et un lieu d'épanouissement culturel
Le judaïsme ifriqyen, à
l'époque de l'islam médiéval, connaît une
évolution particulière illustrée par
l'épanouissement d'une culture hébraïque philosophique et
savante exprimant l'autonomie d'une Communauté religieuse dans la
société musulmane et a contribué, par-là
même, à une meilleure compréhension des rapports
inter-ethniques et la capacité culturelle de l'islam à
gérer la différence et à l'entretenir. Donc, le
schème classique du pacte de la dhimma comme modèle
explicatif montre, avec éclat, ses limites historiques. C'est
dire que le statut de dhimmi ne doit pas masquer des situations
concrètes fortement contrastées selon les époques et les
régimes politiques
Après Kairouan, ce
fût Tunis, nouvelle capitale, dans laquelle la Communauté
juive a continué à prospérer sous "l'oeil
bienveillant du Saint-Patron de la ville Sidi Mehrez, sultan de la
Médina, qui fût, selon la légende judéo-musulmane,
le protecteur des juifs de la Tunisie" (2). Ce marabout et faqih
était le premier dignitaire musulman a influer sur le pouvoir politique
en place pour faire entrer la Communauté juive en plein coeur de la
Médina, dans un quartier "la Hara" des juifs (l'actuelle
cité Al-Hafsia ), près de son mausolée, en tout
cas à l'intérieur des murs de la Médina.
1705 était l'année de l'accession
au pouvoir de la dynastie husseinite qui semble, plus que ses
prédécesseurs, avoir associé les juifs à son
pouvoir. Ils occupaient de nombreux emplois dans l'administration des
finances. " Ce sont les juifs en qui le Bey a le plus de confiance pour
l'administration de ses finances. Le grand Qâyid du Bey, ou grand
trésorier, est juif ainsi que tous les trésoriers particuliers,
tous les teneurs de livres, écrivains et autres officiers, dont les
fonctions ont quelque rapport avec l'écriture et les calculs " (3).
Les juifs semblent avoir occuper tous les postes clés, tant pour la
perception des impôts et
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(1) Les Bani Hilal sont des tribus errants
cloîtrés dans le Sud de l'Egypte autorisés par le Calife
fatimide d'envahir la Tunisie comme sanction contre l'émir
berbère qui a dénoncé sa vassalité (2)
Larguèche A., op cit p (3) Sebag P., op cit p89
l'ordonnancement des dépenses, que pour le maniement
des espèces et la tenue des livres de comptes. Enfin et surtout,
il faut noter que le receveur général des finances, placé
sous les ordres du Khaznadar (Ministre des finances), était
toujours un juif. Ce haut commis de l'Etat beylical, qui était aussi
le Qâyid des juifs, (le chef de l'ensemble de
la population juive du pays ) a été chargé de fixer le
montant annuel de la Jezya (impôt de capitation) que la
Communauté juive doit verser solidairement au souverain .
Pendant l'époque moderne, surtout
durant la constitution de l'Etat beylical , par leurs positions
économiques, financières et commerciales, les membres actifs de
la Communauté, surtout la dynamique élite juive livournaise, ont
contribué à introduire les techniques de la modernité et
du mercantilisme auprès de l'Etat et des élites urbaines
(1).
On est tenté de se demander pour quelles
raisons les juifs ont été appelés à jouer un
rôle si important dans la dynastie husseinite , Etat musulman de surcoit
?. Ce qui a été décisif , croyons-nous, c'est la
flexibilité et la capacité du discours religieux juif
à s'adapter rapidement à son environnement . Le
caractère collaborateur du discours , qui évolue au gré
des circonstances , trouve sa légitimité et son fondement dans
l'adage , développé par les rabbins de la "diaspora", selon
laquelle : la loi du Prince est la loi (dina el-malkhûta dina)
. Aussi, vu leur nombre , " les juifs n'avaient pu vivre au milieu d'une
population ayant une autre foi , sans la protection du Prince , à la
tête de l'Etat. Mais cette protection , ils se sentaient tenus de la
mériter par leur loyalisme et leur zèle " (2).
Les vexations ou mauvais traitements dont
étaient victimes les sujets juifs de la part des gens du peuple ou de
certains princes capricieux et despotiques ne dérivent pas d'une
référence religieuse préalable incitant à ce
genre de pratiques. Elles étaient systématiquement
condamnées d'une façon énergique par une élite
tunisienne, particulièrement ouverte et éclairée, dont le
chroniqueur et ministre tunisien Ahmed Ibn Abi Dhiyef, qui exprimait
l'esprit et ce en affirmant que les juifs étaient "nos
frères dans la patrie " (3).
Cette Communauté, admettant la domination
politique par le contrat de protection dans leur différence religieuse,
participe aussi à la vie du milieu où elle est implantée.
Les juifs tunisiens ont adopté la langue arabe dans la vie active et
dans leurs rédactions administratives et transactions commerciales
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(1) Ibid p89 (2) SebagP.,opci p89 (3)Chateur K., "Le
constitutionnalisme en Tunisie au XIX siècle" , Tunis, RTSS-CRES,
n°40-41-42, 1975, p 13
Les juifs de Tunisie ont continué à
bénéficier , dans le cadre de l'Etat musulman , d'une large
tolérance qui leur permettait non seulement de célébrer
leur culte sans entraves, mais encore de vivre selon la loi mosaïque ,en
s'administrant eux-mêmes d'où une contribution cultuelle certaine
dans le discours religieux monothéiste en Tunisie .
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