B - La destination
Depuis l'année 1970, les effectifs de la
population juive ont continué de s'amenuiser. Sans avoir
été jamais contrainte par les circonstances à un
départ massif et précipité, elle a fourni chaque
année son contingent d'émigrants à destination
d'Israël ou de la France. Dans l'un ou l'autre cas, c'est le discours
alternatif qui a fini par s'imposer : le sionisme ou L'assimilationnisme, ce
qui a accentué le " déchirement" du juif tunisien du fait de son
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(1) Haddad Ch. "En rapide survol : l'histoire des juifs de
Tunisie ", in Site LeBorgel.com, visite le 17 juillet 2007 sous
n°29738 .
"déracinement"
1 - L' 'Aliyah tunisienne à
Israël
L'émigration ( 'Aliyah )
à destination d'Israël des juifs de Tunisie dans les années
qui ont suivi l'indépendance tunisienne se répartissait comme
suit (1):
1956 6 543 1961 1
600 1966 677
1957 2 667 1962 2
093 1967 878
1958 1 326 1963
904 1968 1 321
1959 425 1964
816 1969 1 685
1960 509 1965
933 1970 1 363
Total : 23 740
A ce chiffre s'ajoute ceux qui avaient
émigré avant 1956 et après 1948 qui s'élevaient
à 28 260 (2). Les premiers 'olim ( immigrants ) d'avant 1956
ont fait leur 'aliyah par adhésion au discours sioniste . La
seconde vague , celle qui a suivi après l'indépendance , a
été récupéré tardivement par le même
discours mais surtout désillusionnée et
désenchantée du discours des dirigeants de l'Etat-nation qui
insistait sur la " Communauté Nationale " .
Les caractéristiques socioculturelles
rendaient compte de la place qui a pu leur être faite dans la
société israélienne . Ce sont des éléments
de la population les plus modestes et les plus traditionalistes qui sont
"montés" à Israël , alors que l'élite
éclairée ou aisée a choisi la France. Ainsi a-t-on pu dire
que l'aliyah tunisienne représentait l'émigration d'un
"corps social amputé de ses élites" (3). Sans
qualification aucune, ils ne pouvaient prétendre qu'aux emplois modestes
et moins rémunérés. Les Twansa-s entraient dans
la distinction des sefardim et des ashkenazim qui hantait
depuis longtemps la conscience de la société israélienne .
Les juifs occidentaux n'ont pas hésité à expliquer ces
disparités de niveau de vie par de prétendus traits ethniques des
juifs venus des pays arabes ( sefardim ), par "inaptitude à la
pensée abstraite " donc, en dernier analyse, par
infériorité raciale (4). L'impression générale est
que les juifs ashkénazim -occidentaux considéraient tous
les sefardim-orientaux , dont les Tunisiens, avec mépris et
peut-être de pitié ou même de peur mais rarement avec esprit
fraternel. La nouvelle société israélienne avait
hérité de toutes les disparités qui existaient auparavant
en Tunisie entre Grana-s ( livournais ) et Twansa-s .
Les juifs tunisiens qui contestaient en Tunisie, après
l'indépendance, l'abolition du droit
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(1) Ben Simon D., et Errera E., Israéliens (des juifs
et des arabes )- Paris : s.d.,1989, p.74-75. (2) Ben Simon D et Errera E., op
cit , p.75. (3)Sebag P., op cit , 301. (4) Sebag P., op cit , p. 302
mosaïque du champ d'application et son remplacement par
le C.S.P.T, se trouvaient confrontés, une fois arrivés en
Israël, au même phénomène c'est-à-dire la
substitution à l'ancien droit mosaïque par le nouveau droit civil
israélien d'inspiration laïque et anglo-saxonne, qui contribue
largement à l'occidentalisation de l'institution familiale ( L'Etat
d'Israël a élevé l'âge légal au mariage,
interdit la polygamie et garantit l'égalité de l'homme et de la
femme dans le mariage et ce depuis 1953 ). D'ailleurs, l'accès à
une meilleure connaissance de la langue hébraïque s'est
accompagné d'un affaiblissement de la pratique religieuse. Les normes
adoptées par l'Etat d'Israël, l'esprit laïque des enseignants,
l'influence des modèles populaires par les médias ont
amené les nouvelles générations à prendre leurs
distances à l'égard des croyances et des rites séculaires.
La résistance de ces juifs traditionalistes en Tunisie, pays d'origine,
à l'occidentalisation, et à la déjudaïsation qu'elle
entraînait, a cessé sur le sol de la " Terre
retrouvée " et s'est transformé en résignation.
De la culture judéo-arabe et du discours
religieux systématisé en Tunisie, les juifs Twansa-s
n'ont gardé qu'un coté exotique comme l'engouement pour la
musique arabo-orientale, prédilection pour la cuisine tunisienne ,
célébration de certaines fêtes à caractère
familial comme la Se'udah Ytro et Rosh-hodesh le-banot et
un attachement à une forme traditionnelle de la piété
populaire qui constitue le culte des saints ( le maraboutisme ) : on
célèbre chaque année l'anniversaire du décès
du Rebbi de Gabes ( Sud tunisien ), Haïm Houri, inhumé
à Beer Sheva ( Bir As-sabo' ), appelé Hiloula de
Neguev ( An-Naqab ). La visite de sa tombe (Ziyara ) a
remplacé, pendant un certain temps, le pèlerinage à la
Gh'riba de l'île de Jerba en Tunisie ..
Les traits culturels que l'on rencontre surtout
parmi ceux qui sont venus de Tunisie à un âge avancé, sont
plus rares et plus effacés chez leurs enfants, nés et
formés en Israël. Il est peu probable qu'ils se transmettent de
génération en génération surtout avec le pouvoir
d'assimilation de la société israélienne .
Les assimilationnistes, quant à eux, avec
ceux qui ont reçu une instruction à l'occidentale, ont fait la
France comme destination .
2 - L'établissement en France
Il est difficile de suivre le mouvement
d'émigration des juifs de Tunisie à destination de la France. Il
n'existe pas une base statistique car ni le pays d'origine (la Tunisie ) ni le
pays d'accueil ( la France ) n'ont fait de distinction fondée sur la
religion entre nationaux, comme entre étrangers .
L'émigration à destination de la
France, amorcé dans les dernières années du protectorat,
s'est poursuivie au lendemain de l'indépendance, en connaissant des
fortes poussées lors de la crise de l'évacuation de Bizerte en
1961 et la guerre israélo-arabe de 1967 au Moyen-Orient. Cette
émigration a porté sur la presque totalité des juifs de
nationalité française, italienne et une grande partie des juifs
de nationalité tunisienne. On estime à près de 60 000, sur
un total de 125 000 émigrants, le nombre de juifs de Tunisie qui on
émigré en France (1), lesquels ont été plus
nombreux (plus de 58 % ) que ceux qui ont émigré en Israël
.
L'origine sociale des juifs de Tunisie qui ont
émigré en France est parfaitement connue . Tout d'abord, les
juifs de nationalité française, la plupart aisés (
Médecins, avocats, négociants ), puis les juifs de
nationalité tunisienne, eux, appartenaient en partie à la classe
aisée ( Médecins, avocats, etc. ), en partie à la classe
moyenne (Commerçants, employés de banques, etc. ) et en partie
à la classe ouvrière qualifiée (2) .
Si la migration en Israël a
représenté la transplantation d'une population traditionaliste,
gagnée et récupérée par le discours sioniste et
amputée de ses élites, la migration en France a
représenté la transplantation d'une population socialement
différenciée et moderne, préparée et imbibée
déjà par le discours assimilationniste pendant le protectorat,
comprenant la presque totalité de ses élites et qui entendait
bien s'adapter à un pays dont elle parlait la langue et dont la culture
lui était plus ou moins familière .
A l'opposé des juifs de nationalité
française qui venaient à la Métropole avec les droits des
citoyens et bénéficiaient à ce titre des mesures de
rapatriement ( Prime d'installation et prêts de reconversion ), en sus de
leurs droits de transférer leurs fonds et de déménager
leurs biens , les juifs de nationalité tunisienne, au contraire, ne
pouvaient avoir, en France, que le statut d'étrangers et pour vivre dans
"l'Hexagone" devaient obtenir un permis de séjour et une carte de
travail. Mais surtout, ils quittaient la Tunisie sans possibilité de
déménagement des biens et sans être autorisés
à transférer leurs avoirs : 20 kilos de bagages et un dinar
tunisien en poche en sus d'un montant dérisoire en devises, c'est tout
ce que le législateur tunisien permettait à ses nationaux
d'emporter (3).
Toutefois, les migrants juifs tunisiens furent bien
accueillis par l'Administration française qui leur facilita le
séjour et le travail, sachant qu'ils sont culturellement aptes à
s'intégrer car appartenant déjà au courant
assimilationniste, d'autant que le pays d'accueil était en plein boom
économique et cherchait la main d'oeuvre. Ces juifs ont
bénéficié, en outre, des aides multiples
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(1)Taïeb J., " Le grand exode des juifs de Tunisie (
1949-1975)" in Cultures juives méditerranéennes et
orientales , Collectif - Paris : s.d., 1980 , p.205 . (2) Sebag P., op cit,
p.305 (3) Touati E., "Avec un dinar en poche". Revue
L'Arche -Paris,1961,n°57, p.30, cité par Sebag P., op cit,
p.313 .
des institutions d'assistance et de solidarité relevant
du Fonds social juif unifié ( F.S.J.U. ) et.des subventions de
l'Américain Jewish Association ( A.J.A.) (1). Tous, avec ces aides et
facilités, n'ont pas tardé à vivre mieux qu'ils n'avaient
vécu dans le pays qu'ils avaient quitté.
Les juifs de nationalité tunisienne n'ont
pas tardé à demander leur naturalisation française, et ils
ont été d'autant plus nombreux à l'obtenir que les
conditions d'accession à la nationalité française
étaient plus aisées à remplir dans le Métropole
qu'elles ne l'étaient en Tunisie au temps du protectorat. Ainsi s'est
estompé, peu à peu, la distinction qui existait d'abord entre
juifs de nationalité française et juifs de nationalité
tunisienne, du moins sur le plan juridique, puisqu'il n'y a eu désormais
que des juifs d'origine tunisienne, devenus français de plus ou moins
longue date .
La vie en France a affecté les croyances et
les pratiques religieuses des juifs de Tunisie . Si nombre d'entre eux ont
continué à pratiquer le judaïsme ( observance stricte des
interdits alimentaires, accomplissement des rites canoniques de la naissance et
de la mort, célébration des fêtes de l'année
liturgique et la présence aux offices synagogaux ), il y a d'autre,
nombreux, appartenant à des familles évoluées qui se sont
éloignés de toute forme de pratique et avançant dans la
déjudaïsation. Mais il y a d'autres, qui en réaction contre
des parents déjudaïsés, ou désillusionnés
politiquement et appartenant à l'ancienne gauche anticolonialiste
tunisienne, ont fait un retour à un judaïsme strictement
observé, éclairé et conforté par une connaissance
renouvelée de la Bible et du Talmud (2).
Déjà en Tunisie, tenants du discours
assimilationniste, et maintenant établis en France, ces Twansa-s
sont en voie d'intégration totale avec toutes les
conséquences qui en découlaient sur le plan culturel et cultuel.
Alors , pour ne pas être dissous dans la société
française, une réaction "d'orthodoxie" se développa parmi
eux qui tenait un discours mi-religieux m--sioniste selon lequel la France
devrait être une simple étape et que le juif est censé
"monter" à Israël. Mais il y en a relativement peu qui
adhéraient à ce discours et songeaient à quitter leur
terre d'accueil et à faire leur 'aliyah ; " les
transplantés en voie d'assimilation affirment , malgré leur
sympathie pour Israël , leur lien indéfectible avec la France
" (3) .
Les juifs de Tunisie ont acquis, au cours de leur
existence pluriséculaire sur la terre tunisienne, un certain nombre de
traits culturels dont il est aisé d'établir : langue
parlée, folklore, superstition, musique, danse, cuisine, etc. Mais on
ne trouve actuellement chez les
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(1) Sebag P., op cit, p.306 . (2) Schnapper D., Juifs et
Israélites - Paris, 1980, p.68, cité par Sebag P., op cit, p.
213. (3) Idem, p.116
juifs d'origine tunisienne que des lambeaux de ces traits
surtout chez les enfants nés et formés en France. Le
pèlerinage à Lella Ghriba dans l'île de Jerba (
Sud tunisien ) chaque année constitue pour eux une forme de
rétablissement de ses traits, outre le développement des centres
de recherches en France et la périodicité des colloques tenues
dans les deux rives de la méditerrannée (1).
Cependant la question demeure posée : comment
croire que les traits culturels en voie de disparition puissent constituer le
fondement d'une identité culturelle digne de ce nom ? Les juifs de
Tunisie, établis en France, peuvent fort bien affirmer leur
identité en demeurant fidèles aux croyances et aux pratiques de
la religion juive. Mais " vouloir le faire en se réclamant d'une
culture judéo-tunisienne évanescente " et en essayant de
ressusciter et de développer un discours religieux en dehors de son
milieu natal ( la Tunisie ) " ne saurait être que la poursuite d'un
fantasme " (2). On peut naturellement transporter partout où on va
sa religion avec soi mais le discours inhérente à la religion est
difficilement transplantable ; il doit être développé et
systématisé dans le milieu où il est destiné . Etre
juif en France n'est pas être juif en Israël, le premier doit se
faire discret sous peine d'être ridiculisé, le second s'exhibe en
plein public par des mouvements d'autiste devant le mur de lamentation
(1) Ben Simon D., Les juifs de France et leurs relations
avec Israël - Paris, 1988, P.198, cité par Sebag P;, op cit ,
p.213.. (2) Sebag P., op cit, p. 220 .
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