§ II - L'émigration
Déclenchée notoirement depuis la
création en 1948 de l'Etat d'Israël et dès les
dernières années du protectorat, l'exode des juifs de Tunisie
s'est poursuivie en s'amplifiant dans les années qui ont suivi
l'accession de la Tunisie à l'indépendance. L'exode a
touché, non seulement les juifs français, mais encore les juifs
tunisiens .
Les juifs de nationalité française
étaient affectés par les mesures, au lendemain de
l'indépendance, de tunisification du personnel administratif. Alors,
ces juifs, à l'instar de tous les français furent invités
" à demander leur remise à la disposition de la
Métropole " (2) sauf pour le cadre enseignant ( instituteurs et
professeurs ) qui sont régis par un accord culturel entre
(1) Sebag P., op cit, p.294. (2) Ibid p.294
les deux pays . Pour les autres , exerçant dans tout
les secteurs de l'économie tunisienne , réagirent comme tous les
français en se persuadant de leur extranéité en Tunisie et
qu'il y a lieu de quitter tôt au tard ; alors mieux valait le faire sans
tarder . En trois ans , la moitié de la population française ont
quitté le pays .
Les juifs de nationalité tunisienne
n'auraient pas dû être affectés par les changements que
connut le pays au lendemain de l'indépendance, dés lors que les
textes constitutifs de l'ordre nouveau accordaient les mêmes droits
à tous les citoyens, quelle que fût leur religion et que les
hauts dirigeants du pays proclamaient l'égalité de tous les
nationaux devant la loi. En octobre 1956, le Président Bourguiba est
intervenu auprès du Raïs Jamel Abdenasser pour que les juifs
tunisiens établis au Caire ne fussent pas atteints par les mesures
d'expulsion, décidées contre les juifs d'Egypte. Il entendait
par-là qu'il ne fait pas de distinction entre nationaux qui ont les
mêmes droits à la protection de l'Etat (1) .
Mais malgré la bonne volonté des
autorités du pays traduite à travers les nouveaux textes
instituant l'égalité de tous, les juifs de Tunisie ne devaient
pas tarder, les uns après les autres , à quitter la terre
natale pour des raisons multiples ( A ) mais à des
destinations préconnues (B).
A - Les raisons de l'exode
Le départ auquel n'avait jamais pensé
les juifs restants va être vécu comme "un arrachement pour la
plupart " et comme "l'échec d'une vie qu'ils croyaient
consacrer à la Tunisie " (2). D'autres ont cru bien faire de
rester afin de pouvoir continuer "à militer pour que change la
société, à apporter une contribution à la
réflexion sur les moyens de ce changement " (3). Ils croyaient
fermement que " le combat, le leur , était donc celui des autres
tunisiens " mais sans ignorer que " leur condition de juifs ne leur
donnaient pas tout à fait les mêmes possibilités qu'aux
arabe, mais ils sentaient qu'ils devaient lutter pour faire reconnaître
leur citoyenneté à part entière (4) .
Au fil des jours, il n'y a plus de vie communautaire
car les tendances distinctives se dégageaient à travers des
comportements d'individus ou à la limite de groupes d'individus . A
travers ce déclenchement du mouvement de départ, on peut
déceler les raisons de cet "exode" :
Extérieures et intérieures .
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(1) Haddad Ch., Juifs et Arabes, cité par Sebag P.,op
cit p.312 (2)Sllama B.,"La déchirure" . Confluences
Méditerranée ,1994,n°10,p.130. (3) Naccache G.,
Cristal-Tunis, Ed.Salambo,1982,p.143. (4) Naccache G., op cit , p.143
1- Des raisons exogènes
a - L'arabisation de l'Administration :
Promu au rang de langue officielle de l'Etat, l'arabe
devient pratiquement la seule langue en usage dans les
ministères de souveraineté (justice, défense,
intérieur) et dans l'administration régionale. Le
français demeure toutefois à être utilisé comme
langue de travail dans d'autres services techniques de l'administration .
Par ailleurs, l'arabisation concerne le personnel
à recruter. Le souci légitime du gouvernement d'ouvrir largement
aux musulmans, longtemps frustrés, les emplois dans l'administration,
les banques, le commerce, le barreau, les hôpitaux, etc.,.
réduisit d'autant les possibilités des juifs, au demeurant pour
la plupart arabophones très médiocres (4) . Mais certains
pensent que "la montée de cadres tunisiens, ne se fait pas selon
les règles de méritocratie, ni même pour récompenser
des services rendus pendant la lutte nationale, mais selon l'appartenance
à la majorité musulmane " (1). Alors "une vexation ou
une concurrence déloyale avec les collègues musulmans au travail
" (2) devenaient une monnaie courante et "c'est triste de le dire , la
vie a donné raison à ceux qui partaient " (3). Ainsi, grand
nombre, de nationalité tunisienne et de confession juive, finirent par
partir à l'exception de ceux qui s'estimèrent trop avancés
en âge pour recommencer leur vie dans un autre pays .
b - La discrimination confessionnelle
: En dépit des textes législatifs accordant à tous les
nationaux les mêmes droits et les mêmes devoirs, les Tunisiens
juifs ont souffert d'un certain nombre de discrimination de fait. Tout d'abord
au niveau du recrutement, ils furent tenus à l'écart des
ministères de souveraineté comme si on doutait de leur loyalisme.
Ensuite, au niveau de la promotion et l'avancement pour certains qui
travaillaient déjà, ont été
déresponsabilisés des emplois fonctionnels. Enfin, la
discrimination touchait des secteurs d'activité où la nouvelle
administration favorisait systématiquement les entreprises musulmanes
par rapport aux juives. Elle accordait largement des licences et des
autorisations d'activité aux uns et privait d'autres, ou donnait
à contre coeur. Il en est de même pour le concours financier des
établissements de crédit(4). Par ailleurs, les agents du fisc
s'acharnaient volontiers sur les entreprises juives que musulmanes et taxaient
plus lourdement les premiers. Alors le comportement de tous ceux qui
exerçaient une parcelle de pouvoir persuadait les juifs qu'en
dépit des déclarations officielles et des lois de la
République, ils ne seraient jamais traités comme leurs
concitoyens musulmans. Alors, ils prenaient la décision de partir
dès qu'ils le pouvaient .
. (1) Kazdaghli H., "L'engagement des juifs dans
l'anticolonialisme" , op cit, p.235. (2) Valensi L., "Espace public", op
cit, p.107. (3) Haïk M.-A., entretiens et témoignages
avec Kazdaghli H., op cit, p.234 . (3) Haïk M.-A., op cit, p.235 .
(4) Sebag P., op cit , 296
c - La politique économique :
Après avoir fait pendant quelques temps un libéralisme
économique, les pouvoirs publics optèrent pour un
développement planifié de l'économie en vue de promouvoir
une forme de "socialisme destourien". Les juifs ont été peu
enclins à faire partie de coopératives dont la gestion leur
échappait, se trouvaient cantonnés dans un secteur privé
durement concurrencé par le secteur de l'Etat. Alors, làs des
difficultés d'approvisionnement et de la modicité des contingents
alloués, ils décidèrent de vendre leurs fonds de commerce
et de partir. Hormis quelques rares réussites individuelles, les
entreprises économiques juives se trouvèrent
étouffées par un socialisme autoritaire qui finit par dresser les
couches de la population en 1969. Mais le retour de l'économie
libérale en 1970 constata la disparition des entreprises
économiques juives .
3 - Des raisons endogènes
a - Le complexe minoritaire : La
réduction lente mais certaine, au fil des ans, des effectifs de la
population juive avivait chez ceux qui restaient un complexe de
minorité. Dans un pays où une politique d'intégration est
menée par des mesures législatives, l'autonomie de la
Communauté est battue en brèche et le complexe minoritaire surgit
du fait de la sensation d'être exposés à toute
éventualité de la part de la majorité que l'Etat ne
pourrait ni prévenir ni endiguer. Cette crainte est d'autant plausible
et papable que l'histoire de cette Communauté est plein
d'événements de vexations et de brimades mais jamais, il est
vrai, faire l'objet d'une explosion de violence meurtrière.
Déjà, dans les années 1960 le milieu etait propice au
développement de ce genre de crainte surtout à l'échelle
régional arabo-musulman où le problème palestinien planait
sur la conscience collective des peuples et qui ne cessait de donner à
la minorité juive des raisons de s'inquiéter. En Tunisie, par
deux fois, l'inquiétude prit le caractère d'une panique qui fut
à l'origine de départs nombreux : la première fut au cours
de la crise qui affecta les relations franco-tunisiennes par l'exigence du
gouvernement tunisien de l'évacuation immédiate de la base de
Bizerte par l'armée française. Pendant les
événements tragiques, un bruit court que les juifs à
Bizerte s'étaient rangés à coté des Français
et leur avaient prêté main-forte. Il n'en fallut pas d'avantage
pour que les juifs se croient menacés de représailles et ne
prennent, dans la précipitation, la décision de partir à
l'exemple des milliers de Français qui quittèrent la Tunisie,
l'année de Bizerte en 1961 .
La deuxième épreuve de
l'inquiétude générale des juifs tunisiens fut la
journée du 5 juin 1967 pendant la guerre israélo-arabe. Ce
jour-là à Tunis, des manifestations se
déclenchèrent, qui rencontrent une opposition vaine des forces
de l'ordre, dans les rues de la concentration de la minorité juive,
détruisirent des magasins et mettaient à feu la grande synagogue
de l'avenue de Paris. Malgré la condamnation de la tournure des
manifestations par le Président de la République le soir
même et sa promesse d'indemniser les préjudices, la nouvelle vague
de départ précipités se déclencha aggravant le
complexe minoritaire de ceux qui restèrent .
b - La désunion des familles .
Alors que tant de raisons poussaient les juifs à partir, ceux qui y
demeuraient possédaient des biens qu'ils hésitaient à
vendre ou parce que dirigeaient des entreprises, somme toute prospères,
ou encore parce qu'ils pouvaient continuer à exercer leur profession et
à gagner leur vie. Ils restaient aussi bien souvent parce qu'ils
n'étaient plus de première jeunesse et qu'ils hésitaient
à se lancer dans l'aventure d'une transplantation qui exigeait une
complète reconversion ou bien qu'ils attendaient que leurs enfants aient
fini leurs études supérieures en France ou qu'ils aient le temps
de s'y faire une situation. En somme, il n'y était pas une famille qui
ne fût divisé : Tunisie, Israël et France. Cette
désunion est provisoire et chaque famille entendait bien mettre fin un
jour à une séparation dont elle souffrait. Dès que les
circonstances s'y prêtaient, ceux qui étaient restés
partaient à leur tour, pour que la famille dispersée fût
à nouveau réunie .
S'il est relativement aisé de dégager
les raisons multiples qui ont amené les juifs à quitter le pays,
il est assez difficile d'établir à quel rythme s'est fait cet
exode après l'indépendance. Les statistiques tunisiennes ne
distinguent plus , au recensement comme à la sortie ou l'entrée
dans le pays, Tunisiens juifs et Tunisiens musulmans. Lors du recensement
général de la population du 1er février 1956,
les Tunisiens juifs étaient au nombre de 57 786. Au début de
l'année 1970 on l'estimait de l'ordre de 10 000 âmes ,
c'est-à-dire les effectifs se réduisirent de plus des 4/5.
A l'heure où nous sommes( l'année 2007
), la Communauté juive ne doit pas dépasser trois milles (3 000
)âmes dont le quart se trouve encore à Jerba et la plus
grande partie dans la capitale. Il y a peu de jeunes dans cette population,
lesquels jeunes vont en France parfaire leurs études ou carrément
en Israël effectuer leur "alliah" (1)
Par ailleurs il y a de bonnes raisons de penser que
l'exode des juifs vers la France, qu'il est difficile de cerner, s'est fait au
même rythme que l'exode des juifs vers Israël sur lequel il y a de
données précises. Ce qui est sûre, c'est la destination; ce
qui est improbable, c'est le retour .
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