§ I - Les mesures d'intégration
Ceux des juifs, qui ont décidé
à demeurer dans le pays, ont été devant un dilemme entre
leur attachement à une patrie où ils étaient nés
leurs ancêtres depuis 2500 ans et étaient enracinés et
à laquelle leur mode de vie était accordé d'une part, et
tout autant aussi la crainte d'affronter une vie nouvelle dans un pays inconnu
d'autre part. Etre juif ne s'identifie pas obligatoirement avec l'Etat
d'Israël et être "dans l'air du temps" ne veut pas dire
émigrer en France .
En fait, tous ceux qui sont restés ne
faisaient pas leur demeure en Tunisie dans le même esprit. Les uns,
grands bourgeois, restaient parce qu'ils avaient des biens considérables
(propriétés urbaines, entreprises industrielles, exploitations
agricoles, etc.) qu'ils ne pouvaient réaliser d'un jour à
l'autre sans envisager l'avenir avec crainte. D'autres, appartenant à la
classe moyenne, demeuraient parce qu'ils étaient persuadés que le
nouveau régime leur permettra de continuer à exercer leur
profession dans les mêmes conditions d'avant et de
bénéficier en conséquence de la même aisance,
surtout qu'ils ont reçu des hautes autorités du pays que la loi
serait la même pour tous. Ils ne cherchaient pas à participer sur
le plan politique mais espéreraient pouvoir y terminer leurs jours dans
leurs pays. D'autres enfin, une élite juive (l'intelligentsia), les
anciens anticolonialistes, restaient aussi mais en affirmant vouloir prendre
une part active à la construction nationale comme les patriotes
tunisiens qui ont participé à leur manière au mouvement
national et à la libération du pays du joug du colonialisme. Ce
sont des juristes ( avocats et magistrats ), médecins, industriels,
banquiers, enseignants, grands commis d'Etat.
Les trois catégories voulaient montrer par
leur engagement qu'il y avait , pour les juifs de Tunisie, une autre voie que
la participation au peuplement de l'Etat d'Israël ou l'assimilation
à la nation française , et qu'elle pouvait être leur
intégration dans "la nation tunisienne" ( 1 ).
Pour tous ceux qui prenaient le pari de rester dans
le pays, l'Etat national leur a offert des mesures d'intégration dans la
société relatives à leurs droits ( A )
ainsi qu'une nouvelle organisation communautaire ( B ) .
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(1) Sebag P., op cit, p.288
A - L'octroi des droits
Auparavant, ces droits existaient dans des textes
épars ou dans des usages administratifs. La nouvelle volonté
politique de l'Etat national était de les affirmer d'une façon
solennelle et de les codifier dans des textes spécifiques. Ces droits se
répartissaient entre les droits politiques et les droits civils
1 - Les droits politiques : Le parti
"destourien" s'est employé à doter le pays des institutions d'un
Etat moderne en donnant les mêmes droits et les mêmes devoirs
à tous ses nationaux sans distinction de religion. Les textes,
définissant l'organisation des pouvoirs publics, ont assuré
à tous les tunisiens, musulmans et juifs, les mêmes droits
politiques. En application du décret du 6 janvier 1956, qui
définit les modalités d'élection des membres de
l'Assemblée Constituante, les juifs ont pu prendre part aux
élections. Un candidat, de confession juive , inscrit sur la liste
"d'union nationale" du parti destourien (le néo-destour) , fut
élu : André Baruch.
La Constitution adoptée par
l'Assemblée Nationale Constituante fut promulguée le
1erjuin 1959. Ce texte organique a affirmé la primauté
de l'islam ( Article 1 ) tout en reconnaissant aux autres confessions le droit
d'exister. L'article 6 stipule que :" La République tunisienne
garantit la dignité de l'individu et la liberté de conscience, et
protège le libre exercice des cultes, sous réserve qu'il ne
trouble pas l'ordre public ". Ainsi, ils étaient
assurés de ne subir aucune discrimination dès lors que la
constitution proclamait l'égalité de tous les citoyens sans
distinction de race ou de confession : " Tous les citoyens sont
égaux quant à leurs droits et leurs devoirs. Ils sont
égaux devant la loi " ( l'article 6 de la constitution ) .
A la seule exception de la charge de chef de l'Etat
, les juifs pouvaient donc être appelés à exercer tous les
mandats s'ils figuraient sur une liste de candidats , toutes les charges
ministérielles si l'un parmi eux était désigné par
le Président de la République , et toutes les fonctions si
quelqu'un d'eux y était appelé par une décision
ministérielle .
En pratique, il y eut un juif élu à
l'Assemblée Nationale Constituante ( 1956 ), à la première
Assemblée nationale législative ( 1959 ), ainsi qu'à la
seconde ( 1964 ). Il y eut un ministre juif dans le gouvernement de l'autonomie
interne ( 1955 ) ainsi que dans le gouvernement de l'indépendance ( mars
1956 ). Cependant, l'amenuisement accéléré des effectifs
de la minorité juive dû à l'exode d'une grande partie
à d'autres destinations amena , légitimement, les dirigeants du
pays à estimer que la présence des juifs dans les hautes
instances de l'Etat n'a plus de justification politique et de
représentativité. Il n'y eut plus de ministre juif au
gouvernement depuis 1959 et de député à l'Assemblée
depuis 1969. Mais les juifs continuèrent à exercer les droits que
la constitution de 1959 avait accordés à tous les citoyens, sans
distinction de confession .
Assimilés à leurs compatriotes
musulmans en matière de droits politiques , les juifs tunisiens le
furent aussi en matière de droit civil
2 - Les droits civils : le statut personnel .
Quelques mois après l'accession de la Tunisie à
l'indépendance, les Autorités du pays décidèrent
d'apporter un certain nombre de réformes en matière de statut
personnel en substituant aux dispositions traditionnelles du droit musulman
classique et éparpillé entre deux rites (malékite et
hanafite), une réglementation codifiée et applicable à
tous. Un Code du statut personnel (C.S.P.T.) réglementant le mariage, la
filiation, le divorce et les successions fut promulgué par un
décret du 13 août 1956 et complété par le
décret du 19 juin 1959 qui réglemente le testament et ses
modalités .
Ce nouveau code du Statut personnel qui ne
s'appliquait initialement qu'aux tunisiens musulmans fût, aux termes de
la loi du 27 septembre 1957, rendu applicable à tous les tunisiens,
quelle que fût leur confession et il réglemente, à partir
du 1er octobre 1957 le statut personnel des juifs tunisiens au lieu
et place du droit mosaïque .
Sans s'étendre sur les dispositions du code
mais juste on marquera les points sur lesquels il a signifié, pour les
juifs tunisiens, un changement notable : le mariage et le régime
successoral :
a - Le mariage : Il a apporté trois
nouveautés pour les futurs époux juifs tunisiens :
+ L'âge requis pour le mariage est celui de la
puberté pour le droit mosaïque ( 12 ans pour la femme et 13 ans
pour l'homme ). Le nouveau code tunisien l'a fixé à 17 ans pour
la femme et 18 ans pour l'homme .
+ Alors que le droit mosaïque autorise le mari à
avoir plus d'une épouse, le code de statut personnel a mis la polygamie
hors la loi devenant un délit passible de peine .
+ Le droit de répudiation unilatérale
accordé au mari juif par un simple acte de divorce (Get) est
interdit et toute dissolution du mariage ne peut se faire qu'à travers
un divorce judiciaire prononcé par un Tribunal à la demande des
conjoints moyennant une indemnité destinée à
réparer le préjudice causé .
b - Le régime successoral tel qu'il
résulte du droit mosaïque exclut les filles de la succession de
leur père s'il y a un ou plusieurs frères; il accorde au fils
aîné une part double de celle des fils puînés ( le
droit d'aînesse ); le mari recueille la totalité des biens de sa
femme décédée en l'absence d'enfants nés de leur
union; la femme est exclue de la succession de son mari et n'a droit qu'au
versement du douaine mentionné dans sa ketoubah (
acte de mariage ) et est obligée de s'incliner à l'institution
du lévirat sauf dénonciation expresse.
La substitution, au statut personnel mosaïque,
d'un statut personnel défini par une loi applicable à tous les
citoyens sans distinction de confession constituait un progrès pour les
juifs que leur intelligentsia au début du XX siècle a vivement
critiqué et a demandé l'amendement constatant les
conséquences fâcheuses. Mais une partie de l'opinion juif tunisien
a regretté que le législateur tunisien ait rendu applicable aux
juifs tunisiens une législation d'inspiration musulmane surtout
lorsqu'il accorde aux fils une part double de celle des filles; il attribue
aussi au mari survivant à sa femme le quart de ses biens s'il y a des
enfants de leur union, la moitié si elle n'en laisse pas; et la femme
survivante à son mari le huitième de ses biens, s'il laisse des
enfants, le quart s'il n'en laisse pas ( Article 143 du C.S.P.T. ) .
Par ailleurs, la loi du 27 septembre 1957 rendant le
C.S.P.T. applicable aux juifs, édicte en même temps la suppression
des tribunaux religieux (Tribunal rabbinique de Tunis et Tribunal du
Chari'a). La disparition du Tribunal rabbinique, malgré
l'émoi parmi les membres de l'élite juive traditionnelle,
était la conséquence logique de l'adoption d'un statut personnel
défini par une loi applicable à tous, sans distinction de
religion sous l'égide de juridictions civiles et non religieuses. Il ne
se trouve personne pour s'élever contre une mesure qui tendait à
l'intégration des juifs dans la nation tunisienne ( 1 ).
La politique d'intégration des juifs dans la
nation tunisienne ne tarda pas à mettre à jour une réforme
des institutions communautaires mises en place depuis la fin du XIX
siècle .
B - Une nouvelle organisation communautaire
La réforme des institutions communautaires
fût réalisée par la loi du 11 juillet 1958 . Elle
prévoit que tous les chefs lieu des gouvernerats du pays , doit
être créer une "association cultuelle israélite " ,
constitué par tous les israélites des deux sexes ,
âgés de vingt ans accomplis .
Chaque association cultuelle sera
gérée par un conseil d'administration, issu d'une élection
à deux degrés. Au premier degré les israélites,
sans distinction de nationalité, élisent "une assemblée
générale" constituée par des israélites de l'un ou
de l'autre sexe, âgés de trente ans accomplis et de
nationalité tunisienne, au nombre de 50 à 100 membres. Au
deuxième degré, les membres de l'assemblée
générale élisent parmi eux les membres du conseil
d'administration, au nombre de 5 à 15 .
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(1) Sebag P., op cit , p.292
Les associations cultuelles juives ont pour objet
:
+ L'administration du culte israélite et la gestion des
biens mobiliers et immobiliers leur appartenant, l'organisation et l'entretien
des synagogues, le service des inhumations et des pompes funèbres , le
service de l'abattage rituel, du pain azyme et des produits
alimentaires cacher avec le concours des rabbins de leur gouvernerats
et conformément aux normes édictées par le Grand-Rabbin de
Tunisie .
+ L'assistance à caractère cultuel aux indigents
de confession israélite .
+ L'organisation de l'enseignement religieux et la gestion des
établissements qui le dispensent , conformément à la
législation en vigueur .
+ L'élaboration d'avis sur toutes les questions
intéressant l'exercice du culte israélite que le gouvernement
jugera utile de les consulter, et notamment le Grand-Rabbin de Tunisie .
Les ressources des associations cultuelles
proviennent des revenus des biens qu'elles gèrent, du produit des taxes
spéciales instituées à leur profit suivant la
réglementation en vigueur, des dons, legs, offrandes et
rétributions des cérémonies et services religieux, des
cotisations internationales et les subventions des collectivités
publiques .
Le même texte a dissout en même temps le
conseil de la Communauté israélite de Tunis et les diverses
Caisses de bienfaisance et de secours israélite sur tout le territoire
national et a dévolu leur patrimoine et leurs attributions - durant un
délai de trois mois - à des comités provisoires de
gestion du culte israélite dont les membres sont désignés
par arrêté ministériel (Art. 17 et 18 )
Cette nouvelle législation comportait de
réels progrès sur la législation antérieure
puisqu'elle étendait le principe de l'élection à toutes
les communautés juives du pays et qu'elle faisait participer aux
élections les femmes aussi bien que les hommes. Mais des observateurs
(1)ont pu constater que la population juive n'accueillit pas avec faveur la
nouvelle loi qui se traduisait dans l'immédiat par le remplacement du
Conseil de la communauté juive de Tunis, issu d'élections en
1955, par une commission provisoire de gestion du culte israélite,
formée de membres désignées par l'administration. Cette
réforme a fait l'objet de réserves d'autant plus nettes que la
mise en place des associations cultuelles fut remise sine die, et que
la mission des comités de gestion provisoires fut définitivement
prorogée alors qu'elle devait rester uniquement trois mois pour la
période transitoire ( 1 ).
En réalité certains historiens ( 2 )
avançaient l'idée selon laquelle la transition de l'ancien
régime au nouveau aurait pu se dérouler dans de meilleurs
conditions si de sérieuses
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(1) Sebag P., op cit, 293 . (2) Sebag P., op cit, 294.
(3) Sebag P., op cit , p.294.
divergences ne s'étaient fait jour entre les dirigeants
de la Communauté juive en Tunisie et les autorités tunisiennes
survenues avant la promulgation du texte de l'organisation communautaire.
Cette dissolution était voulue par les autorités, parce que le
conseil de la Communauté n'avait pas donné son approbation
à la désafectation du grand cimetière de l'avenue Roustan
(actuellement Habib Thameur) qui constituait une enclave très vaste (
6,5 hectares ) et dont le gouvernement devait faire un jardin public
appelé " Le Passage" (1). Le conseil de la Communauté s'y refusa
: il fut dissout par la loi du 11 juillet 1958. Le même jour, le
Grand-Rabbin intérimaire de Tunisie était titularisé dans
son poste par la seule autorité laïque .
Il apparaissait, après l'accession de la
Tunisie à l'indépendance, que la politique d'intégration
adoptée par les pouvoirs publics donnait aux juifs comme aux musulmans
les mêmes droits politiques, le même statut personnel en les
rendant justiciables des mêmes tribunaux . Il ne subsistait entre eux
d'autre différence que celle résultant de leur pratique de cultes
distincts .
Cependant, cette politique d'intégration a
mis fin à l'autonomie relative dont avait bénéficié
pendant des siècles la Communauté juive dans le cadre de l'Etat
musulman. Dans ce cas , existait-il encore des conditions favorables pour
l'évolution du discours religieux juif en Tunisie? On a vu auparavant
que le discours religieux a subi un schisme : une occidentalisation et une
sionisation. L'espace réel et le milieu propice de ces discours est en
réalité en dehors de la Tunisie . C'est pour cette raison que
malgré les mesures d'intégration prises par les nouveaux
dirigeants du pays , le discours religieux juif de Tunisie a subi un "
désenchantement" et a opté vers l'exode en dehors de son pays
natal d'origine .
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