Chapitre II -
Le discours religieux et le pouvoir politique
La Communauté juive en Tunisie a
été immanquablement affecté par l'arrivée des juifs
Portugais et Livournais aux XVIII et XIX siècles. L'installation de ces
collectivités juives étrangères a bouleversé la
mentalité collective du judaïsme en Tunisie et a crée
même des contradictions et des dissidences cultuelles et culturelles. En
observant ces faits significatifs, qui attestent de l'évolution en
profondeur de la judaïcité tunisienne depuis le XIX siècle,
on est amené à constater, au fil des temps, une politisation de
plus en plus évidente qui résulte d'expériences
vécues et de transformations structurelles spécifiques qui ont
déterminé des formes nouvelles d'interférence entre le
religieux et le politique (1).
Le point essentiel à rappeler est le
caractère minoritaire et marginal du judaïsme dans la
société tunisienne . La Communauté juive en Tunisie se
trouve au début du XX siècle coincée entre deux forces
idéologiques : l'appartenance à la
société tunisienne à majorité musulmane avec qui
elle partageait une histoire millénaire coiffé par un
Makhzen qui se porte garant pour la protection de cette Communauté
contre les humiliations et les brimades d'une part, et le "centralisme
laïque" de l'Etat républicain français protecteur avec sa
conception intégrateur et anticommunautariste. Avant l'entrée
sur la scène politique tunisienne du protectorat français, la
judaïcité tunisienne a été toujours acculée,
pendant longtemps, à une attitude générale de retrait et
de méfiance à l'égard de la politique, quand ce
n'était pas à une attitude de connivence passive avec le pouvoir
politique en place. Il faut dire que le pacte de la dhimma offre le
cadre de référence à cet état de situation dans
l'inconscient collectif des juifs tunisiens. Cette attitude de méfiance
caractérisait, généralement, l'ensemble de la
Communauté juive et ses principales institutions (Grand-Rabbinat et
Conseil de la Communauté ) . Ceci a généré, depuis
l'établissement du protectorat, le "militantisme" de nombreux juifs,
à titre individuel, en dehors des corps institués, ainsi que la
participation, parfois passionnelle, aux grands débats politiques au
début du XX siècle . Pour certains, parmi eux, l'appartenance au
judaïsme et la référence à l'intérêt
général de la Communauté juive étaient en
eux-mêmes évoqués pour justifier ou expliquer leurs prises
de position ou leurs choix politiques .
Dans l'histoire contemporaine de la Tunisie, le
discours religieux juif a été contraint de sortir de sa
passivité politique eu égard à la société
tunisienne et de sa complicité avec l'autorité en place à
deux moments de son évolution : le premier moment
était juste après l'établissement
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(1) Tapia C., "Religion et politique" in Lasray
J.-C. et Tapia C., Les Juifs du Maghreb :diasporas contemporains - Paris:
l'Harmattan, 1989, p.210
du protectorat avec l'émergence du Mouvement National
Tunisien ( Section 1er ) au début du
siècle jusqu'à la fin des années 1950. Le deuxième
rendez-vous est l'indépendance de la Tunisie et l'émergence de
l'Etat national ( Section 2eme ). A ces deux moments, le
discours religieux a réagit différemment et d'une façon
inégale du fait des bouillonnements internes au sein de la
Communauté juive et à cause de la différenciation du
vis-à-vis politique
Pour schématiser, on constate que l'influence
de l'institution religieuse juive en Tunisie auprès des pouvoirs publics
était quasiment nulle, de même qu'était nul l'impact des
forces politiques sur cette même institution . Le " juif religieux (
ou pratiquant ), en s'interdisant toute prise de position politique se niait
politiquement , tandis que le juif laïque ( ou indifférent au
culte ) en professant un militantisme fervent , se niait spirituellement et
culturellement " (1) .
Section 1er - Le discours religieux et le
mouvement national
D'emblée, il est important de préciser
que l'engagement anticolonial dans ses diverses formes, n'a concerné
qu'un nombre réduit parmi les juifs tunisiens. Les tendances politiques
qui vont se partager l'élite juive en Tunisie étaient
l'assimilationnisme ( au sens de l'attrait et l'adhésion à la
culture française ) et le sionisme ( le retour volontaire des juifs
à Sion - Terre d'Israël ).
Au début du XX siècle et
malgré le décloisonnement de la Hara entamé
depuis le XIX siècle et l'habitat des juifs dans la cité moderne,
la séparation géographique de l'habitat était de nature
à limiter le réseau des relations entre la majorité
musulmane et la Communauté juive en Tunisie. L'appel à
l'extension de la juridiction française aux juifs tunisiens ainsi que la
naturalisation pure et simple constituaient les manifestations d'un penchant
pro-occidental . Dès lors, chaque communauté ( juive et
musulmane ) vivait dans la différence, attachée à son
identité, à ses vérités . Mais cette
séparation n'était pas étanche, des liens de convergence
existaient, des débats ont été instaurés et des
actions ont été entreprises . Le "choc colonial" a
été ressenti différemment par les deux communautés.
Pour les uns, c'est un affront à laver, pour les autres c'est un moment
de l'histoire à exploiter.
Cependant , les choses n'étaient pas aussi
claires au début du XX siècle . Aux "animosités
traditionnelles" qui existaient auparavant entre musulmans et juifs
s'ajoutaient des reproches, des "prétextes" immédiats qui furent
derrière le déclenchement des tensions : les
patentes de protection consulaires, les demandes d'extension de la juridiction
française et la naturalisation s'ajoutaient à un
évenement, survenu après la fin de la Grande Guerre
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(1) Tapia C., op cit , p.210
(1914 - 1918 ), qui a déclenché les
hostilités : Les jeunes juifs tunisiens n'avaient pas
eu à souffrir des effets de la guerre puisqu'ils étaient
dépourvus de l'uniforme et exemptés de l'enrôlement
militaire . Alors, ici et là-bas, dans les grandes villes, des saccages
et des humiliations à l'encontre de la population juive se sont
déroulés causant des dégâts matérielles
énormes .
Dans ce contexte colonial, deux identités
commençaient à se séparer où chacune d'elle
développait son propre discours . Alors, pour faire face à
cette conjoncture "explosive", un effort de rapprochement entre les
élites, c'est-à-dire les initiateurs des discours juif et
musulman , pouvait entamer la possibilité d'une autre voie à
bâtir pour justement dépasser le climat d'excitation populaire .
Ce souci de rapprochement, de dialogue et de collaboration était
motivé surtout par les espoirs soulevés par les " Quatorze
Points" du Président américain Wilson et par le Congrès
de Versailles qui a ouvert, pendant un laps de temps, une possible
émancipation du joug colonial et le droit des peuples à
l'autodétermination (1) . Alors, de part et d'autre, des appels sont
lancés pour dépasser la situation de blocage et de crise en
faisant prévaloir la nécessité de rapprochement dans le
but de modifier le régime du protectorat vers plus de justice et
pourquoi pas à en finir .
Le discours de l'élite juive est gagné
par l'adaptation aux valeurs occidentales des Lumières . Dans ce cadre,
il ne peut appréhender les revendications de la majorité
musulmane qu'à travers le cadre du droit de chaque peuple à
l'autodétermination . Et c'est pour cette raison que le discours juif a
porté , en premier lieu, un soutien critique ( §
I ) aux partis nationalitaires . Puis, au fil des années et
après mûrissement, il a proposé un soutien alternatif (
§ II ) au mouvement national à travers les partis
pluri-ethniques .
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