§ I - L'occidentalisation du discours
La France constituait, pour une grande frange des
juifs de la Tunisie, " l'âme sur un cheval "(1). Ils
accueillaient avec joie l'entrée des troupes françaises . C'est
que les juifs, toujours portés vers les mouvements émancipateurs,
sentaient que les soldats français n'étaient pas armés
seulement de fusils et de canons, mais qu'ils étaient armés aussi
de la Déclaration des Droits de l'Homme . L'arrivée des
français signifiait pour la Communauté juive la prémisse
d'une autre époque et la fin d'un discours collaborateur, conciliateur
et de cohabitation et le début d'un grand débarras d'une culture
classique, cloîtrée sur elle-même et «
inévitablement dogmatique (2).
Le mouvement de scolarisation amorcé
dès l'établissement du protectorat français en 1881
s'était poursuivi sans arrêt . C'est dans des écoles
dispensant un enseignement moderne et laïc en langue française que
les enfants, des deux sexes, de l'élite et de la classe moyenne juive
ont été scolarisés . Alors, une augmentation continue du
nombre de garçons et de filles scolarisés due, non seulement
à un accroissement de la population mais encore à une
élévation du taux de scolarisation par la croissance des
effectifs de l'enseignement primaire et secondaire. Aussi bien, et après
une génération, dès les années 1920, assiste-t-on
à une progression du nombre de bacheliers juifs tunisiens des deux sexes
(3) . De ce fait, le nombre des jeunes qui ont pu entreprendre des
études supérieures dans les universités françaises
(en France ou en Algérie ) s'était accru .
Les progrès de la scolarisation ont
entraîné de nouveaux progrès de la francisation . La
connaissance du français continuait à se répandre au sein
de la population juive et " un bon usage de la langue française
leur apparaît à la fois comme la condition et le signe d'une
réelle promotion sociale "(4).
La diffusion et le progrès de la francisation
se traduisaient par le déclin de la culture judéo-arabe . Avec
cette déchéance inéluctable, la presse, la
littérature et la culture en langue française gagnaient en
importance . L'abandon de la Hâra et l'établissement
dans les nouvelles cités, en dehors des vieilles villes facilitaient les
contacts entre la population juive et les divers éléments de la
population européenne, en favorisant l'adoption des modèles
occidentaux en matière de mode de vie .
(1) Redissi H., Le discours musulman sur la
modernité : la totalité désunie. Canada, Revue
Carrefour, 1991 13-1, p.86 (2) Ibid , p. 86 (3) Sebag P., op cit , p.191.
(4) Ibid, p.193
Face à ses grandes mutations, l'acculturation
d'une grande partie de l'élite juive - son occidentalisation -
était évidente . Elle a eu pour conséquence un recul
certain de l'hébreu et de la pratique religieuse . Mais cette
élite acculturée proposait pour la Communauté juive de
faire un apport discursif nouveau ( A ) au contenu du discours
juif en Tunisie . Mais cette alternative , quoique aidée par le " climat
colonial ambiant ", n'était pas unique et était
sérieusement concurrencée par d'autres courants d'idées,
avec qui elle établissait des rapports discursifs ( B )
A - L'apport discursif nouveau :
l'occidentalisation
Imbibée par la culture française , une
grande partie de l'élite juive , qui a fait ses études dans
l'école laïque française , s'enthousiasmait pour le
modèle français et voyait dans le nouvel ordre politique du
protectorat un facteur de progrès et un moyen de réduire
l'important paupérisme juif .
Tout d'abord , cette élite était
révolté contre la justice beylicale tunisienne qui n'offre aucune
garantie au justiciable et " où les principes coraniques tiennent
lieu de code pénal même pour les non-musulmans "(1). Alors,
elle proposait que les juifs tunisiens devaient être soumis aux tribunaux
français laïcs et respectueux des droits de la défense .
Elle se lançait dans l'action publique tout en rompant avec l'habitude
" des démarches feutrées et des sollicitations auprès
des autorités dont sont coutumiers les notables juifs " (2) .
L'élite juive moderne s'était
persuadée rapidement qu'il faut utiliser la presse écrite pour
propager et défendre le nouveau discours . Elle lançait en 1907
un hebdomadaire en langue française " La Justice ", qui a pour
sous-titre : " Journal pour l'extension des droits et des devoirs de la
France en Tunisie et organe des revendications des israélites de Tunisie
" . A travers ce long sous-titre, ce courant semble être à la
fois le soutien des prérogatives de la puissance coloniale et le
défenseur des droits pour les juifs en Tunisie .
Le journal n'était pas le seul moyen
d'expression du groupe . Les membres de ce courant diffusaient leurs
idées en intervenant dans les organisations professionnelles, dans les
réunions des partis politiques républicains et des institutions
communautaires . En 1931, le groupe se constituait enfin en Parti politique
sous le nom : Parti d'action et d'émancipation juive
(P.A.E.J.).
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.(1) Nataf C., " La tentation de l'assimilation
française " in Fellous S., Dir de , op cit , p.204 . (2)
Ibid , p.205
L'apport discursif de ce courant s'axait autour de
deux idées phares : les rapports de la Communauté juive avec la
France et le contenu du discours religieux juif .
1 - " Une certaine idée de la France " .
Ce groupe voyait dans la France le pays des droits de l'homme , le
pays qui a été le premier au monde à émanciper les
juifs et à leur conférer la dignité du citoyen . "
Notre instruction, notre éducation, nos idées
libérales, nous les devons entièrement à la patrie
française et nous lui en sommes profondément reconnaissants
(1). La France était le premier pays à accorder aux juifs
les droits civils et politiques . La déclaration des droits de l'homme
et du citoyen était ressentie comme l'acte le plus
généreux de tous les temps et " la traduction laïque des
Dix Commandements "
La France était par conséquent le pays
qui apporte à la Tunisie les bienfaits de sa civilisation , ses
principes généraux , l'instruction , l'hygiène et la
culture . La France était pour ce groupe un Etat laïc où
l'Eglise et l'Etat sont séparés , et qui permet à ses
citoyens juifs d'exercer leur culte en toute liberté , tout en
étant totalement intégrés à la Nation : les juifs
en France , tout en restant fidèles à leurs traditions
religieuses , peuvent occuper des hauts emplois dans l'Etat , être
parlementaires et même ministres .
C'était de cette vision d'une France
républicaine, laïque, progressiste et généreuse que
découlait, pour ce groupe, la revendication d'une nationalité
française, par raison ou par sentiment . En Tunisie, rappelait ce
groupe, les juifs, bien que n'ayant jamais subi de graves persécutions,
en revanche, n'ont jamais été des citoyens mais des sujets du Bey
. Pour eux, malgré la généreuse hospitalité que la
Tunisie réserva à leurs ancêtres, " la Tunisie ne fut
jamais la patrie tunisienne ". Pour s'en convaincre,
référence faite aux intellectuels tunisiens musulmans , lorsque ,
après le protectorat , le concept de nation prenait corps chez eux et
engagèrent des luttes, ces luttes, dans leur esprit ne concernaient que
leurs coreligionnaires . Or c'est seulement par la nationalité
française que les juifs de Tunisie pourront être à la fois
fidèles à leurs traditions religieuses tout en étant des
citoyens égaux en droits et en devoirs . Cette intégration n'est
pas possible, estimait ce groupe, dans un Etat musulman qui, quelque soit son
degré d'évolution, restera imprégné de la tradition
islamique, et de ce fait ne pourra admettre la totale et égalitaire
intégration des minorités religieuses .
Dès la promulgation de la loi du 20
décembre 1923, relative à la naturalisation, ce groupe
encourageait ouvertement les juifs tunisiens à en
bénéficier et à constituer des dossiers de naturalisation
. Pour eux, l'appel à l'acquisition de la nationalité
française doit "se faire entendre en toutes circonstances,
même par les rabbins dans leurs sermon, car eux aussi la France leur
a
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(1) Ibidem , p.208
assuré la liberté complète du culte
et des avantages matériels considérables " (1) . Le journal
La justice publie dans chaque parution la liste des
naturalisés sous le titre : " Bonjour parmi nous ..."
Par ailleurs, ce groupe occidentalisant se
caractérise par l'idéalisation de l'instruction moderne et par
une conception sourcilleuse de l'égalité qui constituaient, pour
eux, deux apports émancipateurs des troupes françaises
entrées en Tunisie en 1881.
Ce courant voue un véritable culte à
l'instruction, considérée comme le moyen de l'émancipation
individuelle, du progrès social et de la fraternité .
L'instruction est le seul moyen de développer une camaraderie avec les
autres éléments de la population et d'échapper au
"ghetto" spatial ou religieux, réel ou fictif . Pour ce faire,
le groupe de La Justice réclamait l'ouverture des écoles
par la généralisation de la scolarisation de la jeunesse juive .
Enfin, pour se vanter, ce groupe ne manque pas de se réjouir
publiquement de présenter la première bachelière de la
Tunisie et la première femme inscrite au barreau de Tunis (
Juliette Bessis ) ainsi que la première agrégée
en Lettres ( Myriam Bonan ) (2)
En se fondant sur les principes de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen française de
1789, ce courant revendiquait une égalité totale de droits des
juifs en Tunisie avec les autres citoyens . Cette revendication
d'égalité était constante et se faisait en
parallèle avec la campagne pour la naturalisation . C'est au nom du
principe d'égalité que ce courant intente un recours pour
excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat français lorsque la
majoration de traitement de 1928 dite " le tiers colonial ", dont
bénéficiait les fonctionnaires français, était
refusé aux juifs naturalisés en rappelant que la loi ne
prévoit pas de discrimination entre les Français d'origine et les
français par naturalisation (3)
2 - Une certaine conception du judaïsme .
D'emblée, les hommes de La Justice, par application
du principe d'égalité, refusaient l'assistance-charité
pratiquée par la Communauté juive . La distribution du
hilluq ( secours hebdomadaires ) aux juifs pauvres de la
Hâra est humiliante et ne peut entraîner la suppression de
la misère . Ils réclamaient le remplacement de l'assistance -
charité par l'assistance au travail, à l'emploi et à la
santé . " Il ne faut pas soulager la misère, il faut la
supprimer " affirmaient-ils (3) . La suppression se faisait
nécessairement à travers l'école et les progrès de
l'hygiène .
Ce courant, apparaissant comme un levier de
progrès et de motivation, dérangeait les traditions . Alors pour
se prémunir contre les attaques, les membres du groupe affirmait leur
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(1) Ibidem , p.210 (2) Sebag P. op cit p. 324 (3) Nataf
C., op cit, p.213
attachement au judaïsme . Ils n'en voulaient pour preuve
que le sous-titre de leur journal qui rappelait qu'il s'agissait d'un organe
confessionnel. Mais au nom de la liberté de conscience, ils estimaient
que chacun peut avoir une vision différente de la religion." Sur le
terrain religieux, l'attitude de notre parti est nette. Neutralité
absolue . Ni pour ni contre la religion"(1).
Ce courant séparait nettement la pratique
religieuse, qui est une affaire individuelle, de la fidélité au
judaïsme dont ils se réclamaient . Toutefois, ils étaient
unanimes dans la condamnation des superstitions, les pèlerinages, le
culte des saints et tous actes dans lesquels ils voyaient une
déformation de la religion traditionnelle et contre lesquels ils
luttaient avec fermeté en s'appuyant sur les textes fondateurs et sur
l'autorité de savants rabbins .
En parallèle, et avec l'affirmation de la
défense de la pure tradition juive épurée des
superstitions, ils constataient que les jeunes juifs scolarisés en
majorité par l'école française perdaient l'habitude de la
langue arabe et se détournaient en même temps de la religion parce
que les rabbins parlaient une langue qui devenaient pour eux incomprise et de
ce fait la richesse et les valeurs du judaïsme se
dépérissaient . Alors, pour assurer la pérennité
du judaïsme, il faut tout d'abord orienter les jeunes rabbins tunisiens
vers le séminaire consistorial français en France pour avoir une
formation moderne en usant de la langue de Molière « moins
émotive et plus rationnelle ». Ensuite, il faut faire appel
à un Grand-Rabbin français pour coiffer et superviser les rabbins
tunisiens dans le but de ramener tous les juifs (Twansa-s, Grana- ,
français et autres ) à la synagogue .
Ces propositions, à la fois politiques et
religieuses, n'ont pas tardé de provoquer des réactions de la
part des traditionalistes , du mouvement sioniste et des nationalistes
tunisiens .avec qui des rapports discursifs ont été
établis
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