B - Une diversité ethno-culturelle
Malgré l'existence d'une élite juive
dynamique , la Communauté juive était traversée par des
contrastes sociaux très marqués à un point qu'un
observateur du XIX siècle , remarquant qu'il y a au moins six milles
indigents juifs à secourir, concluait que: " la Communauté
juive de Tunis n'est qu'un vaste bureau de bienfaisance. Les ressources de
l'assistance juive sont fournies par un impôt obligatoire " (4).
C'est cette population démunie, laissée à son sort, proie
de la misère, de l'ignorance, au conservatisme, à sa
mentalité et à ses pratiques superstitieuses dans un espace clos
et hermétique, la 'Hâra .
Cette masse nombreuse de pauvres, au bas de
l'échelle, donnait à la Hâra son cachet
miséreux . Aussi, la déchéance matérielle de la
majorité des habitants de la cité constituait un principal
obstacle à la renaissance de la Communauté. La caisse de
l'assistance, subventionnée par toute la Communauté, assurait
quelques subsides pour permettre, dans la fin du XIX siècle, a plusieurs
familles de recevoir chaque vendredi soir les secours, aumône
légale des juifs .
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(1) Ibn Abi Dhief A., Al-Ithaf .Tunis: MTE, 1990, t.6, p.82.
(2) Larguèche A., op cit, p.171 (3) Caniage J., Les origines du
protectorat en Tunisie , p.423 , cité par Larguèche A., p. 675
(4) Lapie P., Les civilisations tunisiennes : étude de psychologie
sociale - Paris: 1898, p.166, cité par Larguèche A., op cit,
p.534.
Entre ces deux classes , si contrastées sur
les plans économique et ethno-culturelle , se trouvait des couches
moyennes assez nombreuses qui se recrutaient essentiellement parmi les
Twansa-s, constituées d'artisans et de petits
commerçants et qui se répartissaient dans toutes les
activités ( orfèvrerie, bijouterie, confection, menuiserie,
tissage et cuir ) et se situaient principalement dans des souk-s qui
leur étaient réservés comme souk el-Grana mais
ils investissaient ensuite l'espace des souk-s musulmans les plus
proches de la grande mosquée Zeitouna(1) .
Les couches moyennes avaient développé
la pratique de l'usure à petite échelle dans leurs relations
d'échanges avec les couches citadines musulmanes, ce qui ne manquera pas
de constituer une ligne de faille et un facteur de tension sociale avec les
larges couches en difficulté de la société musulmane . Un
prêt non-remboursé, au XIX siècle, est passible devant le
Tribunal correctionnel et d'emprisonnement .
Souvent, le juif, généralement
commercent, familiarisé avec sa clientèle musulmane , vendait
à crédit ou procédait carrément à de petits
prêts à intérêt . Ce genre de prêt est interdit
en principe mais pas pour le juif . Il lui est permis d'après un
commandement explicite du Deutéronome ( Dt 23, 20, 21 ) où il est
stipulé : " Tu ne demandera d'intérêt à un de
tes compatriotes . Tu pourras tirer un intérêt de
l'étranger .. dans le pays que tu vas occuper " . Ceci a
engendré dans la société profonde, populaire et qui
n'avait ni l'éducation ni les conditions pour se faire une image moins
négative de l'autre, surtout de confession juive, une attitude de
rejet qui se manifestait au gré des circonstances, tantôt
violemment tantôt implicitement (2) .
Cette attitude de rejet a engendré un
sentiment d'infériorité chez les membres de la Communauté
juive tunisienne . Le juif tunisien, conscient de son statut minoritaire et de
la précarité de sa condition, même si
intérieurement il entretenait la conviction d'une
supériorité provenant de l'élection divine, affichait
l'image de l'être inférieur. Alors, "l'israélite
tunisien devenait rapace, accapareur; il devenait sordidement avare, cachait
son or et se montrait misérable . Son jugement se faussait
également, et il arrivait presque à penser que tromper ses
oppresseurs n'était pas une mauvaise affaire " (3)
(1) Taieb J., Les Juifs de Tunis, Paris : s.d., 1989 , p.416.
(2) Larguèche A., Pauvres.., op cit, p.713.
(2) Cazes D., Histoire des Juifs , op cit, p.138
Mais malgré les animosités de part et
d'autre, les deux sociétés, juive et musulmane, vivaient dans la
différence, attachée chacune à ses "
vérités ". Ceci ne préjuge pas qu'il y a des lieux de
convergence apparents, des structures mentales semblables et des
échanges quotidiens intenses .
Les traits de la personnalité de base du juif
populaire ne diffèrent pas pour l'essentiel de ceux du tunisien musulman
citadin : il est superstitieux, soumis et docile, doté d'un sens
pratique et capable de s'adapter à des contextes différents . Le
culte des saints, l'art culinaire, le parler arabe, l'art musical, etc.(1)
La fécondité des rapports
judéo-musulmanes n'ont pas pu arrêté les barrières
économiques à s'ériger pour présider au processus
de détachement de la Communauté juive tunisienne par
l'entrée sur scène des puissances européennes et le voeu
implicite, parfois explicite, des juifs en Tunisie de l'émancipation du
joug politique et culturelle de la société tunisienne
traditionnelle . L'élite juive makhzénienne et les
grands négociants sont qualifiés d' "introducteurs de la
modernité " (2) par les techniques qu'ils ont introduit et par les
idées occidentales qu'ils ont taché à répandre, ce
qui a, du même coup, altéré la culture judéo-arabe
.
L'identité juive en Tunisie était
intimement lié à la culture judéo-arabe, ce qui a
imprégné la substance de la Communauté d'une
manière indissociable. Les membres de la Communauté juive,
à travers les institutions religieuses et communautaires,
transmettaient cette culture à la suite de son incorporation et
contribuaient en même temps à sa transformation et au maintien de
ses particularités. Les éléments de cette culture, une
fois incorporés, se structuraient en personnalité de base qui
confie aux individus une mentalité partagée et
caractéristique de cette culture, bref une identité culturelle
spécifique.
Toutefois, la Communauté juive en Tunisie,
à l'instar de la société mère, n'est pas
réductible à une simple identification et elle n'est
pas inerte . La dynamique du changement opérée par
l'entrée des livournais européens puis de l'établissement
du protectorat rendaient la Communauté synthétique du fait de la
multiplication des contacts sociaux entre individus et groupes et rendant
l'ensemble dynamique, pluriel et interactif. Cette structure communautaire aura
une vocation intégratrice des éléments nouveaux .
En liaison avec la dynamique culturelle,
l'identité elle-même subit les mêmes assauts.
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(1) Larguèche A., Pauvres..,op cit, p724 (2)
Chérif M.-H ., Pouvoir et société, p.166, cité
par Larguèche A., op cit, p.686
L'identité est un processus dialectique
intégrateur des contraintes qui autorise l'émergence de
particularités individuelles et la conformité de l'individu avec
le groupe , donc à l'uniformité sociale(1) . Le dynamisme
prévalant à la fin du XIX siècle en Tunisie qui touchait
soit l'individu dans son identité , soit le groupe dans sa culture, a eu
pour conséquence logique l'altération de la construction
identitaire de la Communauté juive .
Section 2 - L'altération de la culture
judéo-arabe
L'année 1864 constituait une articulation
importante dans l'affirmation du discours religieux juif en Tunisie .
Après les acquis de 1857 et de 1861 consacrant l'égalité
des juifs , la révolte d'Ali Ben Ghédahom et ses
conséquences négatives sur la Communauté juive dans
l'ensemble du territoire de la Régence a démontré en
réalité l'incapacité et l'échec de l'instance
représentative de la Communauté auprès du Makhzen
à gérer la crise dans le but de délimiter les
dégâts . Le Qâyid Nessim Sciammama ne
s'intéressait en réalité qu'à ses propres alliances
et à son intérêt personnel . D'ailleurs son implication
dans une affaire de corruption le rendait incapable de défendre les
intérêts de sa Communauté qu'il représentait
auprès du Makhzen . Sa fuite à l'étranger dressa
la majorité musulmane contre la minorité juive en guise de
représailles parce qu'on lui attribuait la paternité de la mesure
du dédoublement du taux de la Mejba (nouvel impôt
général) et du détournement des fonds publics ainsi que
l'intelligence avec des puissances étrangères par le
système des protections (2).
Face à ce vide institutionnel dans la
représentation de la Communauté juive auprès du Bey,
maladroitement comblé par la désignation du neveu du
Qâyid en fuite, une infiltration européenne se
manifestait à travers la création d'un comité
régional de la section tunisienne de l'Alliance israélite
universelle ( A.I.U. ) en 1864 par des juifs français, livournais et
autochtones. Les membres fondateurs constituaient le noyau le plus dynamique
et le plus influent de l'organisation modernisatrice de l'élite
intellectuelle juive moderne installée en Tunisie . Cette
catégorie supérieure se distinguait par une nette tendance
à l'européanisation de ses moeurs, tant au niveau des modes
vestimentaires qu'à leur culture. C'est le début de
l'altération de la culture judéo-arabe par l'occidentalisation du
discours religieux juif ( § I ) . Juste après
l'établissement du protectorat, un nouveau mouvement politique et
social, développé en Europe, revendiquait un droit de cité
dans la représentativité du discours juif en Tunisie et finira
par s'implanter : il préconisait le retour à Sion, ancien nom
d'Israël . Par son action, une sionisation du discours juif (
§ II ) commença à se développer .
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(1) Vinsonneau G., L'identité culturelle - Paris:
Armand Colin, 2002, p.23 (2) Larguèche A., ' Nassim Shammama : un
caïd face à lui-même et face aux autres ' in Fellous
S., Dir de , op cit , p.147
En fait, ces deux nouveaux discours
prétendaient être l'alternative idéale à un discours
traditionnelle qui a démontré son inefficacité et son
immobilisme .
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