Nombreux sont les mythes fondateurs qui se
rattachent toujours soit à des personnes soit à des lieux .
Pour les uns et les autres, on attribue une sacralité dans un but
démonstratif d'ancrage de la Communauté au territoire . Deux
exemples typiques de ces mythes fondateurs de la Communauté juive
tunisienne sont révélateurs de sa "tunisienneté"
: Lella Ghriba et le Hara
de Tunis
+ Le premier mythe fonde l'antécédence de
cette communauté sur le territoire tunisien et se rattache à la
tradition maraboutique juive locale : le sanctuaire de la
grande sainte juive de l'île de Jerba, dans le sud tunisien, Lella
Ghriba (l'abondonnée), objet de pèlerinage annuel chaque
mois d'avril . Ce sanctuaire renfermait selon une vieille tradition une porte
du temple du Roi Salomon fils de David détruit après la prise de
Jérusalem en 586 avant J.C. (5) . L'établissement des juifs en
Tunisie daterait ainsi de la plus haute antiquité . Dans cette
perspective, Jerba joue un rôle dominant, revendiquant son origine
mythique de "nation de prêtres " , les juifs jerbiens , descendants des
kohanim , officient en tant que tels et jouissent d'un prestige
incontesté dans les
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(1) Brunschvig R., La berbérie orientale sous
les hafsides , cité par Larguèche A, idem p. 36 (2) Sebag
P. op cit p.154 (3) Ibn Khaldoun A., Al-Mukaddima, Tunis, M.T.E., 1984, p.54.
(4) Adda G., 'Israël, le péché originel' dans le
Journal Al-Ch'ab (UGTT), Tunis du 21 octobre 2006 (5) Ben Attar
L., 'La Gheriba de Djerba' in Vie de Tunis , III-n° 21/1924,
p.140, cité par Larguèche A., op cit , p.648
milieux religieux (1) . Déjà , les rabbins de
Jerba se sont opposés à l'ouverture d'un établissement de
l'Alliance Israélite Universelle en 1904 car, pour eux , l'école
séculière juive est menaçante vu qu'elle mettait en
question les contenus même du système éducatif
rigoriste de Or Torah (2) .
+ Le deuxième mythe se rattache à l'habitat
juif dans la ville de Tunis . Dans la mémoire juive l'installation de
leur Communauté à l'intérieur de la Médina
de Tunis serait la conséquence de l'initiative du saint-patron de Tunis
( Sultan el-Medina ) le faqih malékite Mehrez Ibn
Khalaf ( Sidi Mehrez ) . La légende , savamment
entretenue par une tradition orale puis écrite , a fini par s'imposer
comme une vérité axiomatique à portée symbolique .
Si la plupart des versions insistent sur la tolérance du saint-faqih et
présentent l'intercession en leur faveur émanant de sa propre
initiative , d'autres font intervenir l'intelligence des juifs pour parvenir
à leurs fins . L'une des versions raconte qu'un rabbin ordonna aux
artisans habiles juifs de fabriquer deux beaux sabres identiques. Il offrit
l'un d'eux au Prince musulman qui admira l'arme , alors il l'informa de
l'existence d'un autre aussi magnifique à Constantinople et que la seule
personne qui peut le lui procurer était Sidi Mehrez grâce
à ses pouvoirs miraculeux . Alors le saint , sommé par le prince
d'aller chercher le sabre , n'eut d'autres recours que de s'adresser
aux juifs qui posèrent comme condition à leur coopération
son intervention auprès du souverain afin d'autoriser quatre familles
juive ( 'Hâra en arabe dialectal ou Quartel ) à
s'installer à l'intérieur de la cité . Ce qui fut fait et
depuis les juifs quittèrent le quartier de Mellassine pour s'installer
près de la Zawiya ( Mausolet ) du saint . Les quatre familles
comprenait en réalité toute la Communauté qui comptait
quatre lignées matrimoniales (3).
Une légende chargée de symboles et de
sens : l'ouverture de la Médina aux juifs
apparaît comme le résultat de la génie juive qui a su
mettre à profit le crédit du saint auprès du prince et de
la population musulmane . Elle participe dans la tradition orale
judéo-musulmane de Tunis à approfondir les bases d'une
sociabilité durable entre les deux communautés de la cité
.
D'autres mythes ont fonctionné par la
création d'un passé mythique qui se confondait avec la
réalité historique et qui servait à la fois des objectifs
de légitimation aux yeux de la Communauté musulmane majoritaire
et de ciment de cohésion pour la survie de la Communauté. Ainsi
, nous retrouvons une tradition qui procède par la fixation d'un
ensemble d'événements fondateurs qui donnent au récit
historique de la Communauté une portée trans-historique (4) et
aide à l'ancrage de l'affirmation d'une identité culturelle
locale .
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(1) Podselver L., 'Religion populaire :
continuité' in Fellous S., Dir de , op cit , p.361 . (2) Valensi
L., op cit , p.124 . (3) Cazes D., Essai sur l'histoire des
israélites de Tunisie - Paris : 1889, p.75 , cité par
Larguèche A., op cit, p.650. (4) Larguèche A., op cit, p.654
La référence à l'histoire ,
légendaire , mythique ou réelle n'était pas la seule
stratégie déployable dans l'instrumentalisation de la formation
identitaire au service de la réclamation de son appartenance à ce
territoire . La Communauté juive dispose d'autres ressources
mobilisables pour la construction identitaire : ce sont les traditions et les
coutumes .