DEUXIEME PARTIE
=
UN DISCOURS RELIGIEUX JUIF
A EVOLUTION INEGALE
Dans le monde occidental, le mouvement pour la
reconnaissance des droits civils des juifs commença à se
manifester vers la fin du XVII siècle . Pendant le XVII siècle,
des Lumières, cette tendance alla en s'affirmant . Ceci ne
préjuge pas l'existence, parmi les juifs, des opposants qui craignaient
que l'octroi des pleins droits aux juifs ne fût par une assimilation
complète, voire des conversions .
La Révolution française a aboli en
1789 l'autonomie des groupes religieux et accorda en 1791 aux juifs les pleins
droits de citoyenneté française . Napoléon fonda de sa
part le Grand Sanhédrin en 1807, dont les membres renonçaient
à une juridiction civile particulière, les problèmes
relevant uniquement de la vie religieuse ayant été confiés
à une nouvelle structure, le consistoire (1). Vers 1870,
l'émancipation avait eu lieu de fait dans tous les pays d'Europe
occidentale malgré la culture antisémite entretenue dans les
couches populaires par le courant conservateur
.
L'émancipation a changé en profondeur
la situation des juifs dans le monde . Au lieu de vivre en autarcie, en
communauté, bref en ghetto, ils ressentent la
nécessité de prendre leur place dans tous les corps de la
société, jouissant des mêmes droits et soumis aux
mêmes lois que les autres citoyens . La vie privé des juifs
continue , en principe , à être réglée par la Torah
(l'obéissance à la Loi demeure une exigence absolue ) . Mais ,
dans la vie publique , le point de référence est la
société moderne et laïque , et c'est à partir d'elle
que le nouveau statut des juifs se définit .
Ce changement de rapport au monde laïc a eu pour
effet l'émergence d'une nouvelle "identité juive" ainsi que
l'apparition des courants discursifs ( libéral, traditionnel et
orthodoxe ) (2)
La Régence de Tunis n'a pas été
épargné par cette vague d'émancipation . Le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 ont établi
l'égalité de tous les sujets quelque soit sa religion , devant la
loi . Le pacte de la Dhimma était déjà caduque
avant même la promulgation de ces deux textes . L'abolition de
l'impôt de capitation (Jezya) était une des
manifestations de ce changement de statut juridique et politique
.
En sus de ces réformes précoloniales,
le protectorat français, avec le processus de naturalisation
entamé depuis le décret présidentiel de 1898, a
posé d'autres jalons dans l'émancipation de la Communauté
juive en Tunisie à l'instar du modèle de la Métropole .
Mais les juifs tunisiens ont mis moins d'empressement à demander leur
naturalisation . C'était sans
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(1) Sed-Rajna G., L'ABCdaire du Judaïsme . Paris,
Flammarion, 2000, p.46 . (2) Sed-Rajna G., op cit , p.20
doute l'effet des courants de pensée que l'on pouvait
noter alors au sein de la population juive.
Les traditionalistes, les sionistes et les communistes
combattaient, chacun à sa manière, la naturalisation pour des
raisons soit purement religieux soit de pure politique . Mais quelque soit le
courant de pensée adopté, les tunisiens de confession juive ont
été moins désireux de devenir français parce que,
pour la plupart, ils s'accordaient de leur condition juridique et
économique dans la Tunisie de l'entre deux guerres . Aussi, la vague
antisémite qui plane en Europe dans la même période avec
les épurations ethniques faites par l'Allemagne nazi entre les deux
guerres sont pour quelque chose pour dissuader tout prétendant à
une nationalité européenne.
Toutes ces affirmations et ces antagonismes ont
remis en question, au niveau du discours religieux deux données qui ont
été jusque-là épargnées :
la première est l'identité culturelle (Chapitre 1
) qui puise ses racines depuis plus de deux millénaires dans le
sol tunisien malgré le changement des systèmes politiques .
D'autres alternatives contestaient manifestement leurs places respectives dans
le référent culturel juif pour un détachement de la
société mère et la sortie d'une culture qui a
démontré son passéisme et son incapacité à
gérer des problèmes actuels . L'apport occidental
européen était déterminant dans l'altération de
l'identité culturelle .
Par ailleurs, outre le référent
culturel, c'est le rapport avec le pouvoir politique en place
(Chapitre 2 ) qui devient lui aussi objet de contestation .
La critique discursive touche aussi le mouvement national en quête de
libération et de construction de l'Etat national .
L'hétérogénéité
du contenu du discours religieux quant à ses sources (
assimilationistes, traditionalistes et sionistes ) et à ses initiateurs
a crée des résistances et des réticences chez les membres
de la Communauté juive en Tunisie. Les positions diverses des
acteurs-locuteurs du discours religieux ont créé un dynamisme
mais aussi inéluctablement une évolution inégale du
discours.
Chapitre 1er - Le discours religieux et
l'identité culturelle
C'est à partir du milieu du XIX siècle
que les juifs tunisiens ont été soumis à l'épreuve
de la perte des repères de leur territorialité physique avec les
vagues successives des juifs Grana-s qui se sont mis en concurrence
avec les juifs autochtones sur le plan cultuel ( n'ayant pas les mêmes
rites ) , sur le plan culturel (n'ayant pas le même mode de vie ) et sur
le plan politique (n'acceptant pas l'autorité du Qâyid )
.
La religion occupe une place essentielle dans
l'attribution d'un sens à l'existence . C'est un facteur incontournable
de l'identification culturelle : à elle seule,
l'appartenance religieuse peut rendre compte de l'identification culturelle
.
Vers la fin du XIX siècle, la
Communauté juive était confrontée à des
bouleversements sans précédent . Elle découvre
l'existence de la diversité des cultures et des systèmes
d'explication du monde . Les membres de cette Communauté, appartenant
à une société "traditionnelle", - où la
religiosité semble ne devoir jamais faire l'objet d'une quelconque mise
en cause - découvraient à partir de la deuxième
moitié du XIX siècle, avec l'installation des juifs livournais et
autres juifs européens, que l'on peut ne pas avoir une religion, que
l'on peut se construire son propre système religieux au moyen de
bricolages les plus insolites, voire que l'on peut en changer . C'est un
très grand bouleversement dans l'ordre des représentations les
plus fondamentales de l'existence .
Dans la société tunisienne, " de la
tradition ", où domine le souci de maintenir à la fois la
cohésion sociale et la mémoire du passé, un tel changement
et éclatement sont inconcevables . L'univers symbolique et religieux
dans ces contextes s'organise autour d'un mythe, qui explique aussi bien les
origines du monde que celles du groupe social lui-même . Les structures
sociales, les pratiques quotidiennes et le langage se rallient pour rappeler
incessamment la présence de la mémoire collective et son contenu;
pour réaffirmer aussi souvent que possible, les fondements de
l'identité collective . La formation identitaire s'érige en
réponse aux exigences situationnelles et relationnelles auxquelles les
acteurs sociaux ont à faire face (1)
En fait, l'identité est une production
infiniment variable , bien qu'elle serve uniquement les mêmes
finalités : c'est le positionnement de l'acteur sur la scène
sociale , la construction ou la défense de ses limites dans la
confrontation à l'altérité , l'attribution et le partage
du sens et des valeurs en de-ça et au-delà des limites (2).
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(1) Vinsonneau G., L'identité culturelle - Paris :
Armand Colin , 2002,p.19 (2) Vinsonneau G., op cit, p. 23
La dynamique dans la rencontre entre les acteurs
sociaux, porteurs de cultures distinctes, s'accompagne d'un
réaménagement des systèmes symboliques en présence
. La formation identitaire de la Communauté juive a été
sollicitée et mise à l'épreuve, non pas par la
Communauté mère, musulmane mais, en son sein, par
l'arrivée des juifs d'autres horizons ayant une culture
différente d'une part, et par l'émergence des courants
d'idées divergeants d'autre part . Alors, pour se consolider et ne pas
perdre ses repères, la Communauté juive a établi, à
travers la négociation et les conflits qui permettent de créer
des compromis, des ajustements et des synthèses, un point de
repère et un lieu de référence : c'est
l'affirmation d'une identité et d'une culture judéo-arabe (
Section 1 ) . Cette stratégie identitaire permet
à la fois l'adaptation de la Communauté et l'attribution d'un
sens à son être et à sa pratique . Mais cette vision
statique de l'identité et de la culture n'a pas résisté au
dynamisme et aux contestations . La présence des juifs livournais et
européens ainsi que le contact ou le conflit avec ces groupes soit en
Tunisie ou à l'étranger a crée une
hétérogénéité culturelle vue comme
redoutable pour la cohérence identitaire . Le contact entre un groupe
socioculturel différent de la Communauté juive en Tunisie et les
processus d'interaction entre la Communauté autochtone et les groupes
étrangers se réclamant de différents enracinements
culturels mais embrassant la même religion ont crée une
altération de la culture judéo-arabe, et de l'identité
culturelle( Section 2)
L'hétérogénéité devient alors une chance
d'ouverture et d'enrichissement et n'est plus nocive à la
cohésion identitaire .
Section 1 - Affirmation d'une culture
judéo-arabe
Tout d'abord , la confrontation avec une culture
profane pose la question de la validité de la culture juive
traditionnelle et la renvoie au domaine du religieux séparé
désormais des autres branches du savoir . Mais "dès lors
que la foi se retire dans le domaine privé , intime et dès lors
que la religion n'offre plus un cadre compréhensif de production de
sens , la connaissance du passé devient le refuge de
l'identité juive " (1)
La Tunisie, se situant au carrefour des flux
migratoires et des transactions commerciales entre le nord et le sud
méditerranéen, constitue avec son importante Communauté
juive, un terrain privilégié de contact et de sociabilité
entre les divers groupes ethniques et religieux qui y cohabitent .
Deux faits majeurs dans l'histoire moderne de la
Communauté juive en Tunisie ont marqué son affirmation
identitaire : le premier, c'est le dédoublement de
cette Communauté, à
(1) Valensi L., op cit , p. 55
partir du XVI siècle par l'arrivée des
hispano-portugais, les Grana-s qui aura des répercussions
communautaires et politiques importantes . L'autre donnée consiste dans
le fait que la Tunisie est le premier pays arabe à avoir aboli
dès le milieu du XIX siècle le statut juridique particulier qui
consacrait la différenciation du juif en terre d'Islam : le pacte
de la dhimma
Mais même si la Communauté juive vivait
d'une façon autonome, repliée sur ses valeurs dans son espace
clos de la Hâra, il n'en demeurait pas moins qu'elle subissait
les influences du milieu environnant . En effet, bien que la Communauté
majoritaire et la Communauté minoritaire fussent séparées
par une barrière infranchissable de la religion, une culture ambiante
entre les deux communautés constituait l'expression la plus
répandue de la religiosité populaire en Tunisie : la vigueur du
culte des saints, le maraboutisme ainsi que des croyances superstitieuses et
des coutumes ancestrales marquaient la mentalité populaire et jetaient
les jalons des mythes fondateurs d'une sociabilité durable (
§ I ) à travers l'histoire . Mais malgré
cette cohésion identitaire une nette stratification sociale (
§ II ) commença à ébranler cette
Communauté à un point qu'un chercheur Tunisien est amené
à dire que l'histoire de la Communauté juive à
l'époque moderne se confond dans une large mesure avec l'essor et la
prospérité de l'Etat tunisien au XVIII siècle ainsi
qu'avec les crises et l'effondrement de ce même Etat à la fin du
XIX siècle (1).
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