B - La déjudaïsation
La problématique posée en
matière d'éducation et d'instruction éclaire, en
réalité, le conflit fondamental entre le courant
réformateur tunisien musulman apparu depuis le XIX siècle ,
à travers Ahmed Ibn Abi Dhief et Khéreddine Pacha, puis dans le
mouvement " les Jeunes tunisiens " et le parti libéral constitutionnel
( P.L.C. ) d'une part, et le courant réformiste juif de l'époque
représenté par l'Alliance Israélite Universelle , d'autre
part .
Le courant réformiste juif était
développé en Europe occidentale , en France en particulier . Ce
type de réformisme juif est diffusé par l'Alliance , dès
la seconde moitié du XIX siècle en Tunisie , mais sous la forme
d'une variante coloniale . Le modèle européen se base sur
l'émancipation , l'acculturation et l'intégration à la
société locale .Ce courant est issu de la Révolution
française qui annonçait l'apparition du nationalisme en Europe ,
il servira de modèle au comportement des juifs à l'égard
de la nation ( la France ) qui leur inspire des sentiments patriotiques .
Le courant réformateur tunisien musulman ,
en adoptant et émanant lui aussi du modèle européen ,
attendait des juifs un patriotisme identique à l'égard de l'Etat
musulman . Toutefois ,
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(1) Sebag P., op cit , p.202
à l'époque de l'expansion coloniale , le
patriotisme des juifs de France les a conduit à participer au projet
colonial de leur patrie et non pas aux intérêts et au
"bien-être public" de l'Etat musulman , perçu comme
tyrannique et de type " sultanien " (1). Alors qu'en France , le modèle
impliquait l'émancipation , l'acculturation et l'intégration
à la majorité nationale , tous les processus dictés par
le modèle s'appliquaient , non pas à la société
locale tunisienne mais au pouvoir étranger et à la classe des
colons européens . On a là une sorte de transplantation et de
mutation coloniale du réformisme juif occidental .
Une partie de l'élite juive tunisienne avait
des racines en Europe , surtout en Italie . Ces juifs essayaient de renforcer
leurs liens avec le parti européen du monde colonial . Une partie de
leurs efforts portaient sur le renforcement de leur statut politique
d'étrangers en tant que citoyens européens ( français ou
italien ) . Leur culture subit également des transformations : elle a
tendance à s'éloigner de la culture juive pour se rapprocher des
normes culturelles européennes et laïques ( 2 ). Ce sont ces
milieux , en majorité Grana-s qui sont à l'origine du
comité local du réformisme juif occidental , l'Alliance
Israélite Universelle ( A.I.U. )
Donc, l'affrontement entre la variante coloniale du
réformisme juif occidental , qui cherche à accorder la protection
française aux juifs du pays , et les aspirations des réformistes
tunisiens musulmans qui tentaient à encourager le patriotisme des juifs
locaux était inévitable . En effet, le discours d'Ibn Abi
Dhief pose que la chari'a exige l'égalité totale
des juifs avec les musulmans, en tant que protégés de l'islam
(des dhimmis ). C'est pourquoi , d'après lui, il faut corriger
les erreurs commises à leur égard en abolissant tous les signes
de discrimination . L'humiliation, la répression, les dommages
quotidiennement infligés et le rabaissement des dhimmis
relevaient d'une dénaturation de la vraie religion et ne
témoignaient pas en faveur du bon ordre religieux . L'octroi de
l'égalité , à travers le Pacte fondamental de 1857 et la
constitution de 1861, est représentée chez Ibn Abi Dhief
comme un acte d'observance religieuse que seule la mauvaise foi des
insensés pourraient refuser . Ainsi , les réformes
représentent une amélioration dans la vie religieuse et dans le
rapport des tunisiens avec Dieu (3). Quant aux juifs, dès que les
discriminations furent abolies et que l'Etat put garantir leurs droits, ils
n'avaient plus aucune raison de leur coté de s'opposer à
l'instauration de relations correctes avec les musulmans "leurs
frères dans la patrie", disait Ibn Dhief, et de changer
d'attitude vis-à-vis de la protection européenne .
La déclaration d'un principe
d'égalité entre tous les membres d'une société,
à savoir une majorité et une minorité religieuses exige
un changement d'attitude mutuelle de l'une envers
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(1) Tsur Y., op cit, p.165 (2) Ibid p.168 (3)
Chérif M.-H., " Ben Dhief et les Juifs tunisiens " Confluences
Méditerranée, Paris, n°10-Printemps 1994, p.91
l'autre . Pourtant , on constate une divergence notoire entre
le discours d'Ibn Abi Dhief et celui des "Lumières en Europe",
due au fait que les racines du crédo égalitaire sont
différents : les "Lumières" inscrivaient leur motivation dans
un courant nouveau laïc, alors qu'Ibn Abi Dhief s'inspire de la
tradition religieuse classique, telle qu'il la perçoit .
De l'autre coté, chez la Communauté
juive en Tunisie , malgré les réformes entreprises en 1857 et
1861 le phénomène de la ruée des juifs vers la protection
étrangère s'accentua . Aux patentes de protection
délivrées par les puissances étrangères s'ajoute
l'action de la variante coloniale du réformisme juif occidental,
à travers le comité local de l'A.I.U., vers la mobilisation de la
Communauté juive tunisienne pour épouser le modèle
occidental . Victor Garsin , premier directeur et fondateur de ce
comité, juif français, se glorifie , dans sa correspondance avec
le siège de l'A.I.U. à Paris, de ses démarches
auprès du consul de France pour qu'il accorde la protection
française aux juifs du pays ( 1 ) .
L'échec des réformes de 1857 - 1861
était le premier rendez-vous manqué entre la Communauté
juive en Tunisie et le courant réformateur musulman. D'autres occasions
vont encore échoué après l'établissement du
protectorat français en Tunisie et après l'accession du pays
à l'indépendance nationale . La première ligne de faille
dans ces échecs était la crise de l'identité culturelle de
la judaïcité tunisienne qui s'est répercutée sur les
rapports de la Communauté avec le pouvoir politique .
Les anciennes élites juives religieuses ,
morales et intellectuelles , ayant montré leur incapacité notoire
à défendre la Communauté dans les périodes de crise
, ont cédé graduellement le terrain à de nouvelles
élites , pas nécessairement religieuses, qui ont trouvé un
ancrage en Occident comme levier à manipuler et comme
référence idéologique . Leur cheval de bataille
était l'enseignement qui brisera l'handicap linguistique et accaparera
la culture européenne . Le processus de l'acculturation a
engendré une mutation discursive au niveau de la langue utilisée
et de la culture véhiculée . La déjudaïsation et la
déshébraïsation sont les conséquences de cette
mutation malgré la résistance d'une partie minoritaire mais
active au sein de la Communauté juive soucieuse de ses
prérogatives et privilèges .
Par ailleurs, les juifs , ayant le sentiment d'une
Communauté à part et se voyant vivre chez les autres , ont
développé un discours religieux flexible qui s'accommode avec
les institutions établies et s'adapte aux situations existantes .
D'ailleurs, ce discours a réagi positivement à deux
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(1) Tsur Y., op cit, p. 165
événements : l'un relatif au changement de
statut tant juridique que politique , l'autre touchant le champs discursif
La flexibilité précède un
discours religieux de cohabitation qui trouve sa légitimité dans
l'adage développé par les rabbins selon laquelle : la loi du
prince est La loi . La cohabitation n'est pas un choix
délibéré mais une situation imposée à cette
Communauté . Donc , le discours religieux s'est développé
au gré des circonstances et a été toujours collaborateur
et impliqué avec le pouvoir politique en place , la soumission
était de mise religieusement et l'espace public était
délaissé .
Le passage de la cohabitation à la
flexibilité dans le discours juif était le fait d'une nouvelle
élite morale et intellectuelle qui a pris le flambeau de l'ancienne
élite et a trouvé un nouvel ancrage dans l'idéologie des
lumières . Le passage de la soumission à la participation
était son cheval de bataille
Le changement du caractère du discours au
gré des circonstances et au choix de ses détracteurs ( locuteurs
) dénote de l'aspect variable du contenu du discours religieux et de sa
capacité à l'adaptation , ce qui lui a permis de survivre et de
créer des alternatives multiples . Cependant , la diversité dans
le contenu du discours a crée un schisme dans la Communauté juive
en Tunisie au niveau de son identité et a engendré un
détachement de la société d'origine . Cette
variabilité du contenu du discours a engendré
inéluctablement son inégale évolution .
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