§ I - L'adoption d'une nouvelle langue
Ayant démontré leur incapacité
à défendre la Communauté juive dans les périodes de
crise, surtout dans l'affaire de Battu Sfez en 1857, les anciennes
élites juives religieuses et morales ont cédé
graduellement le terrain à de nouvelles élites plutôt
occidentalisées . Leur cheval de bataille était principalement
l'enseignement qui brisera les chaînes de l'handicap linguistique pour
« dompter la culture européenne »
La mutation discursive était lente,
hésitante pendant la période du Makhzen (
A ) mais n'a pas tardé à trouver un ancrage
après l'établissement du protectorat ( B ) .
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(1) Laroui A., Les origines sociales et culturelles ..
p.314, cité par Larguèche A., op cit , p702
A - La période Makhzen
Avant l'établissement du protectorat
français, les études et l'instruction étaient
organisées d'une façon archaïque et comportaient trois
cycles d'études:
+ Le premier cycle, a lieu dans le Kûttab (
talmud-torah) et était consacré à l'étude de
l'hébreu jusqu'à ce que l'enfant-élève arrive
à lire couramment le texte des prières usuelles .
+ Le deuxième, ayant lieu aussi dans le
kûttab, était consacré à l'étude des
cinq premiers livres de la Bible à la faveur d'une traduction en
judéo-arabe .
+ Le troisième, avait lieu dans une
Yeshivah, permettait d'aborder l'étude de la Mishnah
et de la Gemarah et une connaissance plus approfondie du
Talmud (1).
Mais ce système d'enseignement chez la
Communauté juive en Tunisie, au XIX siècle, présentait des
défauts qu'on n'a pas manqué de dénoncer . Outre
l'exiguïté des locaux , on a critiqué l'archaïsme des
méthodes didactiques qui donnaient le pas à la mémoire sur
l'intelligence ainsi que le contenu de l'enseignement qui ne préparait
le jeune juif qu'" à célébrer sa majorité et
à prendre place dans la Communauté des fidèles " mais ne
lui donnait pas les connaissances qui le préparait à la vie
active . Tout au plus , il apprenait à écrire l'arabe
dialectal
transcrit en caractères hébreux(2). Par
ailleurs, l'absence de production intellectuelle, comme aux périodes
aghlabite et hafside, de grands rabbins tunisiens au XIX
siècle, importante s'il y en a, montre que la culture juive
traditionnelle se trouvait à bout du souffle et au bout du tunnel .
Ces insuffisances de l'enseignement
hébraïque traditionnel ont conduit une grande frange de la
Communauté juive en Tunisie à envoyer leurs enfants dans des
écoles modernes, crées au cours du XIX siècle dans la
capitale et dans les villes côtières par des missions catholiques
et protestantes en 1831(3) . La colonie livournaise n'a pas tardé, avec
le concours de l'Etat Italien , a ouvrir deux collèges à Tunis .A
ces écoles et collèges, les juifs livournais, suivis par les
Grana-s et par les plus fortunés des Twansa-s,
furent les premiers à envoyer leurs enfants .
C'est seulement dans les années qui
précédèrent le protectorat français qu'un
changement décisif intervient et que cette mutation discursive prit son
élan et ce avec la création en 1878 de la première
école de l'Alliance Israélite Universelle ( ci- après
Alliance ou A.I.U. ). En 1863 un comité local de l'Alliance ,
présidé par un juif français résident à
Tunis, fut crée à Tunis mais le
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(1) Sebag P., op cit p.126 (2) Larguèche A., Pauvres,
Marginaux et Minoritaires à Tunis à l'époque
précoloniale . Thèse de doctorat d'Etat en histoire, Tunis ,
1997 Faculté des lettres et sciences humaines , p. 726 (3) Kazdaghli
H., Expansion coloniale et activités missionnaires. In El-Ghoul
F., (Dir de) Conquetes, colonisation, résistence en
Méditerranée : la restructuration des espaces politiques,
culturels et sociaux. Actes du colloque tenu à Tunis , le 26 ?27
et28 novembre 1998, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis
et CERES, Tunis, 2004,p253
Bey refusa de la reconnaître par précaution de
l'intrusion soutenue des puissances étrangères à travers
ce comité local, aidé en cela par le Qâyid des
juifs par méfiance, quant à lui, d'un autre coup bas, des juifs
Grana-s, aidés en cela par les juifs européens, de le
détrôner (1).
Il a fallu un événement majeur pour
venir à bout de la réticence des Twansa-s.
L'insurrection de 1864 éclata et toucha les collectivités juives
de l'intérieur du pays de plein fouet dans leurs biens et âmes .
Alors, l'Alliance, profitant de l'occasion, lança en leur faveur une
grande souscription qui eut un grand succès et fut distribué
entre les endommagés et les nécessiteux .Le Qâyid
des juifs n'a pris aucune initiative et le dédommagement des
autorités fut très lent . Ce rôle joué par le
comité de l'Alliance dans l'aide aux victimes renforça
auprès des Twansa-s son influence et sa
crédibilité .
En 1878 le bey assouplit sa position et autorisa
l'ouverture à Tunis d'une école de l'Alliance et lui permettait
de percevoir une surtaxe sur l'abattage de la viande cacher ainsi
qu'une aide financière annuelle du Bey, pour faire face à ses
dépenses de fonctionnement et d'entretien (2). L'école fut
inaugurée le 7 juillet 1878 avec plus de mille élèves
inscrits provenant dans leur grande majorité des kûttab-s (
tamud-thora ). Le consul de France aida à l'obtention de la cession
d'un vaste immeuble ( rue Malta sghira à Tunis ) et a couvert cet
achat par une souscription ouverte dans les locaux du consulat .
L'école fonctionna près d'un siècle (jusqu'à 1965
) et elle fut aussi le point de départ d'une série d'autres
établissements scolaires à Tunis et dans plusieurs villes
d'intérieur .
Le nouvel établissement , tout en faisant une
place à l'enseignement de l'hébreu et de la culture juive ,
assurait surtout un enseignement de la langue française et de toutes les
disciplines inscrites au programme des écoles françaises . La
création de l'école de Tunis était " l'instrument de
la liberté des juifs tunisiens "(3). C'est à travers
l'école de l'A.I.U. de Tunis que la mutation discursive s'opère
et réalise, en même temps, l'union , partiellement, entre la
collectivité Twansa-s et la collectivité
Grana-s et les juifs étrangers.
Grâce à cette nouvelle institution , la
connaissance du français allait se répandre parmi les masses
juives en y faisant pénétrer de nouvelles idées . Le
judéo-arabe est relégué dans la communication avec les
musulmans ou dans la vie courante dans la basse couche juive de la
Hâra de Tunis
La création d'une école moderne , de
type européen avait été la motivation principale du
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(1)Weil G., " Les débuts de l'Alliance
israélite universelle en Tunisie : 1861 - 1862 " , Fellous S., Dir. de ,
op cit , p. 171. (2) Weil G., op cit , p.177 (3) Hagege C.,
cité par Weil G., op cit, p. 171
comité local de l'Alliance dès le début
des années 1860 . Ce comité , s'adressant aux Twansa-s
,
"s'efforcera de démontrer que l'école est le
moyen le plus sûr pour nos coreligionnaires de s'attirer la sympathie de
leurs frères de l'Occident , et que la véritable
émancipation leur sera acquise , dans un avenir prochain , bien
plutôt par l'instruction que par l'appui des gouvernements
étrangers" (1).
Une certitude s'impose : l'entrée de
la France dans l'espace public tunisien, en 1881 par l'instauration du
protectorat, a accéléré le processus de l'acculturation
d'une grande partie de la Communauté juive . L'oeuvre de l'Alliance put
réellement se développer sans les contraintes auxquelles elle
avait été confronté
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