B - Le discours juridique français : le
protectorat
Sur le deuxième versant du XIX siècle,
c'est « l'occupation » de la Tunisie qui mettait les
tunisiens ( juifs et musulmans ) directement en contact avec les principes de
la culture politique républicaine et démocratique (4) parce
qu'elle est constamment proposée comme un horizon à atteindre .
Le discours juridique français, à tavers le régime du
protectorat, malgré le contrôle étroit sur la population
colonisée, a permis l'apparition d'un espace public, d'un lieu où
des.
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(1) Faucon N., La Tunisie avant et après l'occupation
française. Paris, 1893, Tome I, p. 198. ciTé par Chalom J., op
cit, p.23 (2) Larguèche A., op cit, p.156 (3) Valensi L., op cit ,
p.233 (4) Ibid, p. 233
aspirations convergentes ou contradictoires peuvent
s'exprimer, se négocier et se débattre L'occupation de la
Tunisie, par les changements institutionnels et économiques qu'il
introduit dans le pays, a produit du même coup un décloisonnement
de la société et a ouvert des nouveaux lieux de
sociabilité, inexistants auparavant, indépendants des clivages
religieux : les écoles laïques, les journaux, les
associations culturelles et sportives, le théâtre,etc. Ces
nouveaux espaces, sans abolir les cloisons anciennes entre la Communauté
juive et la majorité musulmane, y ont ouvert des brèches
extensibles . A l'intérieur de la Communauté juive, ils
autorisaient un certain affranchissement des individus à l'égard
des contraintes de leur groupe et de leur religion .
Ici, il convient d'analyser les
événements, et éventuellement le discours juif, non d'une
manière téléologique (c'est-à-dire à partir
de la fin ), mais comme un ensemble de processus dont les acteurs ne
connaissaient pas les effets lointains . En effet, avec l'ouverture d'un espace
public, quoique dans des conditions de domination française, divers
choix devenaient possibles et des lieux de passage s'ouvraient entre les
différents éléments de la société . Pour la
Communauté juive en Tunisie les anciennes élites morales et
religieuses ont cédé le terrain à de nouvelles
élites occidentalisées .
Par ailleurs, la Métropole qui commande
à distance le destin de ses colonies propose en même temps des
modèles politiques divers et offre un forum à ceux qui s'engagent
dans l'action . Alors, au-delà, se dessine un horizon où
"figurent pour les juifs , la haskalah ( courant
réformisme religieux), puis le sionisme pour les uns et le
communisme pour les autres. Ces modèles n'agissent pas sur la vie
politique ni sur les institutions mais sur les aspirations et sur l'action . Or
les individus ont pu, selon les phases de leur vie , passer d'une utopie
à une autre , voire l'une s'écrouler alors que d'autres se
matérialisent . " (1)
L'école laïque, installée en
Tunisie depuis le début du siècle, constitue un moyen efficace
d'inculcation des principes de la culture politique de la France
démocratique et républicaine dont les juifs de la Tunisie
portèrent leur adhésion . Mais l'expression la plus forte de
cette adhésion fut le développement de la presse écrite
très diversifiée malgré l'étroite surveillance de
l'activité politique et l'intermittence de la liberté
d'expression et d'association par le régime protectoral .
La floraison de la presse juive traduit un puissant
processus d'acculturation et de sécularisation . On a inventorié
plus de 120 journaux et périodiques publiés entre 1878 et 1961 en
judéo-arabe , en hébreu ou en français (2) . L'adoption
de chaque langue correspondait à une
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(1)Valensi L., op cit p.236. (2) Senoussi M.-A., "La
presse juive en Tunisie " in Revue Historique Maghrébine,
Tunis, n°63-64, juillet 1991, p.327 ( Article en langue arabe)
période d'évolution de cette presse
écrite et à un niveau d'acculturation et de détachement de
la
société d'origine .
Il faut reconnaître qu'un des facteurs majeurs
de l'adhésion des juifs au modèle démocratique et
républicain fût l'intégration de la majeure partie,
graduellement et au fil du temps, dans la Communauté politique
française par l'obtention de la citoyenneté . En
vérité, la politique d'attribution de la nationalité a
différé entre 1898, date du premier décret
présidentiel français, et 1923 année de la promulgation de
la loi française sur la naturalisation . Quoiqu'il en soit, et
malgré les motifs qui sous tendaient ces textes juridiques, cette
politique aboutira à terme " au divorce entre les aspirations et le
statut des juifs d'une part, ceux de la majorité musulmane de l'autre"
(1).
A partir de 1923, on estime à 15% seulement
( 7 950 sur un total de 53 O22 juifs tunisiens) la proportion des juifs qui
acquiert la nationalité française (2). Mais sans demander
nécessairement le statut de citoyen français , les juifs en
Tunisie ont néanmoins adhéré à une culture qui les
libérait des contraintes anciennes et les armait pour des nouveaux
horizons . Les leçons de l'école laïque auront
été retenus et l'adoption de l'idéologie des
Lumières et des valeurs laïques et républicaines comme
modèle de vivre seront partagés par la grande majorité de
la Communauté juive .
Dans les conditions précoloniales et
coloniales , le "choc de la modernité" en Tunisie a
épargné la Communauté juive dans son ensemble car c'est
elle qui était le levier de la modernité tant sur le plan de
l'introduction des nouvelles techniques que sur le plan social et
économique . Par contre, la société est restée
cloisonnée dans ses anciens clivages , n'ayant pas encore
réalisé la maîtrise des nouvelles techniques . Les juifs
ont épousé, plus volontiers que les tunisiens musulmans, les
idéologies laïques et universalistes . Ils furent plus souvent
tentés par le cosmopolitisme culturel et politique que par le
nationalisme (3). De celui-ci , ils furent tenus à distance non
seulement par ses acteurs mais aussi par son contenu à dimension
religieuse musulmane.
Quoi qu'il en soit, la place
conférée à l'activité discursive n'est en effet pas
de même nature par exemple dans les démocraties
représentatives ( qui établissent les conditions formelles d'un
débat ouvert entre compétiteurs lors d'une élection et
entre gouvernants et gouvernés d'une élection à l'autre)
et les régimes autoritaires qui utilisent le discours juridique
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(1) Valensi L., op cit , p.236-237 (2) Attal R.,
et Sitbon C., Regards sur les juifs de la Tunisie , Paris Albin Michel, 1999,
p. 37 (3)Goldstein D., Libération ou annexion, Tunis, M.T.E., 1978,
p.39
comme modalité politique unilatérale de
légitimation (1) .
Le nouveau discours juridique tunisien, quoique
réformateur et voulant être à jour avec "l'air du temps",
n'était en réalité que mimétique dans le sens de
la greffe de la trilogie constitutionnaliste dans le système juridique
tunisien sans la recherche d'un préalable adaptabilité entre les
deux normes. Les racines du crédo égalitaire sont
différents : l'idéologie constitutionnaliste
inscrit sa motivation dans un courant laïc, alors que les
réformateurs musulmans s'inspirent de la tradition religieuse,
d'où l'échec de la transplantation . Par ailleurs, ce nouveau
discours juridique a perdu de sa crédibilité du fait de son
imposition de l'extérieur par les puissances étrangères et
ne profitant, en fin de compte, qu'à une partie infime de la
société tunisienne : la Communauté juive
.
La participation de cette minorité religieuse
était prévue et permise dans les nouveaux textes juridiques mais
ne s'était jamais traduit dans la pratique à cause de la
perversion du discours jurdique par l'autoritarisme du pouvoir politique en
place . Alors une alternative s'est posée d'évidence, c'est le
discours juridique francais qui a permis, à travers l'idéologie
des Lumières, quoique dans des conditions d'occupation, le
décloisonnement de l'espace public . Les institutions crées,
cette fois-ci, à savoir l'école laïque, la presse et les
associations diverses, sont la traduction concrète de ce discours et les
juifs tunisiens n'ont pas été écartés du droit d'y
accéder . On passe des "mots" aux "choses", du discursif à
l'effectif ; il y a une mutation dans le champ discursif juif.
Communauté repliée sur soi même
par nature et « se voyant vivre chez les autres », la
judaïté tunisienne, soumise à un statut juridique
diminué , s'impose un loyalisme obligé par
nécessité dû au triomphe du principe de dina
de-malkhûta dina (la loi du pays est La loi ) qui créait une
forme implicite de dépolitisation et une flexibilité du discours
religieux .
Cependant, deux événements historiques
ont extirpé cette Communauté de son isolationnisme et de son
mutisme et l'ont poussé, à travers son élite, à
réagir . Le premier a trait à ses rapports avec l'Etat beylical .
Il réside dans le statut juridique dans lequel le juif tunisien passe
d'un dhemmi à un citoyen . Le deuxième a survenu
après l'établissement du protectorat français en Tunisie .
Il consiste dans le statut politique du juif tunisien qui passe d'une
soumission passive à une participation active . Dans les deux cas, c'est
la flexibilité du discours religieux qui a engendré une
réaction positive par rapport aux événements et
l'évolution du contenu du discours . Le détachement de la
Communauté juive de la société mère était
lent mais certain et se vérifiait à travers l'adoption d'une
nouvelle culture .
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(1) Le Bart Ch., Le discours politique , Paris, P.U.F., 1998, p.
Section 2 - Les juifs et la mutation discursive
La crise financière qui frappa le
Makhzen depuis 1864 allait engager le pays dans une politique
d'endettement et de dépendance, et allait montrer sous un autre jour
« la question juive » dans le pays; c'était la
période de l'installation des paradoxes. Au moment de
l'émancipation juridique et politique de la Communauté juive en
1857, l'Etat va instituer un impôt ( la Majba ) qui
s'apparentait à la capitation ( Jezyâ )
réservée aux juifs, mais cette fois
généralisée à l'ensemble de la population; c'est la
"dhimma inversée" (1) puisque c'est la majorité
musulmane qui était concernée .
La révolte de 1864 , quoique
adressée contre le dédoublement brutal de l'impôt
Mejba a touché la Communauté juive dans ses biens
à travers les grandes villes de la Régence . Les réformes
de 1857 ont été ressenties par les 'Ulémas comme
un défi à l'ordre religieux . "L'émancipation" du
dhemmi et son entrée dans l'espace public constitue une
bid'a (innovation) inadmissible.
La montée de l'intolérance et du
fanatisme à l'échelle populaire , s'ajoutant à la rupture
entamée avec le pouvoir beylical, ont accéléré le
processus de l'occidentalisation ainsi que la mutation discursive de la
Communauté juive . Cette mutation a commencé par l'adoption
d'une nouvelle langue ( § I ) qui prélude
l'adoption d'une nouvelle culture ( § II ) .
L'influence culturelle de l'Europe ne se limitait plus à la langue et au
mode de vie , elle visait même la croyance et la foi .
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