A - Le discours juridique tunisien : les
réformes du XIX siècle
Sur le modèle des réformes des
Tanzimet opérés dans le centre du Califat ottoman depuis
1839 , les changements institutionnels et fiscaux en Tunisie ouvraient aux
juifs des positions dans la gestion financière et administrative du pays
. Aussi, ils pouvaient abandonner « les symboles
stigmatisants » et acquérir des propriétés
foncières et avoir des représentants dans les tribunaux . Mais
pour le courant conservateur musulman, les changements institutionnels,
modifiant la position sociale et légale des juifs, ne sont pas
introduits par les autorités locales mais dictés par les
puissances étrangères par désir de s'assurer la
position dominante dans la région de la Méditerranée
musulmane (1) . Donc, il faut " combattre l'implantation des
institutions étrangères et riposter à la pression
exercée par la supériorité matérielle de
l'Europe " (2) .
Les deux textes juridiques ( le Pacte fondamental de
1857 et la Constitution de 1861 ) préconisaient un nouveau discours,
inexistant auparavent dans le champ sémantique politique tunisien
: l'égalité juridique de tous les sujets ,
quelle que fût leur religion et mettaient ainsi fin à tout
régime infériorisant . Parmi les institutions prévues par
le mouvement de réformes fut le Conseil supérieur dont les
membres étaient en partie nommés par le Bey et en partie
cooptés
(1) Valensi L., op cit p. 233. (2) Chekir H., op cit ,
p. 72.
parmi les grands notables du pays par les premiers
conseillers nommés . Or, en dépit de l'égalité
affirmée entre sujets de la Régence , aucun notable juif ne
figurait dans ce Conseil supérieur
A. Ibn Abi Dhief qui adressa au Conseil , dont il
était membre , une question écrite dans sa première
réunion : " Nous demandons au Conseil
supérieur pourquoi il n'a pas choisi de juifs lors du dernier
recrutement de cette assemblée (...) Les étrangers habitant le
Royaume de Tunis n'ont point jusqu'ici été soumis à ses
lois (...) Si nous considérons donc les non-musulmans comme sujets du
royaume , cela facilitera la soumission des étrangers à nos lois
(...) Mais si l'étranger constate que les non-musulmans sont tenus
à l'écart, sa répugnance à se soumettre à
nos lois ne fera qu'augmenter" (1).
On ignore la réaction des juifs tunisiens ou
si ces sujets avaient inspiré la démarche du ministre de la plume
mais ce que cet exemple illustre, c'est que des changements progressifs se
produisaient dans la culture politique locale à travers le nouveau
discours juridique qui était prêt à réviser les
règles régissant les droits des minorités, dont la
Communauté juive . Les initiateurs de ce discours étaient au
courant des réformes (Tanzimet) introduites en 1839 et 1856
à la capitale du Califat ottoman , notamment la charte de
Gülhâné de 1839 et de Khatt-i Hamayoun de
1856, et s'en inspiraient , comme ils " étaient informé des
renouvellements de la pensée politique en Europe " (2). Le nouveau
discours juridique tunisien cherchait réellement à
améliorer le fonctionnement de ses propres institutions politiques . Le
problème de la comptabilité entre un droit moderne et les
fondements religieux de la chari'a ne manquait pas de se poser .
D'ailleurs, Ibn Abi Dhief les confronte ouvertement, et "entreprit un
voyage en Turquie pour s'assurer de la conformité des réformes en
cours avec la religion musulmane "(3).
En fait, on ne saurait ignorer l'attraction , voire
la fascination, que l'Europe des Lumières exerça sur
l'élite dirigeante du pays . Déjà dans les années
1830, Hammouda Bey s'inspirait directement du modèle européen
pour moderniser l'armée et l'Administration (4). Les juifs,
attirés par l'Occident, ne sont donc pas seuls à penser que la
"Terre promise" est désormais l'Europe plutôt que la "Terre
sainte" .
L'exécution sommaire et
précipité du charretier juif Battu Sfez a
ébranlé la Communauté juive, l'a fait sortir de sa
réserve due à sa situation de passivité et a
constitué une occasion propice pour briser le vieux monde de la
soumission à l'ordre des choses et l'abandon d'un habitus
devenu inopérant et sans efficacité,
l'intériorisation des conflits et l'acceptation du fait
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(1) Chérif M.-H., "Ben Dhief et les juifs
tunisiens", Revue Confluences Méditerranée,
Paris, n°10, printemps 1994, p. 89 (2) Valensi L., op cit, p.234.
(3) Chekir H., op cit , p.76. (4) Ben Hammed M.-R., "La limitation du
pouvoir politique chez Khéreddine" in Mélanges H.M'zioudet,
1994,C.P.U,Tunis, p221
accompli . Le discours religieux juif passe d'un discours
légitimatoire à un discours revendicatif. On passe alors d'une
complainte populaire en judéo-arabe chantée le soir, dans les
ruelles de la Hara, à la mémoire du feu Battu Sfez,
à la revendication politique ouverte en formant une
délégation de juifs tunisiens et français, résidant
à Tunis, qui se rendait à Paris, sollicita l'appui de
Napoléon III et réclama ouvertement la protection de la France
pour les personnes et leurs biens en Tunisie (1).
Cette brèche ouverte en 1857 par la
Communauté juive en Tunisie a rompu avec l'habitude de complicité
passive avec le pouvoir en place . Le Makhzen ne constitue plus la
digue protectrice de la Communauté car il fonctionnait selon un
modèle qui s'apparente au système "sultanien" où
le souverain, imprévisible, disposant d'un pouvoir illimité, est
maître des personnes et des biens ( 2).
Ces événements ne sont pas
passés inaperçus pour la Communauté juive tunisienne qui a
réalisé que l'action politique et le volontarisme tenace
pouvaient aboutir à arracher des droits . La soumission passive n'est
plus de mise, la participation active est à la mode . En
réalité, ce sont les juifs livournais, et derrière eux
les juifs étrangers, résidents à Tunis, qui, dès le
tournant du XIX siècle, commençaient à activer "le levier
extérieur, celui d'une puissance occidentale " (3).
Cependant, il faut reconnaître que le nouveau
discours juridique tunisien systématisé à travers une
série de réformes a été "trahis" par une
partie de la Communauté juive en Tunisie, surtout
étrangère, "mal vécu" par le Makhzen (
l'Etat précolonial) où le Bey voit son autorité se
circonscrire, "incompris" par la population majoritaire et le courant
conservateur et enfin "avorté" par l'établissement du
régime de protectorat français qui a mis toute la Régence
dans une dhimmitude généralisée et a ouvert le
sillage de l'alternative d'un discours juridique français en Tunisie
.
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