B - La naturalisation française
Au cours de la période coloniale , surtout
l'entre deux guerres, la Communauté juive en Tunisie a oscillé,
à maintes reprises, entre l'unité et l'éclatement , en
dedans ou en dehors de l'Etat colonial , entre l'impératif de la
cohésion face aux éléments déstabilisants et la
logique des tensions internes
Parmi les schismes importants qui ont
fragilisé la Communauté juive fut celui relatif au religieux . La
question du statut personnel liée à la naturalisation a
été le lieu de la turbulence qui a secoué les juifs en
Tunisie et a engendré des tensions au sein de la Communauté .
Dans cette "marche vers l'Occident" qui a commencé par les patentes de
protection, puis par l'enthousiasme suscité par l'établissement
du protectorat française jusqu'au déclenchement du processus
d'élaboration de la législation sur la naturalisation
française entamé depuis le décret présidentiel
français de 1899 jusqu'à la loi de 1923 , l'adaptation du
discours religieux a été, à maintes reprises, posée
avec insistance. La naturalisation touche de plein fouet un des
éléments de ce discours : le statut personnel. Une autre tension
interne éclate , après la promulgation de la loi du 20
décembre 1923 relative à
(1)Chalom J., op cit p 30. (2) Chalom J., op cit p. 31.
(3) Chalom J., op cit p. 31
la naturalisation, c'est la question de la tunisification ou
de la francisation du Grand-rabbinat. Cette tension , s'ajoutant à celle
du statut personnel, reflète les crises de cette Communauté
déchirée et tiraillée par une conception critique des
valeurs , de la fin de l'enracinement dans l'univers théologique , de
la gestion du religieux dans l'espace public et une conception holistique
où le judaïsme est celui qui assure le lien entre les juifs (1)
Un débat houleux et fructif s'est
engagé au sein même de la Communauté juive. Il
dénote de l'existence de plusieurs discours parcourant cette
collectivité . Tous s'accordaient sur le lien de connexion entre la
naturalisation et le statut personnel mais se différenciaient quant
à son degré et sa nature . La résolution de cette question
aura des effets sur l'administration du cultuel : le grand
rabbinat .
1 - La naturalisation et le statut personnel
A la question de l'adoption de la
nationalité française équivaut à l'abandon du
statut personnel épine dorsale de toute religion, vu que le
naturalisé français sera régie dans ses rapports de statut
personnel ( mariage, succession , divorce, etc.) par le droit civil
français , laïc par essence, à cette question, trois
discours, au sein de la Communauté juive, se sont cristallisés :
un discours libéral, un discours conciliateur et un discours
conservateur
a - Le discours libéral est un
discours assimilationniste qui a mené en parallèle la campagne
pour la naturalisation et la revendication pour l'adoption des règles du
Code civil français en matière de statut personnel sur la base
d'une critique de la "loi de Moïse" relative au mariage, au divorce, au
lévirat et à la succession qui sont des prescriptions religieuses
immuables et incapables de cohabiter avec la naturalisation .
En réalité, si le courant laïc
appelle à la séparation du religieux d'avec le politique et
à l'abandon du statut personnel mosaïque par l'adoption du Code
civil français suite au mouvement de naturalisation, il s'ensuit
nécessairement un appel à la suppression du Tribunal rabbinique .
Alors , une campagne était déjà menée contre cette
juridiction au lendemain de sa réorganisation par le décret
beylical du 28 novembre 1898, complété par le décret du 28
mars 1922.(2)
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(1)Allagui A., "Les juifs face à la naturalisation
dans le Tunis colonial", in Histoire communautaire , histoire plurielle (
la Communauté juive en Tunisie ), Actes du colloque de Tunis,
Faculté des lettres de Manouba, C.P.U., 1999, p. 214. (2) J.O.T.
n°27 du 5 avril 1922
Ce discours juif libéral dénonce les
inconvénients de cette institution et sa raison d'être . Il
propose d'échapper à toutes les justices confessionnelles
(musulmane ou juive ) - car les juges ( Cadhi ou Rebbi) ignorent le droit
moderne - et prône une justice laïque, capable d'appliquer le statut
personnel avec impartialité et indépendance. Seules les
juridictions françaises sont qualifiées pour atteindre ce but
Mais la réaction des conservateurs ne se fit
pas attendre . Elle prend même le caractère de polémique,
d'injure voire d'outrage de personne
b - Le discours conservateur : La frange
traditionaliste de la Communauté juive en Tunisie accuse les
libéraux de tous les adjectifs : " assimilés, assimilateurs,
juifs honteux, renégats, intellectuels ignorants, etc. " (1). Elle
accuse le groupe laïcisant de mettre en dérision la loi
mosaïque , d'inquiéter les consciences et de troubler la paix
religieuse
A travers son journal "L'Egalité" (
Istioua ), porte-parole de ce courant, elle s'indignait contre la levée
de bouclier contre les croyances , les usages religieux et le fondement de la
famille .
Les tenants du discours conservateur rappellent, tout
d'abord, que personne n'est qualifié pour modifier le statut personnel
mosaïque . Ils considèrent "l'adoption des règles du
Code civil français , en matière de statut personnel , dangereux
car la loi civile s'altère et se modifie au moindre accident alors que
la loi religieuse reste d'essence intangible" (2).
Entre ces deux discours extrémistes, il
existe des jugements nuancés à travers le discours
réformateur qui, tout en critiquant les imperfections du tribunal
rabbinique , réclamait la réorganisation et le remaniement de
cette institution .
c - Le discours réformateur : Il
n'était pas aussi tendre dans sa critique de la juridiction rabbinique,
considérée comme archaïque. Il suggère des
remèdes à l'intérieur de cette juridiction
reflétant sa conception de fond du statut personnel . Il n'est pas
question de rompre avec l'esprit du statut personnel mosaïque et avec le
judaïsme mais d'introduire des dispositions de nature à l'adapter
aux conditions nouvelles . Il part du constat que le statut
personnel juif avait été conçu alors que la famille
était patriarcale et que le régime de la propriété
correspondait à cet état social (3) . Partant de ce constat , le
régime successoral favorisant les mâles et excluant plus
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(1) Journal La Justice du 21 sep. 1923 et
21 déc. 1923 (voir les titres des éditoriaux ) cité par
Allagui A., op cit p. 212 . (2) Editorial intitulé "La Digue
infranchissable" de Sir Eliacher in Journal L'Egalité (Tunis)
du 15 août 1923. (3) Editorial intitulé " Erreurs
d'appréciation des adversaires du statut personnel " , in
Journal L'Egalité Tunis du 22 octobre 1923
souvent les femmes se comprend facilement . Or, "rien dans
les principes mosaïques ni dans la tradition ne s'opposait à la
transformation du statut personnel" (1) . Les transformations à
travers des siècles des moeurs, des mentalités et des structures
socio-économiques devaient avoir pour conséquence des
modifications dans les lois. La loi mosaïque, qui ne saurait
échapper à cette règle d'évolution, subira
naturellement les transformations adéquates à la conception du
droit moderne. Le statut personnel n'a rien d'intangible et d'immuable car la
loi rabbinique a un caractère évolutif et il faut qu'il
"devienne matière purement civile entrant dans les
possibilités humaines de la modifier à l'image de l'état
social qu'elle a pour fin de réglementer". Cette réforme est
" oeuvre d'évolution et non pas de révolution" (2).
Enfin, les tenants de ce discours, s'adressant aux
chefs religieux, demandaient d'employer leurs efforts à introduire
certains remaniements dans quelques branches parmi celles qui ne portent aucune
atteinte aux principes de la religion . Il cite plusieurs exemples à
savoir la Kétouba , le lévirat, etc. (3)
L'enjeu de la liaison entre la naturalisation et le
statut personnel n'est pas la seule source de tension , le titulaire du grand
rabbinat doit-il être indigène ou français?
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