§ I - Le statut juridique : du dhemmi au
citoyen
Au milieu du XIX siècle, la condition de la
Communauté juive de Tunisie ne différait guère des
siècles précédents . Les juifs étaient encore
soumis au statut que l'Etat beylical réserva à ses
protégés, ahl al-dhimma, exception faite pour ceux qui
relevaient de puissances étrangères ou ceux qui détenaient
des patentes de protection .
Cependant , deux données juridiques ont
bouleversé le statut légal des juifs en Tunisie vis-à-vis
de l'Etat beylical : d'une part le Pacte fondamental
( A ) octroyé par le Bey à ses sujets tunisiens
et qui a libéré les juifs du pacte de la dhimma devenu
déjà caduque depuis longtemps; d'autre part la naturalisation
française ( B ) établie par la loi
française du 20 décembre 1923 et qui s'est étendue
curieusement sur le territoire tunisien portant atteinte à la
souveraineté du Bey et violant l'esprit du traité du protectorat
de 1881.
Les deux articulations juridiques ont touché
profondément la Communauté juive en Tunisie dans son statut
légal . Les conséquences directes étaient palpables sur le
discours religieux juif en Tunisie qui s'est vite adapté au gré
des événements . La conjoncture politique a influé sur
l'octroi et l'établissement de ces deux textes juridiques
A - Le Pacte fondamental de 1857
En Tunisie, et dès le règne
d'Ahmed Bey (1837-1855 ), une idée
« révolutionnaire » commença à se
répandre selon laquelle l'action politique et le volontarisme tenace
pouvaient mettre à bas le statut d'exception . Le XIX siècle
représente en Tunisie une véritable rupture dans l'univers mental
de la Communauté juive, rupture qui brise le vieux monde de la
soumission à l'ordre des choses . Il s'agit d'une mutation significative
dans la culture politique et un abandon d'un habitus enraciné
depuis des siècles . ( 1 )
L'octroi et l'établissement du Pacte fondamental
était en réalité le fruit de l'ingérence
française et des puissances étrangères dans la
Régence . Il a fallu un incident s'apparentant au "fait divers" pour
le déplacer au "fait majeur" et son instrumentalisation dans un but
politique notoire . Un cocher juif, Battu Sfez, en état
d'ivresse, eut une altercation avec un musulman . La dispute s'envenimait par
l'échange des propos vifs. Le musulman accuse son rival d'avoir maudit
la religion . Alors le charrutier, malmené par une foule
fanatisée, fût arrêté, jugé ( sur la base
d'un témoignage reçu devant notaires et établi dans un
acte ) et condamné à la peine capitale pour blasphème (2).
Il est exécuté en juin 1857. La rigueur de la peine
soulève une vive
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------(1)
Taieb J., op. cit. p. 136 (2) Sebag P., op cit, p.117
émotion au sein de la population juive
terrorisée par cette manifestation de fanatisme. Les consuls de France
et d'Angleterre à Tunis en tirent argument pour demander au Bey de
s'engager dans la voie des réformes libérales.
Les pressions de plus en plus vives amènent le Bey
à proclamer le 10 septembre 1857 une déclaration sous le nom de
la charte de 'Ahd al-'amân, littéralement le
« Contrat de sécurité », plus connu sous le
nom de Pacte fondamental . C'est une déclaration de principes qui
accordaient de larges garanties à tous : nationaux et
étrangers, qu'ils soient musulmans, juifs ou chrétiens .
Il faut dire, au passage, que Tunis connaissait, à
cet époque, un climat intellectuel favorable aux réformes
dû à la conjoncture internationale et au souffle rénovateur
qui traversait l'ensemble des pays musulmans . Déjà, Ahmed
Bey (1837-1855) a entrepris des réformes de l'enseignement à
travers l'école militaire du Bardo et l'université
Zeïtouna qui ont participé à la formation d'une
élite de réformateurs tels que Ahmed Ibn Abi Dhief , le
général Hussein , etc.(1) . Toutes ces circonstances
étaient imbriquées pour l'émergence d'un nouveau discours
politique et le changement de la situation socio-légale dans la
Régence . Mais la redondance du système politique et
l'autoritarisme du pouvoir beylical se sont ébranlés subitement
par le " fait divers " de l'exécution sommaire du cocher juif. Le
processus des réformes est alors déclenché par injonction
et par des forces extérieures de surcoit.
Porteur d'une nouvelle conception, le Pacte
fondamental doit instaurer en principe les bases d'une nouvelle politique qui a
pour finalité de changer les relations du pouvoir politique avec la
société, relations qui reposaient sur le pouvoir absolu du Bey .
Le Pacte est composé d'un préambule, onze articles et un
serment où sont exposés les nouveaux principes adoptés par
l'Etat beylical qui vont constituer les fondements de sa politique future .
Celle-ci garantira les droits auxquels aspire tout un chacun et
consacrera la trilogie constitutionnaliste : liberté ,
égalité et propriété (2)
Mais, si le Pacte s'adressait à toute la
société , il n'en demeure pas moins qu'il a accordé une
importance plus particulière à la situation des non-musulmans et
plus précisément à celle des juifs , les chrétiens
européens sont déjà protégés par le
système des capitulations . En fait, il constitue l'aboutissement des
actions engagés par l'élite juive et la réussite du
nouveau discours religieux revendicatif juif auprès du Makhzen
et des puissances étrangères .
(1) Ben Rejeb R., " La question juive et les
réformes constitutionnelles en Tunisie " in Juifs et musulmans ,
fraternité et déchirements , Fellous S., Dir de, Paris, Somogy
ed., 2003, p.133 (2) Chekir H., Les sources d'inspiration de la
Constitution tunisienne de 1861, in Le choc colonial et l'islam , Luizard
P.-J., (Dir de ) , Paris, La découverte, 2006, p.75
Ce Pacte, qu'Ahmed Pacha Bey (1855-1859)
jura de respecter, annonçait aux juifs une ère nouvelle et
mettait fin aux discriminations vexantes dont les juifs avaient eu
jusque-là trop souvent à souffrir . Parmi les
onze articles constituant le corps du texte du Pacte, six articles (plus que la
moitié ) sont consacrés, d'une façon explicite ou
implicite, aux juifs . L'article 1er donne l'assurance de vivre en
paix " à tous les habitants de notre Etat , quelles que soit leur
religion ". L'article IV est plus explicite dans la reconnaissance d'une
complète liberté religieuse en stipulant que " Nos sujets
juifs ne seront pas empêchés dans l'exercice de leur culte "..
Quant à l'article VIII, il est clair dans sa formulation lorsqu'il
évoque que :" Tous nos sujets, musulmans ou autres, seront
également soumis aux règlements ....en vigueur dans le pays ".
Le principe de l'égalité de tous les sujets du royaume sans
distinction de religion , excluait que les juifs fussent assujettis à
une imposition spéciale . Le chapitre III du Pacte met fin à
l'interdiction qui était faite aux juifs tunisiens d'accéder
à la propriété immobilière : " Tous nos sujets
, quelle que soit leur religion, pourront posséder des biens immeubles
..". L'article VI du Pacte prévoit la nomination d'assesseurs
juifs dans le cas où le tribunal , en matière
pénale , aurait à traiter des affaires dans lesquelles sont
impliquées des sujets juifs .
L'article VII a retenu la même disposition
quant à la composition des tribunaux de commerce (1). On leur
reconnaissait implicitement le droit d'accéder aux fonctions publiques
L'article 78 de la constitution de 1861 énonce que : "Tout sujet
tunisien qui n'aura pas été condamné à une peine
infamante pourra arriver à tous les emplois du pays s'il en est
capable"
Mais si l'entrée en vigueur de ces
réformes avait créé un climat d'optimisme et de confiance
au sein de la Communauté juive, parce que leur application contribuait
à l'amélioration de leur situation, elle a déchanté
quelques années plus tard, lorsque ces réformes furent suspendues
. En fait, la suspension de la constitution de 1861 n'est pas due uniquement
à la révolte de 1864 mais il s'avère que cette
expérience moderniste reposait dès le départ sur des
fondations peu solides et portait les germes de son échec .
L'établissement du Pacte fondamental et l'octroi de la constitution
étaient le fruit principalement de l'ingérence française
et anglaise dans la Régence pour asseoir leur pénétration
dans le marché tunisien et le partage précoce du patrimoine de "
l'homme malade, l'empire ottoman . Le contexte dans lequel est apparue cette
constitution explique aussi bien son renom que les conditions de sa suspension
(2) en 1864.
Le soulèvement d'Ali ben Ghedahem
en 1864 amena le Bey à suspendre la constitution de 1861 et les
institutions qui en dépendent . Toutefois, l'égalité
devant l'impôt, le droit à la propriété, la
suppression de la différenciation vestimentaire pour les juifs en
Tunisie, furent des conquêtes que la suspension du Pacte fondamental de
1857 et de la constitution de 1861 n'arriva pas à annuler.(3)
(1) Chekir H., op. cit., p. 78 (2) Ibid, p. 71 (3)
Sebag P., op cit, p.121
Toutefois, l'échec des réformes
constitutionnelles a amorcé une autre phase dans le discours religieux
revendicatif pour faire évoluer la situation des juifs et conduire
à l'émancipation de nombre d'entre eux . Cette
émancipation se situera à deux niveaux :
- En premier lieu, n'ayant plus aucune couverture
légale des droits réalisés (égalité
d'imposition fiscale, droit de propriété, etc. ) donc
susceptibles d'être retirés à tout moment, les juifs
tunisiens reprenaient de nouveau la demande de protection des consuls
étrangers . Ce phénomène s'amplifia à partir de
1864 et l'Etat beylical ne put le contrer malgré ses protestations
auprès des consuls . Les patentes se distribuaient au gré des
demandeurs juifs tunisiens qui en profitaient et qui constituaient , en
même temps, une clientèle pour les puissances
étrangères à travers leurs consuls
accrédités.
- En second lieu, cet appel pour la protection
étrangère était soutenu par une élite de juifs
livournais et français qui trouvaient appui auprès de l'Alliance
israélite universelle (A.I.U.) . Cette dernière , luttant pour
l'émancipation des juifs opprimés à travers le monde,
fonda un comité local en Tunisie en 1864 et réussit à
aider les juifs à se rapprocher de l'Europe en intervenant auprès
des consuls pour qu'ils bénéficient des patentes de protection .
Aussi, ce comité local de l'A.I.U. a installé auprès de la
Communauté juive en Tunisie les bases d'un enseignement moderne qui
"instruirait et rendait consciencieux"(1). Il faut dire,
qu'après l'échec des réformes de 1857 et de 1861, les
juifs en Tunisie n'avaient plus aucun espoir dans une émancipation
provenant de l'intérieur . En effet, au-delà du Pacte
fondamental et de la constitution, comme textes garantissant les droits
sociaux, politiques et économiques, demeurait une situation de fait qui
n'était pas déterminée par la situation de droit (2).
Lente mais certaine, le discours juif revendicatif
du XIX siècle a atteint ses buts malgré les vicissitudes et les
contre temps et ce à travers trois facteurs :
+ La situation des juifs en Tunisie bénéficia,
à cette époque, des rivalités entre l'Angleterre, l'Italie
et la France qui se disputaient la prépondérance politique en
Tunisie . Ces trois puissances prenaient souvent , dans un but politique , la
défense des juifs tunisiens, toujours victimes des
préjugés religieux : la France surtout
intervenait en leur faveur, couvrant de protection consulaire nombre de juifs
indigènes (3) par l'attribution des patentes de protection ..
+ La Commission financière internationale,
chargée de percevoir certains revenus concédés par l'Etat
tunisien (douanes et monopoles) et de désintéresser les
créanciers , qui fut imposée
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(1) Ben Rejeb R., op cit , p 140. (2) Ben Rejeb R., op cit p
140 (3) Chalom J., op cit , p 29 (1869-1883),
à la Tunisie par l'Angleterre, l'Italie et la France
fonctionna avec le concours des juifs, dont beaucoup étaient, à
Paris ou à Tunis, les plus importants prêteurs du Bey (1).
+ Par ailleurs , l'influence française trouve , en
Tunisie, dans la population juive un très utile instrument . La grande
majorité des juifs de Tunisie souhaitent une occupation française
et s'y préparait . En 1877, l'A.I.U. de Paris créa à
Tunis un comité régional qui a fondé une école
où devait être donné l'enseignement du français et
que la France prit sous sa protection par l'ouverture d'une souscription au
consulat de France à Tunis en sa faveur (2) .
La progression vers l'émancipation pour les
juifs en Tunisie se déployait selon diverses stratégies
: acquisition des droits auprès des autorités
beylicales, politique de protection par l'obtention des patentes de protection
auprès des consuls et naissance d'un enseignement moderne qui facilite
la marche vers l'Occident . La politique de protection ne tarda pas à
évoluer en naturalisation, surtout vers la fin des années 1860.
Lorsque "l'occupation" française de la Tunisie s'accomplit en 1881,
" un vaste espoir gonfla le coeur des israélites"(3). Ils
espéraient que la nation de 1789 alla les émanciper politiquement
et moralement .
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