Justice, équité et égalité entre philosophie utilitariste et Science économique: Bentham, Mill, et Rawls( Télécharger le fichier original )par Didier HAGBE Université Lyon II - Master 2 Histoire des théories économiques et managériales 2005 |
Chapitre IV. - Influence de Rawls sur la théorie économique contemporaine et révision par celle-ci de ses prémisses utilitaristes.Dès sa constitution au cours du 19ème siècle, l'économie normative a constamment eu pour assise philosophique l'utilitarisme avec notamment Mill et Bentham. Or d'autres auteurs ont apporté un renouveau ou une différence du point de vue de la philosophie politique. Nous allons étudier dans ce chapitre le concept de justice dans l'économie politique, la notion de justice et d'équité (différence entre Rawls et les utilitaristes), l'analyse de la notion de choix rationnel. Section I : Le concept de justice de Rawls dans l'économie politiqueL'originalité de la démarche de Rawls se manifeste par l'exclusion de deux sacrifices qu'une société pourrait être portée à exiger d'une partie de ses membres : exclusion d'un sacrifice des plus défavorisés au nom de l'efficacité économique, donc condamnation du « libéralisme sauvage » ; exclusion d'un sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale, donc rejet du « socialisme autoritaire ». John Rawls considère que, du point de vue économique et social, l'état le plus juste d'une société est celui qui, parmi tous les états possibles, assure au membre le plus défavorisé une position maximale. Au demeurant, il peut arriver que s'améliore la situation des plus défavorisés sans que se réduise l'écart les séparant des plus favorisés. En ce qui concerne l'argument du contrat social, Rawls considère le premier argument en faveur de ses principes de justice comme moins important que le second. Ce dernier repose sur l'idée de « contrat social », et il s'agit d'un argument concernant le type de moralité politique que les individus choisiraient s'ils établissaient une société à partir d'une « position originelle ». Comme l'observe Rawls, à propos de l'argument de l'égalité des chances : « aucune des remarques sur l'égalité des chances ne suffit à justifier cette conception de la justice car, dans la théorie contractuelle, tous les arguments, à strictement parler, doivent être avancés en terme de ce qu'il serait rationnel de choisir à partir d'une position originelle. Mais j'entends ici préparer le terrain à cette interprétation privilégiée des deux principes de justice de façon que ces critères, en particulier le principe de différence, n'apparaissent pas au lecteur comme étranges ou trop excentriques172(*)». Ce qui pose un problème car les arguments contractualistes nous demandent d'imaginer un état de nature présent avant l'existence d'une quelconque autorité politique. Chaque individu n'y dépend que de lui-même, au sens où il n' y a pas d'autorité supérieure susceptible d'obtenir son obéissance ou bien responsable de protéger ses intérêts ou ses possessions. Cette conception nous rapproche de celles de Hobbes, Locke, Kant et même de Rousseau, qui en ont tiré des conclusions différentes, mais tous se sont exposés à la même critique, à savoir qu'un tel contrat ou un tel état de nature n'ont jamais existé. Mais comme l'observe Kymlicka, « l'idée d'égalité morale repose en partie sur l'affirmation qu'aucun d'entre nous n'est intrinsèquement subordonné à la volonté d'autrui, que personne ne vient au monde en étant la propriété de quelqu'un d'autre, ou en lui étant assujetti. Nous sommes tous nés libres et égaux. »173(*).Tout au long de l'histoire de l'humanité, nombreux sont les groupes à qui l'on a refusé cette qualité. Dans les sociétés féodales, par exemple, les paysans étaient considérés comme naturellement subordonnés aux aristocrates. Ce fut la mission historique des auteurs classiques du libéralisme, comme Locke, de rejeter cette prémisse féodale, en imaginant un état de nature au sein duquel tout le monde jouissait d'un statut égal. Comme disait Rousseau, « l'homme est né libre, et pourtant il est partout dans les fers». L'idée d'un état de nature n'est donc pas une assertion d'ordre anthropologique sur l'existence présociale de l'humanité, mais une assertion d'ordre moral sur l'absence de subordination naturelle entre les êtres humains. Rawls pense d'ailleurs s'éloigner de la conception de Hobbes, Locke, et même celle de Rousseau : « mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie familière du contrat social présente, par exemple chez Locke, Rousseau et Kant »174(*). L'objet du contrat est de déterminer des principes de justice à partir d'une position d'égalité : dans la théorie de Rawls, si la position originelle « correspond » à l'idée d'état de nature, elle se différencie néanmoins, car Rawls estime que l'état de nature, tel qu'il est traditionnellement conçu, ne reflète pas vraiment une « position initiale d'égalité175(*)». C'est ici que l'argument contractualiste rejoint l'argument intuitif. La version traditionnelle de l'état de nature est injuste parce que certains individus y ont plus de capacités de négociation que d'autres - plus d'aptitudes naturelles, plus de ressources initiales, ou simplement plus de force physique - et peuvent donc résister plus longtemps pour obtenir un meilleur accord, tandis que les moins forts ou les moins doués doivent faire des concessions. Les incertitudes de la nature affectent tout un chacun, mais certains sont mieux armés pour les affronter, et ils ne consentiront pas au contrat social tant que celui-ci n'entérinera pas leurs avantages Pour Rawls c'est une injustice, il élabore donc la « position originelle », dans cet état de nature nouvelle manière, les individus sont placés derrière un « voile d'ignorance ». Pour Kymlicka, en ce qui concerne l'état de nature, le voile d'ignorance ne reflète pas une théorie de l'identité personnelle. Il s'agit pour lui d'un test intuitif d'équité qui fonctionne de la même façon que le procédé qui consiste, quand nous voulons diviser un gâteau en parts égales, à s'assurer que la personne chargée d'effectuer cette tâche ne sait pas quelle part elle obtiendra. De même comme l'explique Rawls, le voile d'ignorance garantit que les individus qui pourraient être à même d'influencer le processus de sélection en leur faveur grâce à leur position avantageuse soient dans l'impossibilité de le faire. C'est ce que explique Rawls : « il ne faut donc pas se tromper sur la nature des conditions quelque peu inhabituelles qui caractérisent la position originelle. Il s'agit simplement de fournir à notre imagination une représentation concrète de contraintes qu'il semble raisonnable d'imposer aux arguments en faveur de principes de justice et, par conséquent, à ces principes eux-mêmes. Il semble par exemple raisonnable, et généralement accepté, que personne ne devrait être avantagé ou désavantagé dans le choix de ces principes par la loterie naturelle ou les circonstances sociales. De même, on s'accorde généralement à penser qu'il devrait être impossible à quiconque de façonner les principes en fonction de sa propre situation[...]. De cette façon, on aboutit naturellement au voile d'ignorance176(*)» Rawls va tenter d'établir comment ses deux principes fonctionnent en tant que conception de l'économie politique, c'est-à-dire en tant que critères pour évaluer les rapports économiques et les programmes de politique économique, ainsi que les institutions qui leur sont liées. L'économie du bien-être est souvent définie de la même façon. Rawls n'utilise pas le terme bien-être (welfare) car pour lui ce terme suggère une conception morale utilitariste implicite ; il préfère l'expression choix social (social choice). D'après Rawls, les principes de la justice définissent un idéal partiel de la personne que les organisations socio-économiques doivent respecter (un idéal de la personne qui impose des contraintes à la satisfaction des désirs existants). De ce point de vue, la théorie de la justice comme équité est opposée à l'utilitarisme. Or il peut sembler que, puisque l'utilitarisme ne fait pas de distinctions entre la qualité des désirs et que toutes les satisfactions ont une valeur, il ne comporte pas de critères pour choisir entre des systèmes de désirs ou des idéaux personnels. L'utilitariste peut se défendre en disant que, étant donné les conditions sociales et les intérêts humains tels qu'ils sont, et si l'on prend en ligne de compte la façon dont ils se développeront dans telle ou telle organisation des institutions, le fait d'encourager un type de besoins plutôt qu'un autre a des chances de conduire à un plus grand solde net (ou à une moyenne plus élevée) de satisfaction. C'est sur cette base que l'utilitariste choisit entre les idéaux personnels. Certaines attitudes, certains désirs, moins compatibles avec une coopérative sociale fructueuse, tendent à réduire le bonheur total (ou moyen). Pour Rawls, de manière schématique, on peut dire que les vertus morales sont les dispositions et les désirs efficaces dont on peut attendre qu'ils conduisent à la plus grande somme de bien-être. L'opposition de l'utilitarisme avec la théorie de la justice consiste en ce que la théorie de la justice comme équité établit indépendamment une conception idéale de la personne et de la structure de base de sorte que non seulement certains désirs et inclinations sont nécessairement découragés, mais que l'effet des circonstances initiales finira par disparaître. Or dans l'utilitarisme nous ne pouvons pas être sûrs de ce qui se passera. Ce que Rawls va résumer de la manière suivante : « l'essentiel est que, en dépit des traits individualistes de la théorie de la justice comme équité, les deux principes de la justice ne dépendent pas de manière contingente des désirs existants ou des conditions sociales présentes. Ainsi, nous sommes capables d'en déduire une conception de la structure de base juste et de l'idéal personnel qui lui correspond, qui peuvent servir de critère pour évaluer les institutions et pour guider la direction générale du changement social. [...]. En supposant certains désirs généraux, comme le désir de biens sociaux premiers, et en prenant comme base l'accord qui serait conclu dans une situation initiale convenablement définie, nous pouvons parvenir à l'indépendance nécessaire vis-à-vis des circonstances existantes. La position originelle est caractérisée de façon à ce que l'unanimité soit possible ; les réflexions de n'importe quel individu sont typiques de celles de tous. Il en va de même pour les jugements bien pesés des citoyens d'une société bien ordonnée, dans laquelle s'exercent les principes de la justice. Chacun a un sens de la justice semblable et, de ce point de vue, une société bien ordonnée est homogène »177(*). * 172 Rawls, 1971, p.75. * 173 Kymlicka, Les théories de la justice, une introduction, p.72 * 174 Rawls, Théorie de la justice, 1971, éd. 1997, p.37 * 175 Rawls, 1971, p. 11 * 176 Rawls, 1971, pp. 18-19 * 177 John Rawls, Théorie de la justice, éd. 1997, p. 304. |
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