Justice, équité et égalité entre philosophie utilitariste et Science économique: Bentham, Mill, et Rawls( Télécharger le fichier original )par Didier HAGBE Université Lyon II - Master 2 Histoire des théories économiques et managériales 2005 |
Section II.- : La conception Rawlsienne de l'équitéIl y a dans la théorie de la justice de Rawls, un élément qui ne peut se résumer seulement à une des conditions d'un choix rationnel, c'est l'équité [fairness]. Un choix rationnel conduit à une solution efficace, pas à une solution juste. C'est pourquoi il faut compléter la description de la situation contractuelle initiale en disant qu'elle est équitable. Qu'est-ce que l'équité ? C'est une propriété que possèdent une procédure, un contrat ou un jeu où chacun applique des règles en sachant que les autres les appliquent également. La procédure suivie est celle d'un fair game. Tous les joueurs doivent avoir des chances réelles de gagner, le jeu ne doit pas être faussé d'avance, mais se dérouler selon des règles équitables respectées de tous. On peut, bien entendu, perdre la partie, mais on aura joué en ayant eu toutes ses chances et donc le résultat sera lui-même reconnu comme équitable, bien que déplaisant. C'est ici qu'intervient le concept essentiel de justice procédurale pure178(*). Le caractère équitable des conditions de choix des principes garantira en quelque sorte l'équité et la justice du résultat. «Une procédure équitable transmet donc son caractère au résultat...»179(*). Pour Catherine Audard, il est possible que cette condition rende l'argumentation de John Rawls circulaire, (Nozick l'affirmait déjà)180(*). « C'est bien là un élément éthique nouveau qui montre que la théorie de la justice n'est pas qu'une partie de la théorie du choix rationnel. »181(*) Cependant dans son analyse de la justice procédurale, Rawls combine les deux éléments sans vouloir voir qu'ainsi il oscille entre les impératifs de la prudence et ceux de la morale sans parvenir à fonder une conception unitaire de la raison pratique ni rester dans les limites de la «neutralité» morale, chère au libéralisme. Qu'est-ce que la justice procédurale pure ? Tout d'abord, il faut la distinguer de la justice formelle qui ne peut diriger le choix des principes puisqu'elle conduit à « une obéissance aveugle au système qui, lui, peut être injuste.182(*) Rawls veut donc traiter la répartition comme une question de justice procédurale pure. On comprendra mieux cette notion d'une justice procédurale pure en la comparant à la justice procédurale parfaite et à la justice procédurale imparfaite. La justice procédurale parfaite. Dans cette situation, on dispose à la fois d'un critère indépendant du juste et de l'injuste et d'une procédure qui garantit la justice du résultat. L'exemple donné par Rawls est le cas le plus simple du partage équitable d'un gâteau. Si l'on prend comme critère indépendant que la division en parts égales est la division équitable, alors il suffit de stipuler que c'est la dernière personne à se servir qui doit découper le gâteau. Dans la justice procédurale imparfaite, il existe un critère indépendant, mais pas de procédure garantissant le résultat. L'exemple qui est pris est celui d'un procès criminel. Le résultat souhaité est que l'accusé soit déclaré coupable si, et seulement si, il a commis le crime dont on l'accuse. La caractéristique d'une justice procédurale imparfaite est que, alors qu'il y a un critère indépendant pour déterminer le résultat correct, il n'y a aucune procédure utilisable pour y parvenir en toute sécurité. Dans la justice procédurale quasi pure, on n'a pas de critère indépendant et le résultat n'est pas entièrement garanti par la procédure. C'est le cas du processus politique.183(*). Dans la justice procédurale pure, au contraire, s'exerce quand il n'y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c'est une procédure correcte ou équitable, qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu'en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée. Rawls va donc supposer que l'équité du contexte dans lequel l'accord est atteint est transférée aux principes de justice sélectionnés ». L'exemple choisi est celui des jeux de hasard. Dans cette exemple, si les personnes s'engagent dans une série de paris équitable, la répartition de l'argent après le dernier pari est elle-même équitable ou du moins pas injuste, quelle qu'elle soit. Rawls suppose ici que des paris équitables sont ceux où l'espérance de gain est nulle, que les paris sont volontaires, que personne ne triche et ainsi de suite. Un trait distinctif de la justice procédurale pure est qu'il est nécessaire d'appliquer réellement la procédure qui doit déterminer le résultat juste. Donc pour appliquer à la répartition la notion de justice procédurale pure, il est nécessaire de créer un système d'institutions qui soit juste(just) et de l'administrer impartialement. Le rôle du principe de l'équité des chances est de garantir que le système de coopération est un système basé sur une justice procédurale pure. Si ce principe n'est pas satisfait, la justice distributive ne peut être laissée à elle-même, même dans des domaines restreints. Au contraire, la justice attributive s'applique quand on a à répartir une quantité donnée de biens entre des individus définis dont ont connaît les désirs et les besoins. Les biens à distribuer n'ont pas été produits par les individus et ceux-ci ne sont pas dans des relations de coopération existantes. Comme il n'y a pas de revendication à priori sur les biens à distribuer, il est naturel de les répartir selon les désirs et les besoins, ou même de maximiser le solde net de satisfaction. La justice devient une forme de l'efficacité, à moins que l'égalité ne soit préférée. Si on la généralise correctement, la conception attributive conduit à l'utilitarisme classique. Rawls veut donc trouver des conceptions simples qui puissent constituer une conception raisonnable de la justice. Tels sont les conceptions de la structure de base, du voile d'ignorance, d'un ordre lexical, de la position la moins favorisée ainsi que d'une justice procédurale pure. D'après Rawls, si on les associe correctement les uns aux autres, ils devraient s'avérer assez efficaces. Dans l'exemple de la théorie des prix, l'équilibre de prix y étant « le résultat d'accords librement décidés entrer vendeurs et acheteurs volontaires184(*) pour chacun, il représente la meilleure situation compatible avec le droit et la liberté des autres de chercher à satisfaire leurs intérêts de la même façon »185(*). Mais, tandis que la théorie des prix essaie de rendre compte des mouvements du marché par des hypothèses sur les tendances effectives en jeu[...] la conception de la position originelle inclut des traits spécifiques à la théorie morale[...] des conditions que l'on pense raisonnable d'imposer au choix des principes 186(*). Cette dernière remarque fait intervenir, de manière significative, le terme « raisonnable ». Il ne suffit pas de conditions rationnelles pour que le résultat du choix soit juste, il faut imposer des conditions également raisonnables, sinon l'équité pourrait être confondue avec l'efficacité, au sens de l'optimalité de Pareto. C'est ici que l'analyse des principes de justice eux-mêmes, du principe de différence en particulier, est essentielle.187(*). «Une organisation de la structure de base est efficace quand il n' y a aucun moyen de changer la répartition de façon à augmenter les perspectives de quelques-uns sans diminuer en même temps les perspectives de certains »188(*). Mais le principe d'efficacité ne peut pas être utilisé tout seul comme conception de la justice, le servage peut, par exemple, être considéré comme une organisation efficace, mais nous ne pouvons la qualifier de juste. Donc, la répartition, en particulier celle des inégalités économiques et sociales, n'est juste que si elle est à l'avantage des plus défavorisés. Rawls va proposer les biens sociaux premiers comme bases des attentes et va procédé à une analyse des attentes et de la façon dont on doit les évaluer.189(*). Pour y parvenir, Rawls propose alors une comparaison avec l'utilitarisme. L'utilitarisme suppose une mesure relativement précise de l'utilité. Il est non seulement nécessaire d'avoir une mesure cardinale pour chaque individu représentatif, mais encore il faut supposer que l'on dispose d'une méthode pour rendre commensurables les échelles d'utilité des différentes personnes, si l'on veut donner un sens à l'affirmation que les gains des uns l'emportent sur les pertes des autres. Selon Rawls, le principe de différence essaie d'établir des bases objectives pour les comparaisons interpersonnelles de deux façons. Tout d'abord, « tant que nous pouvons identifier l'individu représentatif le moins avantagé, seuls des jugements ordinaux sur le bien-être sont nécessaires. Nous savons à partir de quelle position le système social doit être jugé. Peu importe l'écart entre la situation matérielle de cet individu et celles des autres. Les difficultés supplémentaires que rencontre une évaluation cardinale n'apparaissent pas puisqu'il n'y a pas besoin d'autres comparaisons interpersonnelles. Le principe de différence exige donc moins de nos jugements concernant le bien-être. Jamais nous n'avons à calculer une somme d'avantages impliquant une mesure cardinale.190(*)». En second lieu, le principe de différence d'après Rawls, introduit une simplification en ce qui concerne la base des comparaisons interpersonnelles. Ces comparaisons sont faites en termes d'attentes vis-à-vis des biens premiers. En fait, Rawls définit ces attentes simplement comme l'indice de ces biens sur lesquels portent les attentes d'un individu représentatif. Les attentes d'un individu sont supérieures à celles d'un autre si cet indice, pour quelqu'un dans sa position, est plus élevé. Or les biens premiers191(*) sont tout ce qu'on suppose qu'un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. Rappelons que pour Rawls, une société bien ordonnée est une société qui, à la différence du monde de l'utilitarisme, refuse que le plus grand bonheur du plus grand nombre puisse justifier le sacrifice des droits de certains, même si ce sacrifice peut paraître rationnel. « Chaque personne possède un inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de la liberté de certains puisse être justifiée par l'obtention, par d'autre, d'un grand bien »192(*). Dans son argumentation, Rawls affirme donc non seulement la supériorité du raisonnable sur le rationnel, mais également une conception du bien particulière : le respect de soi-même et de ses droits est un bien supérieur au bien-être de la communauté. «Personne n'a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même dans le but d'augmenter la somme totale de satisfaction »193(*). L'argument de Rawls n'est ici compréhensible qu'en sortant de la neutralité qu'il a tenté de s'imposer vis-à-vis des différentes conceptions du bien et en affirmant la supériorité de l'individualisme et de l'agnosticisme religieux sur l'altruisme et le sacrifice de soi. Seule une idéologie individualiste rejettera ce type de sacrifice en montrant, comme le fait Rawls, qu'il détruit le respect de soi-même et qu'aucun être doué de raison n' y consentirait. La société bien ordonnée de Rawls n'est donc pas un cadre neutre, mais véhicule une conception de la personne humaine et de son bien d'où les principes de justice sont dérivés. L'autre aspect déraisonnable d'une société qui légitimerait la condition de ses membres les plus défavorisés, c'est le coût social d'un tel sacrifice. Pour Rawls, une justification des institutions politiques et sociales qui repose seulement sur des intérêts personnels ou de groupes ne peut être stable. Jamais on n'obtiendra sur cette seule base « la coopération volontaire de chaque participant, y compris des plus défavorisés »194(*). L'idée d'équité est ainsi complètement intégrée dans la procédure de choix des principes : elle est la condition pour que ces principes obtiennent l'unanimité, c'est-à-dire l'accord des plus défavorisés et pas seulement de la majorité et cela sans faire intervenir d'éléments extérieurs éthiques, religieux comme la sainteté, ou psychologiques comme l'existence de dispositions altruistes, d'un coût du sacrifice de soi sélectivement chez les plus défavorisés. Pourquoi supposer que ceux-ci soient déraisonnables au point d'accepter de sacrifier leur bien-être au bien de la communauté ? On ne saurait mieux affirmer les valeurs de l'individualité et de l'autonomie qui ne sont certes pas neutres idéologiquement. Mais comment un principe de justice peut-il être neutre ? Cela est peut être possible pour le premier principe de Rawls, celui de la liberté égale pour tous195(*), puisqu'il ne fait que formuler la règle de base d'un système libéral sans laquelle il deviendrait vite auto contradictoire. Mais c'est bien plus difficile pour le second principe et le principe de différence. Il y a donc une contradiction chez Rawls entre ses convictions morales personnelles et son effort pour constituer une théorie de la justice « neutre » à l'égard des différents systèmes de valeurs présents dans une société à un moment donné. Comment donc obtenir l'unanimité sur le choix des principes de justice ? En ne recourant qu'à la rationalité des partenaires et libérant celle-ci de toute soumission aux contingences de la nature et de l'histoire grâce à l'instrument d'un « voile d'ignorance ». 196(*) « Puisque les partenaires ignorent ce qui les différencie et qu'ils sont tous également rationnels et placés dans la même situation, il est clair qu'ils seront tous convaincus par la même argumentation ».197(*) Rawls rajoute donc la clause de l'ignorance. Les partenaires n'étant plus séparés, comme dans la vie réelle, par la conscience de leur position particulière et de leurs intérêts contradictoires, ils pourront donc atteindre un accord unanime. Rawls exclut une conception de la raison capable d'intuition intellectuelle et la décrit bien plutôt comme le common sense ou la prudence. Catherine Audard voit dans le choix rationnel lui-même le retour du platonisme moral, alors qu'il semblait être chassé par la théorie rawlsienne. Elle va faire deux rapprochements198(*) . Tout d'abord le voile d'ignorance n'est pas sans évoquer le rêve de Rousseau de citoyens qui, dans le processus législatif, seraient privés de toute information particulière permettant les comparaisons et ravivant les conflits. «Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale et la délibération serait toujours bonne »199(*). Y aurait - il dans la philosophie contractualiste un essentialisme caché, l'idée que l'un est plus réel que le multiple ? Que ce dernier n'exprime que des contingences qu'il doit être possible d'écarter ? Ce sont là des questions troublantes quand on veut laisser au seul common sense le soin de justifier une théorie de la justice et qu'on affirme sa « neutralité » à l'égard des doctrines métaphysiques. On voit ainsi que la pluralité des personnes est contredite par le voile d'ignorance et que l'objectivité y est fondée sur l'identité des sujets rationnels, et non sur un véritable processus de négociation et de discussions à partir de points de vue distincts : « la nature du moi en tant que personne morale est la même pour tous »200(*). Pour éviter, au contraire, que la pluralité des personnes soit dissoute derrière le voile d'ignorance et d'encourir le reproche adressé par Rawls à l'utilitarisme, à savoir que « la pluralité des personnes n'est pas vraiment prise au sérieux par l'utilitarisme »201(*), il faudrait que cette ignorance concerne non pas l'individualité psychologique et sociale, mais les chances que ces accidents de la nature et de l'histoire soient sources d'avantages ou de désavantages dans un contexte donné. Si l'on veut éviter une sorte d'unanimité prédestinée, il faut préserver dans leur intégralité les tensions et les conflits entre partenaires et non pas les faire ainsi disparaître. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique d'un processus équitable que les réponses ne soient pas données d'avance, mais soient découverte au cours d'un échange réel ? L'objectivité des principes de justice, et donc l'accord unanime qui les entoure, ne peuvent donc être fondés sur la seule affirmation de l'identité des sujets rationnels, mais doivent faire intervenir un élément supplémentaire, que Rawls appelle « politique ». L'autre rapprochement qui fait soupçonner une certaine forme d'essentialisme chez Rawls est une convergence avec Marx à propos de l'objectivité. L'objectivité chez Rawls est possible, on l'a vu, grâce au voile d'ignorance, c'est-à-dire à la suppression théorique de toutes les contingences sociales et naturelles qui divisent les hommes. L'équivalent du voile d'ignorance serait, chez Marx, le prolétariat universel sans attaches contingentes d'aucune sorte dans la nature et dans l'histoire. Il s'agit du seul groupe social (la »non - classe », plutôt) capable de transcender réellement les conflits d'intérêts et d'en assurer la fusion. Etant « hors jeu » dans la répartition des atouts naturels et surtout sociaux, il joue le rôle, dans la découverte de la justice, des partenaires dans la position originelle, dépouillés de leurs caractéristiques naturelles et sociales. Il y a, dans cet outil du voile d'ignorance, de quoi inquiéter le libéralisme. C'est bien la peur de faire réapparaître le spectre d'une vérité morale accessible seulement à un être réconcilié avec son essence à l'issue d'une ascèse ou d'un dépouillement, comme dans l'intuition platonicienne, ou d'une rédemption par la révolution prolétarienne, comme chez Marx, qui est derrière les critiques du voile d'ignorance, formulées par les libéraux. Le rapprochement cesse très vite : le voile d'ignorance est une condition méthodologique du choix des principes dans ce qu'on pourrait appeler une « expérience de pensée ». Il n'a pas le pouvoir de supprimer réellement les différences. Au contraire, la mission du prolétariat révolutionnaire est de faire disparaître ces mêmes contingences, faisant du même coup disparaître un des éléments du contexte d'application de la justice : les conflits d'intérêts, et donc le problème de la justice lui-même. Cela dit, il n'est pas certain que le voile d'ignorance, en affaiblissant lui aussi le poids des tensions et des conflits dans le contexte d'application de la justice, ne diminue pas la crédibilité des principes de justice présentés par Rawls. John Rawls présente alors sa méthode comme une démarche contractualiste derrière le voile d'ignorance, visant un accord final à la suite de négociations et de discussions. Ainsi Rawls a tenté de montrer comment l'unanimité sur les principes de justice est possible grâce au voile d'ignorance qui protège chacun, et en particuliers les plus défavorisés, de la partialité des autres. «La conception de la justice qui aura été préférée représentera une authentique réconciliation des intérêts »202(*). Elle pourra obtenir l'adhésion de tous sans qu'il soit besoin d'exercer une contrainte. En quoi consiste le choix rationnel ? Rawls soutient que ce qui est rationnel, c'est d'adopter la stratégie dite du « maximin », à savoir celle qui maximise ce que vous obtiendrez si vous vous retrouviez dans la position minimale, c'est-à-dire la plus défavorable. Comme l'explique Rawls, cela revient à partir de l'hypothèse que c'est votre pire ennemi qui décidera de la place que vous occuperez dans la société203(*). Par conséquent, vous devez choisir une formule qui maximise le minimum susceptible d'être obtenu. Imaginons par exemple une société constituée par trois personnes, avec trois possibilités de répartition : 10 :8 :1 7 :6 :2 5 :4 :4 D'après la stratégie de Rawls, vous devez choisir la troisième option. Si vous ne savez pas quelle est la probabilité que vous vous retrouviez respectivement dans la position la meilleure ou dans la plus défavorable, votre choix rationnel devra se porter sur cette option. Car, même si vous occupez la position la plus défavorable, elle vous permettra d'obtenir plus que si vous étiez aussi mal loti dans les deux autres formules de répartition. Notez bien que vous devez choisir la troisième option alors même que les deux premières offrent un taux moyen d'utilité plus élevé. Le problème, c'est que, dans les deux premiers cas, il y a une certaine probabilité (indéterminée) que vous soyez contraint de mener une vie totalement insatisfaisante. Et comme chacun d'entre nous n'a qu'une vie, il est irrationnel de prendre le risque qu'elle soit si peu satisfaisante. C'est pourquoi, conclut Rawls, les individus placés en position originelle choisiraient le principe de différence. Or ce résultat coïncide parfaitement avec le contenu du premier argument intuitif. Quand les individus sélectionnent des principes de justice en ayant recours à une procédure de décision équitable, ils arrivent aux mêmes principes que ceux que notre intuition nous indique comme équitables. Catherine Audard à travers l'analyse du voile d'ignorance, examine l'exemple du « maximin »204(*) , et nous démontre que la pensée de Rawls est beaucoup plus proche, en dernier ressort, de l'utilitarisme et d'une conception instrumentale de la morale que du kantisme auquel il se réfère avec la notion d'équité. Elle s'interroge : est-ce que cette réconciliation des intérêts fait réellement intervenir autre chose que la prudence rationnelle, prudence qui n'est pas vraiment un calcul des intérêts, mais elle manifestait le « désengagement » du sujet vis-à-vis de ses fins ? Pour elle c'est pour se protéger un fois de plus que les partenaires ont choisi le principe de différence et non parce que cela leur semblait un choix « raisonnable », c'est-à-dire conforme à leur nature de personne morale, capables d'un sens de la justice et d'une conception du bien qui ne seraient pas dictés uniquement par leurs intérêts et leurs préférences ? L'argument du maximin nous explique pourquoi, derrière le voile d'ignorance, c'est le principe de différence qui serait choisi : « les inégalités économiques et sociales ne sont justes que si et seulement si elles sont au plus grand bénéfice des plus désavantagés »205(*). Au lieu de servir des arguments classiques dans la philosophie morale, Rawls utilise le maximin ou règle de choix dans des conditions d'incertitude. Dans l'ignorance où nous sommes de notre situation dans la société, l'attitude rationnelle consiste à « choisir la solution dont le plus mauvais résultat est supérieur (maximum minimorum) à chacun des plus mauvais résultats des autres »206(*). En conclusion, donc, les partenaires sont obligés d'imaginer des principes de justice valables pour une société où leur pire ennemi leur assignerait leur place. Ils devront donc adopter, pour leur propre protection, des principes qui maximisent la situation des plus désavantagés - d'où le principe de différence. * 178 Rawls 1971 : 153 * 179 Rawls 1971 : 118 * 180 Nozick 1974 : 208-209 * 181 Individu et justice sociale autour de Rawls, p.172 * 182 Rawls 1971 : 8-90 * 183 Rawls 1971 : 237, 403 * 184 Rawls se situe évidemment dans le cadre du processus idéal du marché. * 185 Rawls : 152 * 186 Rawls : 153 * 187 Rawls 1971 : 98, 106 * 188 Rawls 1971 : 101 * 189 Rawls 1971, éd. 1997, p. 121 * 190 Rawls 1971, éd. 1997, p.122 * 191 Dans l'ensemble, on peut dire que les biens sociaux premiers sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et les richesses. * 192 Rawls 1971 : 30 * 193 Rawls 1971 :40 * 194 Rawls 1971 :41 * 195 Rawls 1971 : 341 * 196 Voir Rawls 1971 : 159-169 * 197 Rawls 1971 : 171 * 198 Catherine Audard, Individu et justice sociale p. 178-179 * 199 Rousseau 1762 : 87 * 200 Rawls 1971 : 606 * 201 Rawls 1971 : 53 * 202 Rawls 1971 : 173 * 203 Rawls, 1971, p.152-153. * 204 Catherine Audard, Le rationnel : le voile d'ignorance et l'objectivité des principes. Dans Individu et justice sociale autour de John Rawls, pp. 180-181 * 205 Rawls 1971 : 41 * 206 Rawls 1971 : 185 |
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