SECTION 2 : LA RECHERCHE DES EQUILIBRES
§1: LES COMPENSATIONS MATRIMONIALES
Les compensations matrimoniales ont pour objectifs de
rétablir l'équilibre social rompu par l'enlèvement de la
femme. Bien que cette dernière consente volontairement au rapt, le
ravisseur lèse forcément une autre personne.
Pour être plus précis, nous allons essayer
d'envisager deux cas qui peuvent se présenter : tantôt la femme
enlevée n'est pas encore mariée, tantôt elle l'est.
Dans le premier cas, le ravisseur arrache « sa victime
» à l'autorité de ses parents. Ces derniers sont en
l'occurrence la partie lésée.
Dans le second cas, le ravisseur s'approprie de la femme
d'autrui, par conséquent, il l'arrache à l'autorité de son
mari. Celui-ci est donc lésé.
Pour palier à ce déséquilibre que nous
qualifions de social, le ravisseur doit apporter une compensation. C'est ce
qu'on appelle compensation matrimoniale. Comme elle est indispensable pour la
légitimation des enfants qui seront nés de l'union, la
compensation matrimoniale ou familiale peut s'élever à une forte
somme. Elle n'est pas seulement prévue pour les enfants, le ravisseur
doit la payer pour sa propre survie. Tant qu'il ne s'en acquitte pas, il est en
perpétuel danger. C'est-à-dire que la famille de la fille ou le
mari déchu traque en permanence les fugitifs pour se venger de
l'acte.
La fuite des futurs se justifie par cette crainte de
représailles. Par contre, leur réapparition signale leur aptitude
à payer le prix nécessaire pour dédommager toute personne
lésée.
Cependant, le ravisseur seul ne peut pas contracter mariage.
Il est indispensable qu'il soit soutenu par ses parents ou sa famille, voire
par les chefs de son clan ou les anciens. Bien entendu, ceux-ci, dans la
majeure partie des cas, ne vont servir que d'intermédiaires dans la
réconciliation. Exception est faite pour le cas du prince Ali que nous
avons vu plus haut. Ordinairement, en l'occurrence, c'est le ravisseur
lui-même qui se charge de l'acquittement du montant de la compensation
familiale exigée par la famille de la femme enlevée.
Revenons au manuscrit traduit par JULIEN relatant l'histoire
du prince Ali.
Nous nous souvenons que les négociateurs qu'il a
envoyés avaient proposé de payer une amende pour
l'enlèvement qui constituait une violation de la loi matrimoniale
musulmane mais qui est une pratique coutumière autochtone.
Voici l'extrait du texte commenté :
« Nous payerons avec des objets livrés par
centaines, une rançon honorable, proposent-ils.
Et Ramakararube les ayant invité à
s'exécuter, ils offrent de verser à l'Andriambuadziribe cent
pesés d'or et d'argent, cent vaches, autant de génisses, de
bouvillons, et de veaux non sevrés, cent couteaux, cent haches, cent
pièces d'étoffe, la terre de Seranambe et la fertile plaine de
Tampahimandri, en bordure et à l'ouest, rive droite de la Matatana,
égale étendue aux marais de même nom. »45
La compensation matrimoniale peut donc consister en ces biens et
par conséquent peut s'élever très haut.
45 JULIEN, Pages Arabico-madecasses, 1929, p.93
Nous avons ici à première vue confondu la
compensation payée à l'Andriambuadziribe avec la sanction
pécuniaire à laquelle Ali est condamné. Il ne faut pas se
leurrer. La compensation matrimoniale n'est pas du tout une sanction.
Tantôt c'est la famille de la fille qui la fixe, tantôt c'est celle
du garçon qui en fait une proposition. Les familles acceptent la
compensation si le ravisseur appartient au même rang social qu'eux et que
si sa « conduite » est acceptable.
L'endogamie de classe a toujours été très
forte chez les peuples de la région de Matatana. DESCHAMPS rapporte que
« les sorabes racontent que les « Arabes » n'étaient
pas seuls à bord de leurs bateaux : ils amenaient avec eux des kafiri
(cafres) esclaves probablement ramassés sur les côtés
orientales d'Afrique ou nouveaux convertis, persuadés de gré ou
de force d'accompagner leurs propriétaires. » 46
A l'époque de la constitution du Royaume, par
conséquent, il y a déjà eu une diversité de classe
sociale. Nous savons que dans les petits sultanats de la région de
Matatana, ce sont les musulmans qui ont été érigés
en roi. Un esclave qui enlève une fille du roi par exemple, n'obtiendra
pas le consentement de ses parents. Quel que soit la compensation qu'il va
proposer, elle ne sera pas acceptée.
L'acceptation de la compensation familiale est la
manifestation du consentement des parents à l'union.
Néanmoins, « si une femme du peuple
était désirée par un chef... il procèderaient par
enlèvement... sans se préoccuper de demander le consentement des
parents de la fille » disait JULIEN47.
46 DESCHAMPS, Les Malgaches du Sud-Est, p.46
47 JULIEN, Institutions politiques et sociales
à Madagascar, cité par MESSELIERE, Du mariage en Droit
Le lien social du ravisseur est donc important dans
l'acceptation de la compensation matrimoniale. De même que sa «
conduite ».
En effet, le ravisseur au bout de quelques jours, vient
implorer l'indulgence et l'assistance de son futur beau-père, en lui
offrant des boissons spiritueuses et des mets de choix, rapportait
JULIEN48. Sans cette preuve de bonne conduite donc, la compensation
ne serait pas acceptée.
Par contre, si le ravisseur respecte toutes les conditions
requises, notamment après avoir enlevé la femme, s'il a
envoyé des anciens pour négocier la compensation, si en plus il
est issu de la même classe sociale que la femme et a fait preuve de bonne
« conduite », et si malgré cela la famille de la fille refuse
la proposition ou est réticente à toute discussion, la querelle
est ouverte entre les deux familles. Cette querelle peut aboutir à une
guerre.
C'est pour éviter cette impasse que les parents de la
fille coopèrent.
Lorsqu'un accord est conclu entre les anciens et la famille de la
fille sur la consistance de la compensation familiale, l'union est
consacrée.
L'autorité sur la femme est transmise dès lors
des mains de son oncle maternel à celle de son mari.
Par contre, s'il s'agit d'une femme déjà
mariée, l'autorité sur elle est transmise au « ravisseur
» des mains de l'ancien mari de la femme, car s'il accepte la compensation
familiale, c'est qu'il consent au nouveau mariage.
L'équilibre social rompu par le rapt est, à
partir de ces accords, rétabli. La famille de la fille ne traque plus
les fugitifs. Le ravisseur, qui n'est que complice de la femme enlevée,
ne craint plus la vengeance de son rival, l'ancien mari de la femme.
48 JULIEN, idem.
Il appartient à la famille de la femme d'organiser la
cérémonie du mariage pour rétablir l'équilibre
cosmologique rompu à cause du rapt.
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