Section 3. Le dilemme des paradis fiscaux
La crise financière commencée aux États-Unis
résulte tout à la fois d'un manque de transparence dans les
produits financiers mis sur le marché, de l'absence d'une quelconque
régulation efficace de la
37 Michel Aglietta - Colloque "Agences de notation" Paris 12
décembre 2007)
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38 À propos des pertes, Ca lomi ris (2008) observe que
les agences de notation ont formulé des hypothèses excessivement
basses concernant les pertes attendues sur les titres adossés à
des créances hypothécaires subprimes (MBS) avant la crise
surviennent.
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finance internationale, et de l'existence de masses
financières énormes qui ont pu jouer de cette situation au
travers d'instruments financiers complexes.
Au sens strict, la notion de paradis fiscal se
différencie à la fois des zones offshore et des paradis bancaires
ou judiciaires. Dans le langage courant, toutefois, on désigne sous
cette appellation tous les « territoires non coopératifs » sur
les plans fiscaux, prudentiels ou du blanchiment.
Les paradis fiscaux sont donc des Etats souverains ou des
dépendances autonomes d'autres pays (Jersey, îles Caïman...)
offrant un abri à des non résidents souhaitant échapper
à l'impôt. Ces territoires de taille réduite, en imposant
très faiblement de nombreuses grosses fortunes, en tirent des ressources
très élevées relativement à leur taille. Ils sont
à distinguer des zones offshores, qui hébergent des banques,
compagnies d'assurance et gestionnaires de fonds, mais ne disposent pas d'une
véritable régulation. Ce régime administratif de faveur
s'applique à l'activité économique produite depuis ce
territoire. Il peut suffire à l'entreprise de disposer d'une adresse sur
le territoire. Les centres financiers offshores sont la plupart du temps aussi
des paradis fiscaux mais la réciproque n'est pas forcément vraie.
Ils ne doivent pas être confondus, même s'il peut exister des
recoupements. Les pays caractérisés par un fort secret bancaire
sont appelés paradis bancaires (ou financiers).
Malgré leur
hétérogénéité, les paradis fiscaux et
bancaires, ou territoires non coopératifs, répondent à ces
caractéristiques définies par l'OCDE :
· le secret bancaire y est strictement appliqué ;
· les taxes sur les revenus, les bénéfices ou
les patrimoines, sont faibles ou nulles, particulièrement pour les
non-résidents ;
· les conditions d'installation de sociétés
et d'ouverture de comptes sont peu contraignantes ;
· la coopération judiciaire et fiscale avec les
autres Etats est faible ou inexistante.
Par ailleurs ces pays doivent être stables sur les plans
économiques et politiques, pour rassurer les investisseurs. Le secteur
financier y est surdéveloppé par rapport à la taille du
pays et à la dimension de son économie. Environ 50 territoires
répondent à ces critères, dont la moitié en
Europe.
Les paradis fiscaux et judiciaires (PFJ) sont un instrument
déterminant dans l'opacité des systèmes financiers
internationaux, laquelle a joué et continue de jouer, un rôle
déterminant dans l'extension des doutes et des incertitudes des acteurs
bancaires et financiers et de nombre d'investisseurs ou de
détenteurs de capitaux. Leur législation
commerciale permet très souvent la création de
sociétés dont les donneurs d'ordre véritables comme les
bénéficiaires resteront dissimulés (trusts, fiducies,
etc.). Ce n'est pas un hasard si 80 % des fonds d'investissements
spéculatifs (Hedge funds) sont localisés dans les PFJ,
dont un grand nombre aux îles Caïmans ; ils ont été
très souvent acheteurs des titres émis par les organismes de
crédits hypothécaires américains.
Le secret bancaire pratiqué par les paradis fiscaux de
façon plus ou moins absolue, en rendant très difficile, voire
impossible, une enquête judiciaire, se surajoute pour mettre de
l'opacité dans les transactions faisant intervenir des contractants
localisés dans des paradis fiscaux.
En outre, les paradis fiscaux, pour être attractifs
à l'égard des capitaux mobiles, leur offrent également une
réglementation particulièrement laxiste et non contraignante.
L'existence de tels territoires « sans lois » vient peser sur
l'ensemble des réglementations qui pourraient être prises par les
autres États. Dès lors que les PFJ voient transiter plus de 50 %
des transactions financières internationales, il est évident que
la moindre réglementation ou régulation qui pourrait être
prise par un État ou par un groupe d'États à
l'égard des secteurs bancaires et financiers serait de fait rapidement
rendue en grande partie, Ainsi, par exemple, depuis les accords de Bâle
(1996, puis Bâle II, 2004), les banques sont soumises à une
réglementation prudentielle qui les contraint à réserver
un volume minimal de capitaux propres égal à 8 % du total de
leurs actifs risqués (portefeuilles de titres et encours de
crédits).
Et avec la primauté de la totale liberté de
circulation des capitaux par-delà des frontières
étatiques, les PFJ provoquent une concurrence à la baisse entre
les différents systèmes de régulation nationaux. En effet,
en voulant attirer sur leur territoire une partie des capitaux mobiles, les
États sont amenés à réduire eux-mêmes
certaines de leurs réglementations prudentielles. La
dérégulation de certains secteurs plus particuliers est
engagée par certains gouvernements qui arguent de l'existence des
territoires qui échappent à toute réglementation.
Par ailleurs, le partage inégalitaire des richesses est
largement antérieur à l'existence des paradis fiscaux, mais la
prolifération, depuis une trentaine d'années, de tels territoires
« sans lois », a bien un lien avec l'accroissement énorme des
inégalités constaté à l'intérieur des
États, au Nord comme au Sud, et entre les États.
L'existence des PFJ rend encore plus facile la fraude fiscale
de grande ampleur pour les multinationales et les particuliers riches qui vont
pouvoir échapper à tout ou partie des impôts établis
par les États dont
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ils sont originaires ou dont ils ont la nationalité. En
facilitant le développement de la fraude fiscale de haut niveau, en
étant des havres de tranquillité pour les profits qui
résultent des trafics en tous genres et de la corruption de haut vol,
les PFJ sont bien un outil qui favorise l'accentuation des
inégalités et la concentration de masses financières
énormes, de toutes origines (légales parfois, très souvent
illégales et criminelles).
L'existence de masses financières énormes
provenant des profits accumulés par une toute petite minorité de
la population, et conséquence d'un partage toujours plus
inégalitaire des richesses, devient une véritable machine
à fabriquer « des bulles », d'autant plus que ces capitaux
« sans lois », grâce aux PFJ, peuvent prendre plus de risques :
le trop-plein de disponibilités financières ne se fixe pas dans
les investissements directement productifs mais peut aller vers des
marchés très divers (oeuvres d'art, immobilier, activités
de l'internet, etc.), en y faisant naître pendant un certain temps une
forte demande qui tire ces marchés à la hausse, invitant d'autres
capitaux à venir participer à la spéculation en
s'engouffrant dans le « filon », jusqu'au moment où tout ceci
éclate.
En ajoutant beaucoup d'opacité dans les relations
financières, en offrant aux capitaux des réglementations a
minima, en concourant à une baisse générale des
législations et des réglementations, en participant à la
création et à la concentration de masses financières
énormes et de toutes origines, en donnant à ces capitaux un
environnement ouvert vers la spéculation, les paradis fiscaux et
judiciaires sont certainement le coeur de ce qui conduit à
l'instabilité financière actuelle.
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