Section 3 : L'excès de la liquidité et le
boom du crédit
Les flux de capitaux contribuent à la fragilisation et
sont capable de déclencher une crise. D'abord, une phase euphorique
: un optimisme démesuré du côté des
créanciers internationaux, des banques en particulier, conduisant
à des situations de sur-financement, au-delà en tout cas des
besoins liés aux déficits courants et aux écarts entre
épargne et investissement domestiques, provoquant tout à la fois
un boom du crédit, avec sélections adverses et risque moral, une
profitabilité bancaire élevée mais précaire, un
choc d'investissement et un boom d'activité, des augmentations de
réserves jouant un rôle de collatéral implicite,
des sur-réactions, voire des bulles sur les marchés d'actifs, en
particulier sur le taux de change. Puis une phase neurasthénique
qui provoque une inversion de toutes ces séquences :
détérioration de la situation financière des entreprises,
dégradation des bilans bancaires, pessimisme excessif,
sous-investissement, ralentissement de l'activité, pertes massives de
réserves, chute des cours boursiers, faillites bancaires,
étranglement du crédit et crise réelle, diffusion de la
panique, attaque spéculative, sorties de capitaux, crise de change...
La création excessive de liquidités par les deux
principales banques centrales, la Fed et (dans une moindre mesure) la BCE,
renforcée par le souhait de beaucoup de nouvelles et d'industrialisation
de pétrole et de gaz des pays exportateurs, de limiter
l'appréciation de leur monnaie vis-à-vis le dollar
américains. Le comportement de ces banques centrales peut être
rationalisé en partie comme une réponse aux faiblesses de la
demande effective keynésienne que beaucoup craignaient être le
résultat du 18 Septembre. La Fed a abaissé le taux des fonds
fédéraux de 50 points de base. Dans les deux cas, le taux
d'escompte a été réduit du même montant que le taux
cible des fonds fédéraux. Elle a également injecté
des liquidités sur les marchés à l'échéance
immédiate pour 3 mois. Les montants ont été
injectés quelque part entre celles de la Banque d'Angleterre (avec des
différences dans la taille des économies des États-Unis et
le Royaume-Uni) et ceux de la BCE. La Banque centrale européenne a
injecté des liquidités et à la fois au lendemain des
échéances plus longues sur une très grande échelle
certes, mais
44 Desroches et Francis, op.cit
68
avec un succès limité. Elle n'a pas réduit
le taux d'escompte, mais elle s'est abstenue de relever ses taux comme elle
l'avait prévu de faire.
La surliquidité qui a conduit à la consommation
ou à titriser le moindre crédit immobilier résulte de
déséquilibres structurels. Le premier déséquilibre
est démographique. Aglietta et Berrebi, tout comme Artus et Virard,
soulignent que, compte tenu des populations vieillissantes des vieux pays
industrialisés, on pourrait s'attendre à ce que l'épargne
y soit abondante et qu'elle se place dans le Sud. Le deuxième
déséquilibre structurel, lui clairement évoqué par
les ouvrages d'Artus et Virard et celui dirigé par J. H. Lorenzi, est
celui d'une réorientation radicale de l'accumulation vers un mode de
développement soutenable à l'échelle de la planète,
ailleurs et autrement que dans la politique de communication des grands
groupes... pétroliers. En effet, tous ces ingrédients de la crise
ont été rassemblés pour faire surgir la crise des
subprimes. La situation actuelle est particulièrement surprenante.
Début 2007, les marchés de capitaux disposaient d'une
liquidité45 abondante (figure 21) et les investisseurs
n'exigeaient qu'une prime de risque faible. Ce qui est essentiellement dû
à l'accumulation de réserves de change dans les pays
émergents et exportateurs de matières premières (figure 21
et 22). Les banques étaient liquides (abondance en liquidité
bancaire) et correctement capitalisées (abondance en liquidité de
marché)46 , avec un volant de sécurité
important par rapport à leurs exigences en fonds propres
réglementaires. Des constatations similaires auraient pu s'appliquer
à l'ensemble des principales composantes du système financier.
Même en mai 2007, il aurait été difficile de prévoir
que les pertes sur les investissements hypothécaires subprimes
pouvaient entraîner une crise de l'ampleur de celle que nous
observons actuellement.
45 Il est plus facile d'identifier la liquidité que de
la définir précisément. Fondamentalement, la
liquidité peut être décrite comme étant la
facilité avec laquelle il est possible d'extraire de la valeur à
partir d'actifs. Cette extraction de valeur peut être
réalisée, soit en utilisant sa solvabilité pour obtenir
des financements externes, soit en vendant son papier sur le marché
(Andrew Crockett, 2008)
46 Pour saisir le concept de liquidité bancaire
et liquidité de marché, voire Praet et Valérie
Herzberg.
Figure 21. Réserves de change (Mds
de dollars)
Figure 22. Réserves de change et base
monétaire mondiale (variation sur un an, en Mds de
dollars)
Cette liquidité mondiale très abondante circule
internationalement : si une banque centrale achète des titres en devises
pour accroître ses réserves de change, elle fournit de la
liquidité au vendeur de ces
70
titres. La présence d'un excès de
liquidité qui alimente initialement la liquidité des banques
(figure 23) conduit à la possibilité d'un excès de
crédit (figure 24), d'un excès d'achat de titres, donc de bulles
sur le prix des actifs. D'où vient cet excès de liquidité
? De l'absence de coordination internationale des politiques monétaires,
essentiellement entre : les États-Unis, où la politique
monétaire n'est pas utilisée pour faire remonter le taux
d'épargne des ménages et réduire le déficit
extérieur; les pays émergents (surtout d'Asie) et exportateurs de
pétrole où l'accumulation de réserves de change qui est
mise en place pour éviter l'appréciation des devises par rapport
au dollar, impose le maintien d'une politique monétaire
extrêmement expansionniste.
Figure 23. Réserves des banques
commerciales auprès des banques centrales et crédits (GA en
%) dans le monde
|
Figure 24. Base monétaire mondiale (en % du
PIB en valeur) dans le monde
|
Les facteurs d'augmentation de la liquidité sont aussi
bien exogènes qu'endogènes. Parmi les facteurs exogènes on
peut citer, au moins pour la période récente, la progression
très rapide des réserves de change des banques centrales des pays
émergents (la Chine en particulier) et des pays exportateurs de
matières premières; or cette augmentation des réserves
n'est que partiellement stérilisée. L'augmentation des
réserves est due à d'importants excédents commerciaux et
à un fort taux d'épargne dans ces pays qui connaissent des taux
de croissance élevés depuis plusieurs années (ce
rattrapage a par ailleurs contribué à limiter le ralentissement
de la croissance dans les pays de l'OCDE depuis 2000). Parmi les facteurs
endogènes, on trouve l'expansion du crédit (dont les causes sont
à rechercher dans la croissance, la baisse des taux
d'intérêts réels, les innovations financières...)
qui a nourri également la liquidité mondiale. Quelles qu'en
soient les raisons, cette liquidité abondante aurait pu susciter des
risques inflationnistes, mais ils apparaissent sous contrôle en raison de
la crédibilité acquise par les banques centrales (CAE, 2008).
La forte croissance du crédit bancaire au secteur
privé reflète souvent une amélioration des fondamentaux
économiques accompagnants le processus d'approfondissement financier
mais elle est parfois apparue comme le signe avant-coureur d'une crise bancaire
et financière dans les pays émergents au cours de la
dernière décennie. De nombreux travaux empiriques sur les booms
du crédit visent à définir des techniques quantitatives
afin de distinguer un boom du crédit d'une période de forte
croissance du crédit. Le premier phénomène est
défini comme une expansion exceptionnellement marquée du
crédit qui finit par retomber d'elle-même parce qu'elle devient
intenable sur le court et sur le moyen terme tandis que le second est
lié à la bancarisation dans les pays en développement et
émergents et peut donc stimuler la croissance économique à
long terme (FMI, 2004). Les entrées de capitaux étrangers et la
libéralisation financière jouent un rôle majeur dans les
booms du crédit. Reinhart et al. (2008) trouvent que les politiques de
libéralisation financière interne et externe menées par
les pays stimulent les entrées de capitaux étrangers qui se
traduisent par un excès de liquidité et peuvent ainsi conduire
à un accroissement des crédits bancaires et de la masse
monétaire. Lorsque ces entrées massives de capitaux dans
l'économie sont intermédiées par un système
bancaire sous capitalisé et peu réglementé, elles
entraînent une hausse de la consommation et, par conséquent, des
importations tandis que l'investissement reste faible ; l'économie
devient alors plus vulnérable aux chocs exogènes.
Les booms du crédit sont parfois associés
à une augmentation rapide des prix des actifs en particulier dans
l'immobilier ou sur les marchés boursiers conduisant
éventuellement à la formation de bulles spéculatives dont
l'éclatement risque de provoquer un effondrement de l'activité
économique47 .
Le dynamisme du crédit qui accompagne l'activité
économique accroît les opportunités de prise de risque par
les banques. Le manque de diversification de ces prises de risque peut parfois
conduire à des défaillances bancaires. Ainsi, si la croissance
très rapide du crédit bancaire se traduit par une
détérioration de la qualité des actifs bancaires et une
insuffisance de fonds propres alors elle risque de compromettre la
solvabilité des banques. La prise de risque excessive des banques peut
également être favorisée par la présence de
l'État au capital des banques apportant une garantie implicite ou
explicite qui crée un « aléa moral » (Hilbers et
al. 2005).
La baisse des taux d'intérêt et des primes de
risque alimente ainsi un crédit abondant et bon marché. Mais
cette abondante liquidité ne se retrouve pas dans les hausses de prix
des biens (figure). En effet,
47 L'expérience des pays asiatiques dans les années
quatre-vingt-dix a notamment illustré les implications pour
l'économie de taux élevés d'investissement et de la
flambée des prix dans le secteur de l'immobilier.
72
les facteurs de production ne sont pas pleinement
utilisés, suite à la récession de 2001 et à la
croissance molle de 2003 dans les pays développés qui fait sentir
ses effets jusqu'en 2005. Par ailleurs, la concurrence des pays
émergents à coûts salariaux faibles continue d'agir sur les
prix. La croissance non inflationniste se poursuit, même quand les prix
des matières premières se mettent à croître
(pétrole, métaux, produits alimentaires de base), suite notamment
à la demande des pays émergents, Chine en premier lieu. Et quand
l'idée se répand que la phase de désinflation mondiale est
en train de s'achever, la perception demeure que la flexibilité de
l'offre joue dans ce processus un rôle désinflationniste dominant,
même s'il est en passe de s'arrêter.
La baisse des taux d'intérêt et des primes de
risque favorise aussi les opérations à fort effet de levier. Et
cette augmentation du levier d'endettement n'est pas seulement le fait des
banques commerciales. Le levier des hedge funds et des fonds de
private equity a en effet beaucoup augmenté depuis 2002, tout
comme celui des entreprises : en Europe, il y a hausse du levier des
entreprises surtout par la hausse de l'endettement (figure 25), aux
États-Unis surtout par les rachats d'actions.
Figure 25. L'augmentation de l'effet de
levier
74
|