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La Représentation de la ville de Paris dans le roman négro-africain

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par Aubin KUIETCHE FONKOU
Université Paris 13 - Master 1 (ex-maà®trise) 2005
  

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Deuxième partie : LE PARIS REVE DES ROMANCIERS AFRICAINS

Nous l'avons déjà dit. Comme toutes les grandes villes, Paris fait rêver les romanciers africains de l'époque coloniale. Certes, ce n'est pas un éden ; mais sa grandeur, sa beauté, sa renommée et son aspect citadin tranche avec l'univers rural -la brousse- limité très souvent décrit dans leurs romans. Bien plus, la capitale française concentre à la fois leur envie d'exil et leur aspiration vers un horizon meilleur, lointain, où il fait mieux vivre. L'admiration de Paris chez l'africain colonisé commence bien avant son arrivée dans cette métropole. Quelques fois, elle se poursuit même après son séjour en terre parisienne. Nous montrerons cet autre aspect du rêve parisien plus tard. Dans l'évocation de ce lieu lointain qui les attire -en l'occurrence Paris- on constatera qu'ils se basent autant sur des éléments concrets que sur des données subjectives. Mais avent de l'illustrer, il convient de faire cette remarque : dans le rêve parisien de ces personnages romanesque, il y'aura à la fois ce que nous appellerons la mise en relief d'un « lieu précis », qui sera Paris à proprement parler, et, des « lieux généraux », de premier degré, la France, et de deuxième degré, l'Europe.

Mais c'est sur le Paris, intra-muros et régional, que se font les meilleures allusions. Un passage du premier paragraphe d'Un nègre à Paris démontre bien d'ailleurs cette première idée : « la bonne nouvelle, mon ami ! La bonne nouvelle ! J'ai un billet pour Paris, oui Paris ! Paris dont nous avons tant parlé, tant rêvé ». Comme Tanhoé Bertin qui cite ces mots, les autres romanciers présentent aussi le départ -même éventuel- pour Paris comme l'assouvissement d'un phantasme si ce n'est l'accomplissement d'un rêve :

« Aujourd'hui, Fara réaliserait son rêve ; il s'embarquerait pour la France, dans un de ces steamers qui avaient des exhalaisons de mers lointaines et qui réveillaient des mirages de pays inconcevables de beauté ».

Sur la base de ces exemples que nous venons de citer, il est au moins évident que, avant même d'avoir vu Paris, il y'a déjà dans la tête de ces personnages, l'idée que « Paris, la France ou l'Europe, est un paradis et que le blanc est un être supérieur ». D'autres éléments textuels encore renseignent également sur cette fascination de la France et de Paris. On peut les observer à travers les raisons principales et les raisons secondaires

I. Les raisons principales

Les raisons principales du rêve parisien sont celles qui apparaissent à première vue chez ces jeunes africains. Elles sont véhiculées notamment par le biais de l'école et des lectures diverses.

l. L'influence de l'école coloniale

L'image mythologique de Paris qu'on observe dans nos romans est aussi le fruit des lectures, du cinéma et de l'enseignement scolaire reçu à "l'école du blanc". La séduction exercée par la propagande de cette école était telle que le séjour à Paris représentait pour les jeunes africains un véritable rite de passage. Ousmane Socé par exemple décrit dans les premières pages de son livre comment son héros, Fara, est déjà épris de Paris et de la France alors qu'il est encore élève dans le Sénégal des années 1920.

"Les pays d'au-delà les horizons de sa petite patrie exerçaient sur lui une séduction irrésistible. Voir Paris qui était au dire de tous était une Eldorado, Paris, ses beaux monuments, ses spectacles féeriques, son élégance, sa vie puissante que l'on admirait au cinéma" dit-il.

Pour sa part, Kocoumbo a fréquenté l'école coloniale jusqu'en 1942. Pour se construire son image de Paris, il a recours aux catalogues publicitaires des grands magasins de sa ville:

"Le jeune homme se mit à les feuilleter et, à travers les gros titres publicitaires, il lui sembla qu'il entrait en France. Les silhouettes provocantes des mannequins se mouvaient : elles lui souriaient du haut de leur élégance. Il ressentit alors une promesse de bien-être pour la nuit. Il n'avait du reste pas sommeil. Quel délice que d'avoir tout le temps de se pâmer dans les rêves qu'allait lui procurer les catalogues de Paris! ».

Comme on le voit donc, il y a une réelle envie de Paris ; un vrai désir de cette ville qui habite et hante même l'esprit de ces personnages. Cette vision onirique qui trotte dans la tête de Kocoumbo par exemple, débouche même sur un espoir, que le jeune homme a du mal à contenir.

« Paris prenait corps et âme dans son esprit et se substituait à toute autre idée! Paris. Ce seul mot le faisait sauter de plaisir. Paris c'était un autre monde où scintillaient des miracles, où résidait le bonheur. Bien que n'ayant pas une idée exacte de ce bonheur, il s'en réjouissait déjà de toute son âme. (...) il n'y avait que Paris dans son coeur".

A l'évidence, il ne fait aucun doute que cette admiration excessive qu'on observe dans ces propos des narrateurs et des personnages des romans de notre corpus, n'émanent pas que de leur propre volonté. Elle est aussi dictée par la propagande orchestrée par « l'école coloniale ». Or, les concepteurs de «l'école coloniale », n'étaient pourtant pas habités d'une noble ambition pour les jeunes africains ; ils ne voulaient leur donner qu'une formation minimale et réductrice. Dans l'Odyssée de Mongou, l'administrateur colonial envoyé par Paris en Afrique s'adresse au professeur blanc de l'école du village de Mongou en ces termes :

« Je ne vous demande pas de faire de ces nègres des savants. Ne nous empoisonner pas l'existence avec une nouvelle classe de lettrés prétentieux et vantards. (...) Il me faut des auxiliaires, des gens qui servent d'intermédiaires entre nous et les populations. Apprenez leur des choses empruntées à leur vie. Pas de grandes théories, surtout pas de philosophie »

C'est ici la preuve que l'école coloniale avait pour vocation, non pas, de former des érudits et des savants, mais des pseudo intellectuels au savoir limité. Malgré ces restrictions, l'influence de « l'école coloniale » demeurait grande dans la mesure où c'est elle seule qui formait au savoir et à la connaissance générale. Car, les autres lieux de formation qu'étaient le séminaire ou l'école coranique, ne dispensaient qu'une formation partielle, quasi-exclusivement axée sur le spirituel. « L'école coloniale », forte de ce monopole, avait donc tout le loisir de concocter des programmes à sa seule guise. Ces programmes, conçus à Paris, étaient différents de ceux dispensés en métropole. Ils négligeaient, quand ils ne les ignoraient pas tout simplement, les situations et les évènements spécifiques au continent africain. Ils ne mettaient l'accent que sur les leurs. C'est ce qui explique sans doute le fait que les enseignements dispensés aux élèves africains de cette période étaient chargés de considérations mettant en avant la grandeur, la beauté et la prééminence de l'Europe sur les autres régions. Par exemple, l'instituteur de Kocoumbo lui apprend les noms de quelques auteurs français, en prenant le soin de les magnifier.

«A l'école, son maître lui avait dit que Victor Hugo avait été un grand savant et qu'il avait façonné la langue française (...) Kocoumbo savait par coeur plusieurs de ses épopées et, lorsqu'il les traduisait à son père, celui-ci affirmait que c'étaient celles d'un très grand patriarche, le plus grand patriarche probablement que la France ait jamais eu... »

a. L'apport des lectures et des cartes postales

Outre ces programmes scolaires pourtant liminaires et limités, les jeunes africains s'orientent vers les lectures diverses et les cartes postales pour accéder à ce que Mohammadou Kane a appelé une « connaissance indirecte » de Paris. Cette "connaissance" indirecte ou plutôt théorique de Paris est encore plus grande chez Tanhoé Bertin. Il reconnaît lui-même qu'en allant à Paris :

"Je vais cesser de contempler le Paris des cartes postales et des écrans, le Paris qu'on (l'instituteur) me choisit selon l'humeur du jour. (...) Je ne serai tributaire de personne. On ne verra pas pour moi, on ne pensera pas pour moi ».

C'est par le fruit de ces mêmes lectures et les images paradisiaques qu'elles véhiculent qu'il connaît "(les) Trois Mousquetaires, Fanfan la Tulipe, Violettes Impériales, Charlie Chaplin" Il faut souligner que l'influence des lectures dépasse parfois la simple admiration de la "ville lumière" et porte sur d'autres éléments et d'autres lieux de l'hexagone. Ainsi en est-il de Fara dont le narrateur de Mirages de Paris nous dit que les lectures renforce les rêveries :

« Une évolution lente, mais régulière, se poursuivait en lui. Dès qu'il avait pu sentir ce qu'il lisait, il s'était adonné, avec frénésie, à la lecture des romans. Il y trouvait des amis aux noms bizarres. A certain moment, il aurait souhaité s'appeler d'Artagnan, avoir fait le voyage d'Angleterre, au risque de sa vie et rapporter les ferrets de diamants. Faire de longues et héroïques chevauchées dans quelque forêt de France, comme les mousquetaires du Roy, et mettre pied à terre à l'auberge d'un village !... Ainsi, un dangereux amour de l'exotisme prenait corps dans son âme d'enfant encline aux illusions dorées »

D'autre part, le contenu des enseignements dispensés à l'école coloniale incitait aussi à une découverte théorique de Paris et de la France. On sait que cette école a été mise en oeuvre pour imposer des conditions de civilisations aux africains. Mais, on sait aussi par exemple que ses programmes accordaient beaucoup de place à l'histoire et la géographie de la France et de l'Europe au détriment de celles locales. Il n'était donc pas rare qu'un instituteur enseigne puis interroge la culture générale de la France. C'est par exemple le cas, dans l'Aventure Ambiguë, où, dans sa classe de « l'école nouvelle », le héros Samba Diallo déploie l'étendue de ses connaissances sur la géographie et l'histoire de la France. Assis dans sa classe aux côtés de Jean Lacroix, le fils de M. Lacroix, un colon directeur de l'école, le jeune homme répond à son instituteur M. Ndiaye qui demande à ces élèves le nom du département dont Pau est la capitale et le fait historique majeur qui se rattache à cette ville. "Le département dont le chef-lieu est celui des Basses-Pyrénées. Pau est la ville où naquit Henri IV" déclare Samba Diallo dans un français correct et impeccable.

a. L'envie d'être ou de devenir le héros de sa tribu

Tous nos protagonistes savent avant même de partir qu'ils reviendront occuper des hautes responsabilités en Afrique. Cette éventualité les motive et augmente leur envie de partir. Avant même d'aller à Paris, Kocoumbo évalue déjà les différents avantages qui vont s'ensuivre dès son retour :

« Ce qui me plait dans ce voyage, c'est le retour ! Dans deux ans, je serai pourvu de tous mes diplômes d'avocat et je rentrerai triomphalement au village. On dansera en mon honneur, on me rasera la tête, on m'offrira des moutons, on remerciera les dieux. Je raconterai en détail ce que j'aurai vu, entendu et vus, et tous, même les vieux, m'écouteront avec recueillement. Le village entier tournera autour de moi et j'aurai l'impression de naître une seconde fois ! »

Enfin, mieux que la découverte d'une ville merveilleuse, le rêve parisien de nos auteurs, du moins à travers ce qu'ils font dire à leurs personnages, est aussi et avant tout une occasion d'assouvir l'idée de grandeur d'une personne, d'une famille ou même d'un peuple. La plupart des héros que nous avons cités sont présentés comme les meilleurs élèves qu'on envoie à Paris se frotter aux blancs. Aki Barnabas, malgré la dissuasion de son clan, est « mandaté » par sa mère pour aller passer des diplômes et revenir savant. Celle-ci se justifie par le fait que son fils est le jeune et le plus brillant élève de son village ; en plus, il connaît le latin et le grec, et parle le français avec élégance. C'est presque les mêmes qualités qu'on retrouve chez Fara et Kocoumbo. Ce dernier reçoit « sa lettre de mission » de son père en ces termes du narrateur :

« Une idée lui vint, vague encore : ne ferait-il pas bien d'envoyer son fils en France, lui aussi ? Il nouerait ainsi dans le village des français, des relations directes avec les grands patriarches français à qui les dieux avaient inspiré tant de sagesse. S'il envoyait son fils en France, Oudjo ferait sans doute plaisir à tous ses compatriotes ».

Tanhoé Bertin s'impose lui-même comme l'envoyé spécial chargé d'aller « ouvrir grands ses yeux » P8. La « feuille de route » remise à Samba Diallo, le héros de l'Aventure Ambiguë, par les notables Diallobé stipule qu'il aille «apprendre l'art de vaincre sans avoir raison, (...) et de lier le bois au bois ». Il y'a donc, dans la rêverie individuelle de chacun de nos personnages, celle de l'auteur certes, mais aussi celles d'un groupe déterminé.

a. Les autres raisons du rêve parisien

A la lecture de nombreux romans parus durant la période coloniale en Afrique noire francophone, l'évocation des tirailleurs et autres « retraités » des grandes guerres mondiales, reviennent parfois comme autant d'envie pour les romanciers de montrer une proximité des africains avec leur puissance tutélaire, des « indigènes » avec leur métropole. Ceci est d'autant plus vrai que, historiquement, ceux des jeunes hommes africains enrôlés dans l'armée française pour participer à ces conflits -notamment la première et la deuxième guerre mondiale- qui étaient revenus vivants dans leur village, avaient, et continuent même de servir de points de repères aux historiens, ethnologues, journalistes et romanciers qui s'intéressent à la description de la métropole, des populations qui y vivent et de leurs moeurs. S'il est vrai que les détails et éléments fournis par ces « anciens combattants » sont souvent vagues et secondaires, ils restent importants et constituent de précieux repères à travers lesquels nos auteurs forgent leur vision onirique de Paris, de la France ou de l'Europe.

Cette idée est parfaitement défendue par Ousmane Socé lorsqu'il reconnaît que « les récits des marins noirs, ceux des anciens combattants sénégalais, ceux des colons, qui, dans leur nostalgie, enjolivaient leurs souvenirs » entretenaient le rêve parisien de Fara. Dans l'Aventure Ambiguë, Cheikh Hamidou Kane va plus loin encore dans l'évocation du tirailleur comme reflet de « l'Occident » ; l'un de ses personnages nommé « le fou » est un ancien combattant. C'est lui qui donne à l'assistance du peuple des Diallobé, réunie pour saluer le retour d'Europe de Samba Diallo, des menus détails sur la vie au « pays des blancs », tels que « les grands objets rapides pour se mouvoir (voitures) », ou « les objets en fer pour manger (cuillères et fourchettes) » qu'ils utilisent. AA P 182-183

On pourrait aussi envisager les métiers de l'art comme d'autres raisons majeures du rêve parisien des romanciers africains de l'époque coloniale. La musique classique par exemple, celle des Mozart, Bach, Beethoven connaît en Afrique, comme dans tous les coins du monde, un réel succès. Le personnage d'Oyono, Aki Barnabas, en est sous le charme (P 12). Pour sa part, le cinéma véhicule déjà à cette époque, l'image d'une France gaie et d'un Paris merveilleux. C'est d'ailleurs ce qu'affirment aussi bien Tanhoé Bertin et Fara quand ils apprennent qu'ils vont aller à Paris. Ils parlent davantage de sa beauté que d'autres choses. La peinture et les spectacles ne sont pas en reste, et,

« (les) beaux monuments, (les) spectacles féeriques » évoqués par Fara (P 15) concernent aussi bien les monuments physiques comme l'Arc de triomphe, la Tour Eiffel, le Louvre... d'une part, que les cirques, les expositions d'autre part. En outre, Fara « connaissait la plupart des tableaux du Louvre grâce au Larousse que son père lui avait donné en récompense... »

Enfin, l'image du « colon temporaire », touriste qui vient passer ses vacances en Afrique, et souvent présenté comme professeur à la Sorbonne, et aussi « grand africaniste », est aussi importante dans ce registre du rêve parisien. C'est le cas de M. Dansette et ceux qui descendent à « l'Hôtel de France », dans lequel travaille Aki Barnabas. C'est parfois à leur contact que le rêve commence à prendre forme et pousse le jeune africain à exprimer son envie d'exil ; « je veux aller en France, je ne vis que pour ça » dit Aki à M. Dansette, ce à quoi ce dernier lui réponds « je vous comprends (...) la France, c'est le plus beau pays du monde ».

On voit bien ainsi, que le rêve de Paris, n'est pas qu'une lubie d'un jeune en mal d'aventures. C'est aussi le moyen pour un peuple de sortir de son isolement en cherchant à connaître l'autre dans toute sa réalité.

I. Les raisons secondaires

Ce sont notamment l'influence du colon et du citoyen de Paris sur le regard des jeunes africains et leur impact dans l'esprit des romanciers africains francophones.

p. L'admiration du colon présent en Afrique

Il faut rappeler que l'image du colon dans la littérature africaine ne commence pas à l'époque coloniale. Elle est déjà présente dans la littérature orale. Et même bien avant. Selon Michèle Dacher, qui emprunte aux textes de Jacques Chevrier, l'image du colon est déjà présente dans la littérature orale africaine, notamment à la fin du XVIIIe jusqu'au début du XIVe siècle. Selon elle,

« Les traditions orales témoignent de l'apparition des blancs sous forme de mythes génétiques et de prophéties. Les premiers mythes rendent compte des différences visibles entre les races par un accident ou par l'arbitraire divin, sans instituer encore de hiérarchies entre elles ».

Elles sont calquées sur le schéma chrétien -que les africains découvrent à ce moment-là- de la venue du Messie. Le blanc a donc ainsi une posture d'intouchable, de supérieur puisqu'il est rangé aux niveaux des divinités. Devenu colon avec le début de la conquête impériale, toujours d'après Michèle Dacher, il va « quitter sa position fantasmatique pour faire irruption dans la réalité quotidienne des noirs qu'il transforme profondément ». Car, il est présent dans tous les secteurs d'activité, éducation, religion, commerce, administration coloniale... Pour cela, les colons devenaient des protagonistes privilégiés des intrigues romanesques de l'époque coloniale.

Dans les ouvrages de notre corpus, la vision fantasmatique de Paris commence par l'évocation du « blanc » présent en Afrique. Il est évoqué à plusieurs reprises et sous plusieurs angles par nos auteurs. Ainsi par exemple, Dans Chemins d'Europe, Oyono fait promener son héros, Aki Barnabas, de colon en colon, présentant ses derniers comme autant de voies vers la réussite de son héros. Leurs maisons sont belles, ils sont aussi riches et leur standard de vie est élevé ; ce à quoi pensent arriver en allant à Paris. Aki Barnabas, qui a l'ambition "d'aller à la source voir comment ceux qui l'opprime vivent", ou, comme il le dit lui-même « partir pour l'Europe, France, le seul pays où je puisse me réaliser », parcourt les domiciles de tous ces occidentaux présents dans sa ville afin de trouver son chemin vers le continent européen.

De Chez Kriminopoulos, ce "vieux commerçant crétois" (P 16), chez qui il est rabatteur, le jeune homme passera ensuite chez les Gruchet, où il est le répétiteur de leur jeune fille. Ici, il est en butte permanent avec les préjugés raciaux de la dame de maison et de sa fille ; laquelle fille il est sensé initié au latin et au grec. Toujours à la recherche de sa voie, Aki ira aussi s'adresser à un fonctionnaire colonial Monsieur Dansette, fonctionnaire colonial dont le séjour en Afrique s'apparente davantage à une villégiature qu'à un séjour de travail. Peu avant de croiser ce monsieur Dansette, il avait travaillé comme guide touristique dans une autre famille française, les Hébrard, qui possédaient un hôtel baptisé à juste propos, et comme par hasard, « Hôtel de France ». Seuls les touristes blancs y descendaient. Toujours obstiné par son envie d'aller en Europe, et convaincu que son bonheur sur terre n'est possible que là-bas, Aki ira même jusqu'à adhérer à une organisation exotérique, la secte de la Renaissance spirituelle, où, on l'aidera enfin à trouver une possibilité pour aller en Europe.

On constate donc que l'image qu'Oyono et d'autres encore donnent du blanc-colon, n'est guère reluisante. Ceux-ci sont tantôt racistes, humiliants, pingres et même parfois manipulateur comme l'est la fille Gruchet, qui essaie d'attirer Aki Barnabas dans ses bras, en menaçant de le faire licencier au cas où il n'accepterait pas ses avances. Même s'ils sont rares et marginaux, des exemples où le colon est présenté sous un jour favorable sont néanmoins présents dans ces romans. Monsieur Gabe par exemple, le fonctionnaire colonial présent dans Kocoumbo, l'étudiant noir est présenté comme un facilitateur, mieux, le principal artisan du départ pour la France des jeunes étudiants africains dont Kocoumbo fait partie.

Il recommande même ce dernier à sa soeur, Madame Brigaud, afin qu'elle le prenne chez elle pendant les premiers mois de son séjour à Paris. C'est d'ailleurs en voulant être comme un autre colon, Me Sens, un avocat, que Kocoumbo voulu aussi aller à Paris. Dans ce registre du « colon admirable », on pourrait aussi évoquer Monsieur Lacroix, le directeur de « l'école nouvelle » dans l'Aventure ambiguë, qui entretient des rapports honnêtes avec les parents d'élèves, le chef du village, ainsi qu'avec beaucoup d'autres « personnalités » du pays des Diallobé comme la Grande royale et le Chevalier, le père de Samba Diallo

D'autre part, et dans une toute autre vision, il faut souligner que l'admiration des colons se caractérise aussi parfois par une certaine assimilation qui frise même l'aliénation. Ainsi, Koukoto, un personnage vaniteux et mythomane de Kocoumbo, l'étudiant noir, ancien élève d'une Ecole primaire supérieure dans son village de Côte d'Ivoire, se fait appeler Durandeau « par amour de la langue française », dit-il, dès son arrivée en France, pour y suivre ses études supérieures. Il se justifie de ce choix en disant que

« Pour lui, Koukoto était un nom de sauvage, (et que) Durandeau c'est un nom qui m'a toujours plu. Tu te rappelles à l'Ecole supérieure, notre professeur de français s'appelait Durandeau »

Cette assimilation, dégradante aux yeux des autres jeunes étudiants noirs, est revendiquée par ce dernier qui pense que le blanc est supérieur au noir ; c'est la raison pour laquelle il fait tout pour être comme lui. La volonté d'être à tout prix comme le blanc, est même parfois poussée jusqu'à l'extrême déchéance humaine. Cette déchéance peut-être parfois la délinquance ou la prostitution. On retrouve ce dernier cas chez Nini, l'héroïne du roman d'Abdoulaye Sadji (Nini, Mulâtresse du Sénégal, 1954). Métisse, son seul rêve c'est d'être, vue et "admise" par un des blancs qui vit dans sa ville de Saint-Louis du Sénégal. En ce mettant sous leur regard elle espère rencontrer l'un d'eux qui pourra l'épouser et l'amener vivre en Europe. Pour y parvenir, elle va de lit en lit, animée par l'envie d'aller en France "sa patrie perdue" comme dit le narrateur.

Comme on le voit donc, la concupiscence est aussi l'une des voies d'attrait du blanc sur l'africain de cette époque coloniale. On a connaissance, et cela se voit dans le roman d'Abdoulaye Sadji que nous venons de citer, de toutes ces jeunes filles « invitées » à se prostituer auprès des administrateurs et autres commerçants blancs présents en Afrique avant les indépendances. Certainement en leur miroitant, entre autres, les attraits de la ville lumière, les colons parvenaient facilement à « s'offrir » ces jeunes. Cette voie de la concupiscence est un temps envisagée par Aki Barnabas lorsque, prit dans son tourbillon d'admiration des Gruchet, il se met à envisager une aventure adultérine entre Madame Gruchet et lui :

« elle m'attirait, dit-il, m'excitait avec le romantisme de la femme blanche interdite, et ma nature inquiète, enthousiaste et passionnée, avait fait de ce sentiment quelque chose qui dépassait toutes les limites... ».

Toujours dans registre de l'admiration du colon présent en Afrique comme reflet de Paris et de la France, on pourrait également citer l'admiration qu'ont les jeunes noirs de leur manière de vivre («... ils détenaient à eux seuls la grosse part des richesses du monde... », de leur tenue vestimentaire, de leur régime alimentaire et même des lieux d'où ils viennent : « les pays d'au-delà exerçaient sur (eux) une séduction irrésistible ». On le voit bien à travers ces exemples que le colon et tout ce qui le concerne font rêver nos auteurs autant que peuvent le faire les images de cinéma et celles issues des lectures et des cartes postales.

a. La connaissance du parisien : ethnologie à rebours ?

Même s'il ne sera présent que dans le Paris réel, nous nous sommes permis ici d'anticiper sur le portrait du parisien. C'est le citoyen de Paris, dont nous avons pensé établir un portrait-robot à partir des évocations faites dans les romans que nous étudions. Elle est greffée à celle de la ville. D'ailleurs le narrateur-héros d'Un nègre à Paris ne se trompe pas quand il assimile systématiquement le parisien à sa ville. Le roman, dans son entièreté ne délimite pas de frontières entre la ville et ses citoyens. En quelque sorte Paris et le parisien ne font qu'un. Avec des qualités et des défauts.

Pour ce personnage, « le parisien est un être exceptionnel ; un individu qui au plus fort de ses rêveries, ne perd jamais les pédales ». Tanhoé Bertin, comme d'ailleurs tous les autres personnages qui arrivent à Paris, doit s'accommoder de lui, car il est chez lui. A chaque rue, à la fac, dans chaque endroit où nos héros se rendent, ils doivent combiner avec un parisien. « Ils sont cinq millions » dit Tanhoé, et à ce nombre, il serait difficile de ne pas les croiser en chemin. Le parisien tient à sa ville et « pour rien au monde (il) n'accepterait de voir Paris changer de visage, d'habitudes, de comportement ». Le parisien que rencontrent nos personnages est aussi « bon camarade, honnête, franc », comme l'est Raymond Brigaud, le copain français de Kocoumbo. Il est aussi très intelligent, et a du retard et de l'absence, le plus grand mépris. Ce sont tous ces aspects qui permettent de comprendre la périphrase Ville lumière;

« Il n'aime pas qu'on se montre en retard sur quoi que ce soit. N'est-il pas le cerveau du monde ? Si le cerveau devait faillir, que feraient les pieds ? C'est ce qu'il faut entendre par Paris Ville de Lumière »

Mais le parisien a aussi ses défauts, particulièrement envers les femmes. Habitué à vivre chez lui et fier de ses acquis, il a le plus grand mal à considérer les autres ; principalement les femmes : « Le parisien si courtois, n'est pas toujours aimable envers les femmes, depuis que ces dernières lui livrent une lutte sans merci dans tous les domaines ». Toujours selon Tanhoé Bertin, le parisien est aussi matérialiste et semble se préoccuper des choses plus que des êtres ; « je soupçonne le parisien de voir les choses plutôt que les hommes, de faire violence à son coeur pour paraître maître de lui ». Son alter ego féminin « la parisienne » ne trouve pas plus grâce aux yeux de Tanhoé Bertin. Il la trouve sans relief, plastique et habituée à « se farder pour tromper le temps ».

Au final, les images du parisien et du colon données par ces personnages, montrent bien que nos romanciers font aussi oeuvre d'ethnologie. Ils se sont intéressés à l'étude comparative des deux sociétés africaine et européenne qui se présentent à eux. En outre, en montrant leurs traits, en présentant aussi certains de leurs caractères, ces romanciers visent en fait à travers ces personnages, à niveler les valeurs entre ces « autres » et eux, de sorte qu'il n'y ait plus de différence de perception entre le blanc et le noir, entre l'européen et l'africain. De « sujet », ils transforment donc le blanc en « objet » et, à l'inverse, l'africain passe « d'objet » à « sujet ». C'est donc ce renversement, cette inversion des rôles que Katharina Städtler qualifie « d'ethnologie à rebours ».

a. La mise en scène de l'altérité de l'étranger

Le couple descriptif blanc colon-parisien, offre aussi bien, aux personnages de nos romans, qu'à leur auteur, la possibilité de réfléchir à leur altérité, si ce n'est tout simplement à celle des autres (blancs). L'intention de cette démarche, c'est, outre d'inscrire ces réalités humaines que sont le colon et le parisien, dans le cadre géographique qui s'offre à nos jeunes personnages, mais aussi et surtout à eux-mêmes, en tant que « Autres ». « L'Autre » étant bien entendu, l'individu autre (par sa race) de celui qui écrit ; c'est-à-dire le blanc.

Chacun des principaux protagonistes des romans que nous étudions, va donc faire sien cette conception d'être humain différent de « l'autre », le colon ou le parisien. Ainsi, nous verrons comment certains vont avoir un regard différent sur le parisien. Tanhoé Bertin par exemple, ne s'embarrasse pas pour dire qu'il n'y a entre le parisien et lui aucune consanguinité. Ce dernier n'est pas son ami et, le moins qu'il veut pouvoir faire en allant à Paris, c'est d'effrayer le parisien : il annonce d'ailleurs à un interlocuteur fictif avec qui il « dialogue » tout au long du roman, qu'il va profiter de son séjour pour poser son regard méchant sur le parisien et sur sa ville :

« j'aurai bien voulu, si cela était faisable, emporter avec moi tes yeux pour qu'ils voient ce que je vais voir, car je vais là-bas ouvrir grands les miens... je les ouvrirai si grands que les parisiens auront peur. Je vais les effrayer. Je tiens à les effrayer par ces yeux grands ouverts, cherchant à tout capter et j'ouvrirai aussi mes pores et tout mon être... ».

Est-ce par pure fantaisie que Dadié fait de son personnage un ambassadeur impavide ? Pire même quelqu'un de menaçant ? Nous ne pensons pas, car en choisissant d'aller chez « l'autre » avec l'intention de l'effrayer et de ne pas se laisser dominer, il adopte à n'en point douter, une attitude de révolte politique et sociale vis-à-vis de l'ordre établi par Paris dans ses colonies. C'est comme s'il voulait absolument inverser le schéma victime, ou colonisé (noir) - bourreau, colon (blanc). En optant ainsi, un choix que d'autres romanciers africains postcoloniaux suivront, ce n'est pas qu'à un renversement de rôles que Dadié s'aventure, mais également à une reconsidération du colonisé par le colon, des esclaves par les maîtres, des riches par les pauvres. Cette vision n'est pas partagée pas Socé ; son personnage est encore assez impressionné et surpris par le blanc. Il ne se révolte jamais, même au plus fort de sa marginalisation par les parents de sa compagne Jacqueline Bourciez, ou d'autres personnes encore. Tel est par exemple le cas lorsqu'il se retrouve dans cette scène des pages 31-32 face à un conférencier blanc qui dresse un portrait lapidaire et plein d'opinions maladroites du noir et de l'Afrique. Malgré sa colère et son dépit, il ne trouve pas la force et le courage de contester cette version et de rectifier ces informations qu'il sait fausses. Fara est tout aussi écoeuré de l'attitude de Monsieur et Madame Bourciez, qui, ne supportant pas que leur fille épouse un noir, la renient pratiquement.

On trouve également cette image du noir manifestant son altérité en tant qu'être inférieur, chez Kocoumbo. Celui-ci préfère en effet regarder le blanc dans toute sa splendeur, comme un être supérieur Ceci est visible dans son comportement avec ses « petits camarades » du lycée d'Anonon-les-Bains, de même qu'envers les membres de sa famille d'accueil. Malgré sa frustration interne, il n'arrive par exemple pas à « réagir » face aux jeunes élèves qui l'humilient à la fête de classe du lycée d'Anonon-les-Bains. Il maintient ce même jugement de grandeur sur son copain Jacques Bourre -pourtant plus jeune que lui-, sur Raymond. Le comble de la stupidité, c'est quand Kocoumbo accepte aussi de subir l'ascendant de Durandeau. Est-ce parce que celui-ci a pris un nom français et se comporte comme un blanc ? Assurément, car on comprend mal comment le jeune homme, pourtant réputé au village pour sa bravoure et son intelligence, n'a pas la même attitude envers ses autres compatriotes Nadan, Mou ou Douk. Au delà de Kocoumbo, s'il y a une autre constatation qu'on pourrait faire, c'est que, tous ces personnages prennent conscience que l'image du blanc riche et opulent qu'ils avaient à travers le colon en Afrique, n'est pas tout à fait vraie, même si certains l'envient toujours :

« Lui (Durandeau) qui croyait, à son départ d'Afrique, avec tous ses camarades d'ailleurs, que chaque blanc en France avait sa voiture - à cause de l'énorme standard de vie du plus modeste comparé à l'indigène - lui qui pensait alors devoir de ce fait, en posséder nécessairement une (...) avait appris que ce moyen de locomotion n'était que le privilège d'une certaine classe vers laquelle toute son énergie et toute sa volonté tendirent aussitôt... »

A travers ces quelques exemples, on comprend donc que ces représentations de Paris sont aussi l'occasion de s'exprimer de manière détendue et libre sur le « l'autre », c'est-à-dire le blanc. On se doit aussi de reconnaître que, la représentation de Paris par les romanciers africains francophones, apparaît aussi comme la seule possibilité de s'exprimer sur une situation réelle vécue par les populations africaines pendant la colonisation : la sujétion de l'africain par le colon blanc. Ne pouvant exprimer leur désapprobation, ni par voie politique, ni par aucun autre moyen, l'écriture était donc le moyen adéquat pour exprimer leur altérité culturelle, humaine. Comment analyser cette mise en scène dans le contexte de la littérature française de cette époque coloniale ?

I. Le regard périphérique du colonisé ?

Parce qu'elle n'avait pas d'autres repères que ceux de la littérature française, la littérature africaine francophone, du moins celle du début du siècle dernier a énormément puisé dans le réservoir de celle de la métropole ; tant dans la forme que dans les thèmes. Sur certains sujets (récits de voyages, description de la nature, la représentation des villes comme Paris...) des auteurs africains se sont appliqués à produire des ouvrages tout à fait similaires à ceux de leurs collègues de métropole. D'autres par contre ont choisi d'innover et, parfois de se différencier, en apportant un regard nouveau, que la critique a qualifié de « regard périphérique ». C'est Katharina Städtler qui développe le mieux ce concept de « regard périphérique », au sujet de l'approche des écrivains d'Afrique noire francophone. Pour elle, face à un sujet donné, (Paris en l'occurrence), la vision des écrivains venus d'ailleurs diffère forcément de celle des auteurs de la métropole, car, même s'ils ont la même langue en usage, ils n'ont pas souvent la même perception du sujet, encore moins le même rapport à ce sujet. Quels sont les éléments qui permettent de mettre en lumière ce concept ? Quel sens peut-on lui attribuer ?

s. Les éléments du regard périphérique

D'après certains critiques littéraires, les textes que nous étudions sont une contribution exotique à la littérature sur Paris. Car, ils viennent de la "périphérie". Par cette expression, ils désignent les lieux de production littéraire les plus éloignés du centre, pris ici comme la France. L'Afrique francophone, comme les Caraïbes et le Maghreb en font partie. Ainsi, Dadié, Socé, Aké Loba et Oyono sont considérés comme des « auteurs périphériques ». Ils sont possesseurs d'une éducation scolaire et académique française, mais ont aussi en même temps une culture d'ailleurs, d'Afrique en l'occurrence, qui leur fait avoir une double appartenance culturelle. Dès lors, la langue parlée, le français, n'a parfois pas le même sens chez le parisien que chez eux que chez Aragon et Hugo par exemples. De ce fait, ce ne peut donc pas être le même rapport que le parisien a avec sa ville que le jeune africain qui y débarque. Les expressions ne sont pas les mêmes sur certains sujets même quand ils sont communs. La langue est davantage le produit de la colonisation et sert à distinguer les citoyens instruits des illettrés, chez les africains. Ceux qui la maîtrisent sont même parfois appelés les « blancs » ; à contrario, cette même langue est pour le parisien un élément fondamental de sa constitution. On dirait même, pour reprendre un truisme bien connu en Afrique francophone, « un parisien c'est celui qui parle français ». Comme on le voit au travers de ces quelques éléments, le clivage entre centre et périphérie est donc perceptible et réel. Il permet aussi de différencier les auteurs français des auteurs francophones. Car ces derniers, les africains notamment, sont héritiers de la double culture dont nous venons de parler.

C'est ce qui se dégage de leurs romans, à l'exemple de ceux que nous étudions : leurs héros, formés une première fois en Afrique -à l'Ecole supérieure comme Durandeau- viennent à Paris parfaire leur formation. Ils pensent pourtant posséder déjà les fondements de celle-ci, à travers les enseignements reçus dans leur village. Une fois à Paris, ils vont se rendre compte du contraire et, sans les rejeter, on leur fera comprendre que cette formation qu'ils ont reçue avec le label français, n'en est qu'une au rabais. Même si dans leur ensemble, ils arrivent à avoir une conversation compréhensible avec leurs différents interlocuteurs, il n'en demeure pas moins vrai, qu'à certains moments, ils éprouvent de réelles difficultés de compréhension. C'est ce qui arrive à Kocoumbo, qui, en plus de ne pas comprendre le sens de la discussion que les Brigaud et leurs autres hôtes ont sur l'art contemporain, il ne capte pas la moitié de ce qu'ils disent car leur débit de parole est trop rapide. Du coup, il va s'ouvrir pour lui, comme pour les autres héros de notre corpus, une période d'incertitude et de redécouverte d'une langue et d'une culture qu'ils pensaient maîtriser en partie. Ce faisant, ils apprendront néanmoins plusieurs choses Au rang des choses apprises, il y a bien sûr la géographie, l'histoire, les moeurs de Paris, ville à laquelle ils ont rêver.

Kocoumbo, Fara, Tanhoé Bertin et dans une moindre mesure Aki Barnabas, vont se familiariser avec l'image du Paris réel. Mais ils vont aussi s'apercevoir que cette image était truffée d'erreurs et de faussetés. Confrontés aux réalités de la métropole, le Paris rêvé de ces jeunes conditionnés par les lectures et l'école coloniale, deviendra générateur d'un regard nouveau, un regard périphérique. Certains éléments, certaines réalités seront complètement différentes de ce à quoi ils avaient pensé, en quittant leur village. Ce nouveau regard est amplement véhiculé par le personnage autodiégétique de Bernard Dadié. Possédant, de tous les héros étudiés, la meilleure culture générale et sans doute la meilleure connaissance de Paris, il se joue de ces symboles. Le 14 juillet, jour de la fête nationale et aussi jour de la prise de la Bastille sont ainsi tournés en dérision en page 28 et 29 :

« (...) Et depuis ce jour, la parisien fête sa liberté recouvrée. Voulant toujours servir d'exemple, il aime qu'on assiste à son 14 juillet, il veut qu'on sache qu'il a été lui aussi la chose de ses rois et qu'à force de patience, de labeur, d'efforts il s'est retrouvé ».

a. Une vision particulière aux africains francophones

Pour les africains francophones en général, Paris est le centre du monde. Cela est déjà vrai avant les indépendances des anciennes colonies françaises. Or, Paris exerce sur ces colonies, une autorité politique économique et culturelle de toute rigueur. Les conditions d'émancipation des peuples colonisés sont presque inexistantes. Malgré tout cela, les romanciers de l'époque coloniale rêvaient encore et toujours de Paris. Leur louange de Paris se fait même parfois au détriment de leur propre continent, et entraîne de leur part un regard critique sur leur pays. Dans un dialogue profond qu'il a avec sa bienfaitrice Madame Brigaud (pages 153 - 157), Kocoumbo dit ne pouvoir retourner chez lui en Afrique, parce qu'il veut apprendre à travailler comme les français, et ainsi, ne pas grossir le nombre d'illettrés de son village :

« J'ai eu plusieurs fois la tentation de retourner chez moi pour vivre tranquillement heureux ; mais quelque chose m'empêchait de suivre mes sentiments. Cette force qui me retient, je crois savoir d'où elle vient. (...) C'est simple, la France m'a émerveillé par le travail qu'elle a fourni, un travail dont je n'avais pas la moindre idée quand j'étais chez moi. Lorsque j'ai compris que toutes ces réalisations qui font partie de votre vie quotidienne sont le fruit du savoir de l'homme et de ses pénibles recherches, surtout lorsque je me suis rendu compte que ce savoir a été atteint par de longs efforts, j'ai vu avec précision les vides et la faiblesse de l'Afrique. Quand je calcule que sur cent personnes, il y a cent ignares calfeutrés dans leur brousse et leurs cases, qui rampent dans l'ignorance... »

Malgré cette admiration et la reconnaissance de toutes les qualités de la France, Paris reste aussi, et nous le rappelons juste, le lieu symbole de l'humiliation, de l'asservissement et des souffrances de leurs peuples. C'est une ville impériale, comme le sont les villes capitales des pays ayant bénéficié d'une part du « gâteau » lors du Deuxième Congrès de Berlin. Et en tant que telle, elle définit et impulse la politique de sujétion et d'asservissement des régions qu'elle colonise. Seulement, même si elle opprime, elle conserve un pouvoir de séduction, qui, à l'évidence, ne laisse pas indifférent les populations africaines. C'est donc finalement son côté attrayant qui reste le mieux dans l'esprit des écrivains africains. C'est sans doute pour cette raison que nos romanciers poussent leurs personnages vers cette ville qui "ne doit pas être une ville comme toutes les autres". Car, mus eux-mêmes par le souci de découvrir et de connaître, ils ont "envoyé" leur héros à Paris (Fara, Kocoumbo, Tanhoé Bertin) quand ils ne les y ont pas précédés tout simplement (Aki Barnabas). Ils espèrent par là être les guides de leur peuple vers la modernité ou tout simplement leurs « envoyés spéciaux » dans la métropole. C'est donc, une façon d'agir en éclaireur. C'est aussi, à des degrés moindres, opérer une ethnologie à rebours en ce sens que c'est le noir qui va porter son regard sur le blanc. Ceci veut dire que Tanhoé Bertin, Kocoumbo et Fara par exemples qui s'expriment sur le parisien en particulier et le blanc en général, contribuent ainsi à inverser les rôles de « sujet » en « objet ».

D'autre part, le regard périphérique n'est pas une vue uniforme à un continent. Il a aussi des particularités à l'intérieur de lui-même, qui pourrait faire apparaître des sous regard périphériques ; ainsi, au sujet de Paris, les écrivains d'Afrique noire francophone n'ont pas la même vision que leurs confères du Maghreb par exemple. Pour ces derniers, Paris n'est pas le seul ou plutôt le premier de rêverie. Son statut de métropole toute puissante, de « centre » et de lieu de référence absolu n'est pas le même. Dans leur démarche littéraire, les romanciers francophones d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et dans une certaine mesure d'Egypte, sont, pour des raisons religieuses et culturelles, d'abord fascinés et attirés par l'Orient, pris comme premier lieu de référence.

« Les rapports des écrivains maghrébins colonisé avec Paris sont d'ailleurs complexes. Outre la concurrence linguistique entre le français et l'arabe qui n'existait pas en Afrique sub-saharienne, la place de la Mecque dans le monde arabe, et la présence d'universités au Maroc, en Tunisie et en Egypte, ont fourni un contrepoint au prestige culturel et intellectuel de Paris pendant l'époque coloniale ».

a. Le sens du regard périphérique africain

Le regard nouveau des écrivains africains francophones sur la ville de Paris et sur bien d'autres éléments encore, a posé un problème aussi bien à l'administration coloniale de cette époque, qu'à la critique littéraire française. Il matérialisait, sur des sujets communs, une différence parfois radicale de vue entre la métropole et ses colonies, entre le « centre » et la périphérie. Or, la dichotomie entre le « centre » et la périphérie n'a pas souvent été évoquée à Paris à cette époque-là. Du moins, en ce qui concerne la littérature. Ceci pour la simple raison que la France avait envisager fortement d'intégrer ses anciennes colonies dans un ensemble culturel, initiée par «l'école coloniale » et, poursuivie plus tard par la Francophonie et ses organes constituants tels que l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT, aujourd'hui AIF) ou encore l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF).

Il y avait, à travers ces « projets », une volonté de créer un espace culturel "homogène" et sans disparité. « L'école coloniale » commença donc à produire les intellectuels autochtones « made in France », qui après avoir reçu une première formation en Afrique, allaient poursuivre leurs études en France, afin de revenir conduire les affaires de leur pays. Ce fut le cas pour les auteurs que nous étudions. C'est aussi ce qui apparaît pour plusieurs de leurs personnages. Le regard périphérique des auteurs africains francophones dès lors se fit donc, pour certains, « collaborateur », et pour d'autres, « résistant » à ces projets. Pour les premiers, il consista à continuer d'être complaisant, à accepter une injuste hiérarchie établie, et parfois, à n'attendre son « salut » que de l'Autre.

C'est ce qu'on a observé chez Aké Loba, dont le protagoniste principal Kocoumbo réussi chaque fois à se tirer d'une situation difficile grâce à un deus ex machina blanc ; La famille Brigaud à son arrivée et lors de ses congés scolaires lui offre leur hospitalité. Jacques Bourre l'aide à réviser ses leçons quand il a du retard dans ses cours ; Denise lui redonne goût à la vie, avant que Monsieur Gabe ne vienne le tirer d'un « suicide » annoncé. Aux antipodes de cette collaboration, Tanhoé Bertin est plus critique ; il a déjà promis d'effrayer les blancs avec ses grands yeux. Il se moque des journalistes, « une race turbulente, à l'origine obscure » ; il se montre aussi caustique et railleur de certaines moeurs parisiennes comme dans ce paragraphe

« Tout me sépare du parisien : la couleur, la mentalité, ses machines, son frigo, son téléphone. J'ai beau l'imiter, je constate entre lui et moi, en certaines heures, un fossé. Un homme qui peut se tuer pour les belles jambes d'une femme et, pour confirmer une rupture, réclame quoi ? Ses lettres d'amour, négligeant les robes et les bijoux offerts à l'amie ! »

En somme, le regard périphérique des romanciers africains de la période coloniale sur Paris, la France et l'Europe, quelque soit son orientation, a joué un rôle prépondérant dans les rapports culturels franco-africains, rapports dont ces romanciers ont fait l'écho. Selon Katharina Städtler, il a permis, au sujet de Paris « de manipuler l'objet de leur regard, et (...) à déconstruire le rationalisme et l'épistème européens ». Ce regard a aussi favorisé la mise en place du « métissage culturel » réclamé par Senghor, qui devait intégrer, dans un même ensemble, la culture africaine au même pied d'égalité que la culture française.

Il est également devenu in fine un topos, un moyen artistique, bref un filon littéraire que d'autres après eux exploiteront. Car, il était le résultat du séjour en métropole de ces romanciers qui, après avoir reconnu l'objet de leur rêve, puis, l'avoir visité et fréquenté, l'on enfin décrit, raconté dans leurs romans. C'est aussi ce regard périphérique qui leur donnait aussi la possibilité d'émanciper leur regard et d'envisager de se démettre de la tutelle politique, économique et culturelle française. Dans la plupart des cas, ces ouvrages avaient de forts relents autobiographiques, et c'est là encore une preuve que l'itinéraire emprunté par le personnage principal est celui qu'a effectué le narrateur-auteur quelques temps plus tôt. Au demeurant, il appert que Paris, pris comme sujet, exerce sur ces romanciers, à la fois une fascination et une attirance importantes. La formule juste de cette exaltation est toute trouvée par Aké Loba :

« Parisien ! Tout ce qui venait de Paris avait pour la jeunesse (africaine) un attrait passionnant, tout ce qui venait de Paris était considéré par elle avec un respect à la fois sacré et craintif. Les rares parisiens qu'ils avaient vus en ville bénéficiaient de l'engouement général. On les admirait, on les contemplait comme des oeuvres d'art ».

Il y a lieu de dire en définitive, que le rêve parisien que développe ses personnages, et qui a aussi germé dans la tête des nombreux jeunes africains venus étudier en France avant les indépendances, était réel. Il était même légitime, si l'on tient compte des éléments qui motivent ce rêve. Ce qu'ils ont appris à l'école, ce qu'ils ont vu au cinéma et dans divers livres, par exemples, les a convaincu d'aller à Paris. Sujets français, ils étaient donc aussi un peu chez eux à Paris. La splendeur de cette ville, sa beauté, bref toutes ses qualités méritent d'être touchées du doigt. Le rêve entretenant la réalité, il leur a permis de faire la moitié du trajet vers ce lieu abstrait, symbole du bonheur, qu'ils se sont imaginés. Rêver de Paris dans ce contexte, c'était donc se donner l'illusion de vivre pleinement, de progresser et de « devenir quelqu'un ».

La simple intuition de voir réaliser ce rêve donnait des ailes. Pire même, la réception d'un élément matérialisant le départ pour la métropole (billet de voyage, lettre d'invitation), rendait certains d'entre eux hystériques et d'autres présomptueux. L'hystérie, c'est ce qui s'empare de Tanhoé Bertin quand il reçoit son billet d'avion pour Paris. Son récit sur cet état de fait dure près de trois pages (7 à 10). Chez Kocoumbo, c'est plutôt un sentiment de supériorité, de mépris et de dédain qui s'empare de lui. Dans ses rêves de futur parisien, il se donne de l'importance devant ses amis et dévalorise même son village.

« Sa démarche se fit de plus en plus fière. Il ne put s'empêcher de relever un peu ses coudes, de faire légèrement bomber sa poitrine, de rejeter sa tête en arrière lorsqu'il passait devant les jeunes filles ».

Cette attitude condescendante et méprisante, qui lui fera perdre des amis, peut être considérée comme l'envers du décor du caractère de civilisé auquel ces jeunes croient arriver en allant à Paris. Du coup, on peut se demander si, une fois qu'ils seront parvenus dans cette ville, ils sauront être à la hauteur de « l'homme civilisé ». L'objet de leur rêve sera t-il à la dimension de ce qu'ils avaient imaginé ? En d'autres termes, le Paris réel sera-t-il la copie pratique et concrète du Paris rêvé ?

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