Deuxième partie : LE PARIS REVE DES
ROMANCIERS AFRICAINS
Nous l'avons déjà dit. Comme toutes les grandes
villes, Paris fait rêver les romanciers africains de l'époque
coloniale. Certes, ce n'est pas un éden ; mais sa grandeur, sa
beauté, sa renommée et son aspect citadin tranche avec l'univers
rural -la brousse- limité très souvent décrit dans leurs
romans. Bien plus, la capitale française concentre à la fois leur
envie d'exil et leur aspiration vers un horizon meilleur, lointain, où
il fait mieux vivre. L'admiration de Paris chez l'africain colonisé
commence bien avant son arrivée dans cette métropole. Quelques
fois, elle se poursuit même après son séjour en terre
parisienne. Nous montrerons cet autre aspect du rêve parisien plus tard.
Dans l'évocation de ce lieu lointain qui les attire -en l'occurrence
Paris- on constatera qu'ils se basent autant sur des éléments
concrets que sur des données subjectives. Mais avent de l'illustrer, il
convient de faire cette remarque : dans le rêve parisien de ces
personnages romanesque, il y'aura à la fois ce que nous appellerons la
mise en relief d'un « lieu précis », qui sera Paris
à proprement parler, et, des « lieux
généraux », de premier degré, la France, et de
deuxième degré, l'Europe.
Mais c'est sur le Paris, intra-muros et régional, que
se font les meilleures allusions. Un passage du premier paragraphe d'Un
nègre à Paris démontre bien d'ailleurs cette
première idée : « la bonne nouvelle, mon
ami ! La bonne nouvelle ! J'ai un billet pour Paris, oui Paris !
Paris dont nous avons tant parlé, tant
rêvé ». Comme Tanhoé Bertin qui cite ces
mots, les autres romanciers présentent aussi le départ
-même éventuel- pour Paris comme l'assouvissement d'un phantasme
si ce n'est l'accomplissement d'un rêve :
« Aujourd'hui, Fara réaliserait son
rêve ; il s'embarquerait pour la France, dans un de ces steamers qui
avaient des exhalaisons de mers lointaines et qui réveillaient des
mirages de pays inconcevables de beauté ».
Sur la base de ces exemples que nous venons de citer, il est
au moins évident que, avant même d'avoir vu Paris, il y'a
déjà dans la tête de ces personnages, l'idée que
« Paris, la France ou l'Europe, est un paradis et que le blanc est un
être supérieur ». D'autres éléments
textuels encore renseignent également sur cette fascination de la France
et de Paris. On peut les observer à travers les raisons principales et
les raisons secondaires
I. Les raisons principales
Les raisons principales du rêve parisien sont celles qui
apparaissent à première vue chez ces jeunes africains. Elles sont
véhiculées notamment par le biais de l'école et des
lectures diverses.
l. L'influence de l'école coloniale
L'image mythologique de Paris qu'on observe dans nos romans
est aussi le fruit des lectures, du cinéma et de l'enseignement scolaire
reçu à "l'école du blanc". La séduction
exercée par la propagande de cette école était telle que
le séjour à Paris représentait pour les jeunes africains
un véritable rite de passage. Ousmane Socé par exemple
décrit dans les premières pages de son livre comment son
héros, Fara, est déjà épris de Paris et de la
France alors qu'il est encore élève dans le Sénégal
des années 1920.
"Les pays d'au-delà les horizons de sa petite
patrie exerçaient sur lui une séduction irrésistible. Voir
Paris qui était au dire de tous était une Eldorado, Paris, ses
beaux monuments, ses spectacles féeriques, son élégance,
sa vie puissante que l'on admirait au cinéma" dit-il.
Pour sa part, Kocoumbo a fréquenté
l'école coloniale jusqu'en 1942. Pour se construire son image de Paris,
il a recours aux catalogues publicitaires des grands magasins de sa ville:
"Le jeune homme se mit à les feuilleter et,
à travers les gros titres publicitaires, il lui sembla qu'il entrait en
France. Les silhouettes provocantes des mannequins se mouvaient : elles
lui souriaient du haut de leur élégance. Il ressentit alors une
promesse de bien-être pour la nuit. Il n'avait du reste pas sommeil. Quel
délice que d'avoir tout le temps de se pâmer dans les rêves
qu'allait lui procurer les catalogues de Paris! ».
Comme on le voit donc, il y a une réelle envie de
Paris ; un vrai désir de cette ville qui habite et hante même
l'esprit de ces personnages. Cette vision onirique qui trotte dans la
tête de Kocoumbo par exemple, débouche même sur un espoir,
que le jeune homme a du mal à contenir.
« Paris prenait corps et âme dans son
esprit et se substituait à toute autre idée! Paris. Ce seul mot
le faisait sauter de plaisir. Paris c'était un autre monde où
scintillaient des miracles, où résidait le bonheur. Bien que
n'ayant pas une idée exacte de ce bonheur, il s'en réjouissait
déjà de toute son âme. (...) il n'y avait que Paris dans
son coeur".
A l'évidence, il ne fait aucun doute que cette
admiration excessive qu'on observe dans ces propos des narrateurs et des
personnages des romans de notre corpus, n'émanent pas que de leur propre
volonté. Elle est aussi dictée par la propagande
orchestrée par « l'école coloniale ». Or, les
concepteurs de «l'école coloniale », n'étaient
pourtant pas habités d'une noble ambition pour les jeunes
africains ; ils ne voulaient leur donner qu'une formation minimale et
réductrice. Dans l'Odyssée de Mongou, l'administrateur
colonial envoyé par Paris en Afrique s'adresse au professeur blanc de
l'école du village de Mongou en ces termes :
« Je ne vous demande pas de faire de ces
nègres des savants. Ne nous empoisonner pas l'existence avec une
nouvelle classe de lettrés prétentieux et vantards. (...) Il me
faut des auxiliaires, des gens qui servent d'intermédiaires entre nous
et les populations. Apprenez leur des choses empruntées à leur
vie. Pas de grandes théories, surtout pas de
philosophie »
C'est ici la preuve que l'école coloniale avait pour
vocation, non pas, de former des érudits et des savants, mais des pseudo
intellectuels au savoir limité. Malgré ces restrictions,
l'influence de « l'école coloniale » demeurait
grande dans la mesure où c'est elle seule qui formait au savoir et
à la connaissance générale. Car, les autres lieux de
formation qu'étaient le séminaire ou l'école coranique, ne
dispensaient qu'une formation partielle, quasi-exclusivement axée sur le
spirituel. « L'école coloniale », forte de ce
monopole, avait donc tout le loisir de concocter des programmes à sa
seule guise. Ces programmes, conçus à Paris, étaient
différents de ceux dispensés en métropole. Ils
négligeaient, quand ils ne les ignoraient pas tout simplement, les
situations et les évènements spécifiques au continent
africain. Ils ne mettaient l'accent que sur les leurs. C'est ce qui explique
sans doute le fait que les enseignements dispensés aux
élèves africains de cette période étaient
chargés de considérations mettant en avant la grandeur, la
beauté et la prééminence de l'Europe sur les autres
régions. Par exemple, l'instituteur de Kocoumbo lui apprend les noms de
quelques auteurs français, en prenant le soin de les magnifier.
«A l'école, son maître lui avait dit
que Victor Hugo avait été un grand savant et qu'il avait
façonné la langue française (...) Kocoumbo savait par
coeur plusieurs de ses épopées et, lorsqu'il les traduisait
à son père, celui-ci affirmait que c'étaient celles d'un
très grand patriarche, le plus grand patriarche probablement que la
France ait jamais eu... »
a. L'apport des lectures et des cartes
postales
Outre ces programmes scolaires pourtant liminaires et
limités, les jeunes africains s'orientent vers les lectures diverses et
les cartes postales pour accéder à ce que Mohammadou Kane a
appelé une « connaissance indirecte » de Paris.
Cette "connaissance" indirecte ou plutôt théorique de Paris est
encore plus grande chez Tanhoé Bertin. Il reconnaît lui-même
qu'en allant à Paris :
"Je vais cesser de contempler le Paris des cartes postales
et des écrans, le Paris qu'on (l'instituteur) me choisit selon l'humeur
du jour. (...) Je ne serai tributaire de personne. On ne verra pas pour moi, on
ne pensera pas pour moi ».
C'est par le fruit de ces mêmes lectures et les images
paradisiaques qu'elles véhiculent qu'il connaît "(les) Trois
Mousquetaires, Fanfan la Tulipe, Violettes Impériales, Charlie
Chaplin" Il faut souligner que l'influence des lectures dépasse
parfois la simple admiration de la "ville lumière" et porte sur d'autres
éléments et d'autres lieux de l'hexagone. Ainsi en est-il de Fara
dont le narrateur de Mirages de Paris nous dit que les lectures
renforce les rêveries :
« Une évolution lente, mais
régulière, se poursuivait en lui. Dès qu'il avait pu
sentir ce qu'il lisait, il s'était adonné, avec
frénésie, à la lecture des romans. Il y trouvait des amis
aux noms bizarres. A certain moment, il aurait souhaité s'appeler
d'Artagnan, avoir fait le voyage d'Angleterre, au risque de sa vie et rapporter
les ferrets de diamants. Faire de longues et héroïques
chevauchées dans quelque forêt de France, comme les mousquetaires
du Roy, et mettre pied à terre à l'auberge d'un village !...
Ainsi, un dangereux amour de l'exotisme prenait corps dans son âme
d'enfant encline aux illusions dorées »
D'autre part, le contenu des enseignements dispensés
à l'école coloniale incitait aussi à une découverte
théorique de Paris et de la France. On sait que cette école a
été mise en oeuvre pour imposer des conditions de civilisations
aux africains. Mais, on sait aussi par exemple que ses programmes accordaient
beaucoup de place à l'histoire et la géographie de la France et
de l'Europe au détriment de celles locales. Il n'était donc pas
rare qu'un instituteur enseigne puis interroge la culture
générale de la France. C'est par exemple le cas, dans
l'Aventure Ambiguë, où, dans sa classe de
« l'école nouvelle », le héros Samba Diallo
déploie l'étendue de ses connaissances sur la géographie
et l'histoire de la France. Assis dans sa classe aux côtés de Jean
Lacroix, le fils de M. Lacroix, un colon directeur de l'école, le jeune
homme répond à son instituteur M. Ndiaye qui demande à ces
élèves le nom du département dont Pau est la capitale et
le fait historique majeur qui se rattache à cette ville. "Le
département dont le chef-lieu est celui des
Basses-Pyrénées. Pau est la ville où naquit Henri IV"
déclare Samba Diallo dans un français correct et impeccable.
a. L'envie d'être ou de devenir le héros de
sa tribu
Tous nos protagonistes savent avant même de partir
qu'ils reviendront occuper des hautes responsabilités en Afrique. Cette
éventualité les motive et augmente leur envie de partir. Avant
même d'aller à Paris, Kocoumbo évalue déjà
les différents avantages qui vont s'ensuivre dès son
retour :
« Ce qui me plait dans ce voyage, c'est le
retour ! Dans deux ans, je serai pourvu de tous mes diplômes
d'avocat et je rentrerai triomphalement au village. On dansera en mon honneur,
on me rasera la tête, on m'offrira des moutons, on remerciera les dieux.
Je raconterai en détail ce que j'aurai vu, entendu et vus, et tous,
même les vieux, m'écouteront avec recueillement. Le village entier
tournera autour de moi et j'aurai l'impression de naître une seconde
fois ! »
Enfin, mieux que la découverte d'une ville
merveilleuse, le rêve parisien de nos auteurs, du moins à travers
ce qu'ils font dire à leurs personnages, est aussi et avant tout une
occasion d'assouvir l'idée de grandeur d'une personne, d'une famille ou
même d'un peuple. La plupart des héros que nous avons cités
sont présentés comme les meilleurs élèves qu'on
envoie à Paris se frotter aux blancs. Aki Barnabas, malgré la
dissuasion de son clan, est « mandaté » par sa
mère pour aller passer des diplômes et revenir savant. Celle-ci se
justifie par le fait que son fils est le jeune et le plus brillant
élève de son village ; en plus, il connaît le latin et
le grec, et parle le français avec élégance. C'est presque
les mêmes qualités qu'on retrouve chez Fara et Kocoumbo. Ce
dernier reçoit « sa lettre de mission » de son
père en ces termes du narrateur :
« Une idée lui vint, vague encore :
ne ferait-il pas bien d'envoyer son fils en France, lui aussi ? Il
nouerait ainsi dans le village des français, des relations directes avec
les grands patriarches français à qui les dieux avaient
inspiré tant de sagesse. S'il envoyait son fils en France, Oudjo ferait
sans doute plaisir à tous ses compatriotes ».
Tanhoé Bertin s'impose lui-même comme
l'envoyé spécial chargé d'aller « ouvrir grands
ses yeux » P8. La « feuille de route » remise
à Samba Diallo, le héros de l'Aventure Ambiguë, par les
notables Diallobé stipule qu'il aille «apprendre l'art de vaincre
sans avoir raison, (...) et de lier le bois au bois ». Il y'a donc,
dans la rêverie individuelle de chacun de nos personnages, celle de
l'auteur certes, mais aussi celles d'un groupe déterminé.
a. Les autres raisons du rêve parisien
A la lecture de nombreux romans parus durant la période
coloniale en Afrique noire francophone, l'évocation des tirailleurs et
autres « retraités » des grandes guerres mondiales,
reviennent parfois comme autant d'envie pour les romanciers de montrer une
proximité des africains avec leur puissance tutélaire, des
« indigènes » avec leur métropole. Ceci est
d'autant plus vrai que, historiquement, ceux des jeunes hommes africains
enrôlés dans l'armée française pour participer
à ces conflits -notamment la première et la deuxième
guerre mondiale- qui étaient revenus vivants dans leur village, avaient,
et continuent même de servir de points de repères aux historiens,
ethnologues, journalistes et romanciers qui s'intéressent à la
description de la métropole, des populations qui y vivent et de leurs
moeurs. S'il est vrai que les détails et éléments fournis
par ces « anciens combattants » sont souvent vagues et
secondaires, ils restent importants et constituent de précieux
repères à travers lesquels nos auteurs forgent leur vision
onirique de Paris, de la France ou de l'Europe.
Cette idée est parfaitement défendue par Ousmane
Socé lorsqu'il reconnaît que « les récits des
marins noirs, ceux des anciens combattants sénégalais, ceux des
colons, qui, dans leur nostalgie, enjolivaient leurs souvenirs »
entretenaient le rêve parisien de Fara. Dans l'Aventure
Ambiguë, Cheikh Hamidou Kane va plus loin encore dans
l'évocation du tirailleur comme reflet de
« l'Occident » ; l'un de ses personnages nommé
« le fou » est un ancien combattant. C'est lui qui donne
à l'assistance du peuple des Diallobé, réunie pour saluer
le retour d'Europe de Samba Diallo, des menus détails sur la vie au
« pays des blancs », tels que « les grands objets
rapides pour se mouvoir (voitures) », ou « les objets en
fer pour manger (cuillères et fourchettes) » qu'ils utilisent.
AA P 182-183
On pourrait aussi envisager les métiers de l'art comme
d'autres raisons majeures du rêve parisien des romanciers africains de
l'époque coloniale. La musique classique par exemple, celle des Mozart,
Bach, Beethoven connaît en Afrique, comme dans tous les coins du monde,
un réel succès. Le personnage d'Oyono, Aki Barnabas, en est sous
le charme (P 12). Pour sa part, le cinéma véhicule
déjà à cette époque, l'image d'une France gaie et
d'un Paris merveilleux. C'est d'ailleurs ce qu'affirment aussi bien
Tanhoé Bertin et Fara quand ils apprennent qu'ils vont aller à
Paris. Ils parlent davantage de sa beauté que d'autres choses. La
peinture et les spectacles ne sont pas en reste, et,
« (les) beaux monuments, (les) spectacles
féeriques » évoqués par Fara (P 15) concernent
aussi bien les monuments physiques comme l'Arc de triomphe, la Tour Eiffel, le
Louvre... d'une part, que les cirques, les expositions d'autre part. En outre,
Fara « connaissait la plupart des tableaux du Louvre grâce au
Larousse que son père lui avait donné en
récompense... »
Enfin, l'image du « colon temporaire »,
touriste qui vient passer ses vacances en Afrique, et souvent
présenté comme professeur à la Sorbonne, et aussi
« grand africaniste », est aussi importante dans ce
registre du rêve parisien. C'est le cas de M. Dansette et ceux qui
descendent à « l'Hôtel de France », dans
lequel travaille Aki Barnabas. C'est parfois à leur contact que le
rêve commence à prendre forme et pousse le jeune africain à
exprimer son envie d'exil ; « je veux aller en France, je ne
vis que pour ça » dit Aki à M. Dansette, ce
à quoi ce dernier lui réponds « je vous comprends
(...) la France, c'est le plus beau pays du monde ».
On voit bien ainsi, que le rêve de Paris, n'est pas
qu'une lubie d'un jeune en mal d'aventures. C'est aussi le moyen pour un peuple
de sortir de son isolement en cherchant à connaître l'autre dans
toute sa réalité.
I. Les raisons secondaires
Ce sont notamment l'influence du colon et du citoyen de Paris
sur le regard des jeunes africains et leur impact dans l'esprit des romanciers
africains francophones.
p. L'admiration du colon présent en
Afrique
Il faut rappeler que l'image du colon dans la
littérature africaine ne commence pas à l'époque
coloniale. Elle est déjà présente dans la
littérature orale. Et même bien avant. Selon Michèle
Dacher, qui emprunte aux textes de Jacques Chevrier, l'image du colon est
déjà présente dans la littérature orale africaine,
notamment à la fin du XVIIIe jusqu'au début du XIVe
siècle. Selon elle,
« Les traditions orales témoignent de
l'apparition des blancs sous forme de mythes génétiques et de
prophéties. Les premiers mythes rendent compte des différences
visibles entre les races par un accident ou par l'arbitraire divin, sans
instituer encore de hiérarchies entre elles ».
Elles sont calquées sur le schéma
chrétien -que les africains découvrent à ce
moment-là- de la venue du Messie. Le blanc a donc ainsi une posture
d'intouchable, de supérieur puisqu'il est rangé aux niveaux des
divinités. Devenu colon avec le début de la conquête
impériale, toujours d'après Michèle Dacher, il va
« quitter sa position fantasmatique pour faire irruption dans la
réalité quotidienne des noirs qu'il transforme
profondément ». Car, il est présent dans tous les
secteurs d'activité, éducation, religion, commerce,
administration coloniale... Pour cela, les colons devenaient des protagonistes
privilégiés des intrigues romanesques de l'époque
coloniale.
Dans les ouvrages de notre corpus, la vision fantasmatique de
Paris commence par l'évocation du « blanc »
présent en Afrique. Il est évoqué à plusieurs
reprises et sous plusieurs angles par nos auteurs. Ainsi par exemple, Dans
Chemins d'Europe, Oyono fait promener son héros, Aki Barnabas,
de colon en colon, présentant ses derniers comme autant de voies vers la
réussite de son héros. Leurs maisons sont belles, ils sont aussi
riches et leur standard de vie est élevé ; ce à quoi
pensent arriver en allant à Paris. Aki Barnabas, qui a l'ambition
"d'aller à la source voir comment ceux qui l'opprime vivent", ou, comme
il le dit lui-même « partir pour l'Europe, France, le seul
pays où je puisse me réaliser », parcourt les
domiciles de tous ces occidentaux présents dans sa ville afin de trouver
son chemin vers le continent européen.
De Chez Kriminopoulos, ce "vieux commerçant
crétois" (P 16), chez qui il est rabatteur, le jeune homme passera
ensuite chez les Gruchet, où il est le répétiteur de leur
jeune fille. Ici, il est en butte permanent avec les préjugés
raciaux de la dame de maison et de sa fille ; laquelle fille il est
sensé initié au latin et au grec. Toujours à la recherche
de sa voie, Aki ira aussi s'adresser à un fonctionnaire colonial
Monsieur Dansette, fonctionnaire colonial dont le séjour en Afrique
s'apparente davantage à une villégiature qu'à un
séjour de travail. Peu avant de croiser ce monsieur Dansette, il avait
travaillé comme guide touristique dans une autre famille
française, les Hébrard, qui possédaient un hôtel
baptisé à juste propos, et comme par hasard,
« Hôtel de France ». Seuls les touristes blancs y
descendaient. Toujours obstiné par son envie d'aller en Europe, et
convaincu que son bonheur sur terre n'est possible que là-bas, Aki ira
même jusqu'à adhérer à une organisation
exotérique, la secte de la Renaissance spirituelle, où, on
l'aidera enfin à trouver une possibilité pour aller en Europe.
On constate donc que l'image qu'Oyono et d'autres encore
donnent du blanc-colon, n'est guère reluisante. Ceux-ci sont
tantôt racistes, humiliants, pingres et même parfois manipulateur
comme l'est la fille Gruchet, qui essaie d'attirer Aki Barnabas dans ses bras,
en menaçant de le faire licencier au cas où il n'accepterait pas
ses avances. Même s'ils sont rares et marginaux, des exemples où
le colon est présenté sous un jour favorable sont
néanmoins présents dans ces romans. Monsieur Gabe par exemple, le
fonctionnaire colonial présent dans Kocoumbo, l'étudiant
noir est présenté comme un facilitateur, mieux, le principal
artisan du départ pour la France des jeunes étudiants africains
dont Kocoumbo fait partie.
Il recommande même ce dernier à sa soeur, Madame
Brigaud, afin qu'elle le prenne chez elle pendant les premiers mois de son
séjour à Paris. C'est d'ailleurs en voulant être comme un
autre colon, Me Sens, un avocat, que Kocoumbo voulu aussi aller à Paris.
Dans ce registre du « colon admirable », on pourrait aussi
évoquer Monsieur Lacroix, le directeur de « l'école
nouvelle » dans l'Aventure ambiguë, qui entretient des
rapports honnêtes avec les parents d'élèves, le chef du
village, ainsi qu'avec beaucoup d'autres
« personnalités » du pays des Diallobé comme
la Grande royale et le Chevalier, le père de Samba Diallo
D'autre part, et dans une toute autre vision, il faut
souligner que l'admiration des colons se caractérise aussi parfois par
une certaine assimilation qui frise même l'aliénation. Ainsi,
Koukoto, un personnage vaniteux et mythomane de Kocoumbo, l'étudiant
noir, ancien élève d'une Ecole primaire supérieure
dans son village de Côte d'Ivoire, se fait appeler Durandeau
« par amour de la langue française », dit-il,
dès son arrivée en France, pour y suivre ses études
supérieures. Il se justifie de ce choix en disant que
« Pour lui, Koukoto était un nom de
sauvage, (et que) Durandeau c'est un nom qui m'a toujours plu. Tu te
rappelles à l'Ecole supérieure, notre professeur de
français s'appelait Durandeau »
Cette assimilation, dégradante aux yeux des autres
jeunes étudiants noirs, est revendiquée par ce dernier qui pense
que le blanc est supérieur au noir ; c'est la raison pour laquelle
il fait tout pour être comme lui. La volonté d'être à
tout prix comme le blanc, est même parfois poussée jusqu'à
l'extrême déchéance humaine. Cette déchéance
peut-être parfois la délinquance ou la prostitution. On retrouve
ce dernier cas chez Nini, l'héroïne du roman d'Abdoulaye Sadji
(Nini, Mulâtresse du Sénégal, 1954).
Métisse, son seul rêve c'est d'être, vue et "admise" par un
des blancs qui vit dans sa ville de Saint-Louis du Sénégal. En ce
mettant sous leur regard elle espère rencontrer l'un d'eux qui pourra
l'épouser et l'amener vivre en Europe. Pour y parvenir, elle va de lit
en lit, animée par l'envie d'aller en France "sa patrie perdue" comme
dit le narrateur.
Comme on le voit donc, la concupiscence est aussi l'une des
voies d'attrait du blanc sur l'africain de cette époque coloniale. On a
connaissance, et cela se voit dans le roman d'Abdoulaye Sadji que nous venons
de citer, de toutes ces jeunes filles « invitées »
à se prostituer auprès des administrateurs et autres
commerçants blancs présents en Afrique avant les
indépendances. Certainement en leur miroitant, entre autres, les
attraits de la ville lumière, les colons parvenaient facilement à
« s'offrir » ces jeunes. Cette voie de la concupiscence est
un temps envisagée par Aki Barnabas lorsque, prit dans son tourbillon
d'admiration des Gruchet, il se met à envisager une aventure
adultérine entre Madame Gruchet et lui :
« elle m'attirait, dit-il, m'excitait avec le
romantisme de la femme blanche interdite, et ma nature inquiète,
enthousiaste et passionnée, avait fait de ce sentiment quelque chose qui
dépassait toutes les limites... ».
Toujours dans registre de l'admiration du colon présent
en Afrique comme reflet de Paris et de la France, on pourrait également
citer l'admiration qu'ont les jeunes noirs de leur manière de vivre
(«... ils détenaient à eux seuls la grosse part des
richesses du monde... », de leur tenue vestimentaire, de leur
régime alimentaire et même des lieux d'où ils viennent :
« les pays d'au-delà exerçaient sur (eux) une
séduction irrésistible ». On le voit bien
à travers ces exemples que le colon et tout ce qui le concerne font
rêver nos auteurs autant que peuvent le faire les images de cinéma
et celles issues des lectures et des cartes postales.
a. La connaissance du parisien : ethnologie
à rebours ?
Même s'il ne sera présent que dans le Paris
réel, nous nous sommes permis ici d'anticiper sur le portrait du
parisien. C'est le citoyen de Paris, dont nous avons pensé
établir un portrait-robot à partir des évocations faites
dans les romans que nous étudions. Elle est greffée à
celle de la ville. D'ailleurs le narrateur-héros d'Un nègre
à Paris ne se trompe pas quand il assimile systématiquement
le parisien à sa ville. Le roman, dans son entièreté ne
délimite pas de frontières entre la ville et ses citoyens. En
quelque sorte Paris et le parisien ne font qu'un. Avec des qualités et
des défauts.
Pour ce personnage, « le parisien est un
être exceptionnel ; un individu qui au plus fort de ses
rêveries, ne perd jamais les pédales ».
Tanhoé Bertin, comme d'ailleurs tous les autres personnages qui arrivent
à Paris, doit s'accommoder de lui, car il est chez lui. A chaque rue,
à la fac, dans chaque endroit où nos héros se rendent, ils
doivent combiner avec un parisien. « Ils sont cinq
millions » dit Tanhoé, et à ce nombre, il serait
difficile de ne pas les croiser en chemin. Le parisien tient à sa ville
et « pour rien au monde (il) n'accepterait de voir Paris changer
de visage, d'habitudes, de comportement ». Le parisien que
rencontrent nos personnages est aussi « bon camarade,
honnête, franc », comme l'est Raymond Brigaud, le copain
français de Kocoumbo. Il est aussi très intelligent, et a du
retard et de l'absence, le plus grand mépris. Ce sont tous ces
aspects qui permettent de comprendre la périphrase Ville lumière;
« Il n'aime pas qu'on se montre en retard sur
quoi que ce soit. N'est-il pas le cerveau du monde ? Si le cerveau devait
faillir, que feraient les pieds ? C'est ce qu'il faut entendre par Paris
Ville de Lumière »
Mais le parisien a aussi ses défauts,
particulièrement envers les femmes. Habitué à vivre chez
lui et fier de ses acquis, il a le plus grand mal à considérer
les autres ; principalement les femmes : « Le parisien
si courtois, n'est pas toujours aimable envers les femmes, depuis que ces
dernières lui livrent une lutte sans merci dans tous les
domaines ». Toujours selon Tanhoé Bertin, le parisien est
aussi matérialiste et semble se préoccuper des choses plus que
des êtres ; « je soupçonne le parisien de voir
les choses plutôt que les hommes, de faire violence à son coeur
pour paraître maître de lui ». Son alter ego
féminin « la parisienne » ne trouve pas plus grâce
aux yeux de Tanhoé Bertin. Il la trouve sans relief, plastique et
habituée à « se farder pour tromper le
temps ».
Au final, les images du parisien et du colon données
par ces personnages, montrent bien que nos romanciers font aussi oeuvre
d'ethnologie. Ils se sont intéressés à l'étude
comparative des deux sociétés africaine et européenne qui
se présentent à eux. En outre, en montrant leurs traits, en
présentant aussi certains de leurs caractères, ces romanciers
visent en fait à travers ces personnages, à niveler les valeurs
entre ces « autres » et eux, de sorte qu'il n'y ait plus de
différence de perception entre le blanc et le noir, entre
l'européen et l'africain. De « sujet », ils
transforment donc le blanc en « objet » et, à
l'inverse, l'africain passe « d'objet » à
« sujet ». C'est donc ce renversement, cette inversion des
rôles que Katharina Städtler qualifie « d'ethnologie
à rebours ».
a. La mise en scène de l'altérité
de l'étranger
Le couple descriptif blanc colon-parisien, offre aussi bien,
aux personnages de nos romans, qu'à leur auteur, la possibilité
de réfléchir à leur altérité, si ce n'est
tout simplement à celle des autres (blancs). L'intention de cette
démarche, c'est, outre d'inscrire ces réalités humaines
que sont le colon et le parisien, dans le cadre géographique qui s'offre
à nos jeunes personnages, mais aussi et surtout à
eux-mêmes, en tant que « Autres ».
« L'Autre » étant bien entendu, l'individu autre
(par sa race) de celui qui écrit ; c'est-à-dire le blanc.
Chacun des principaux protagonistes des romans que nous
étudions, va donc faire sien cette conception d'être humain
différent de « l'autre », le colon ou le parisien.
Ainsi, nous verrons comment certains vont avoir un regard différent sur
le parisien. Tanhoé Bertin par exemple, ne s'embarrasse pas pour dire
qu'il n'y a entre le parisien et lui aucune consanguinité. Ce dernier
n'est pas son ami et, le moins qu'il veut pouvoir faire en allant à
Paris, c'est d'effrayer le parisien : il annonce d'ailleurs à un
interlocuteur fictif avec qui il « dialogue » tout au long
du roman, qu'il va profiter de son séjour pour poser son regard
méchant sur le parisien et sur sa ville :
« j'aurai bien voulu, si cela était
faisable, emporter avec moi tes yeux pour qu'ils voient ce que je vais voir,
car je vais là-bas ouvrir grands les miens... je les ouvrirai si grands
que les parisiens auront peur. Je vais les effrayer. Je tiens à les
effrayer par ces yeux grands ouverts, cherchant à tout capter et
j'ouvrirai aussi mes pores et tout mon être... ».
Est-ce par pure fantaisie que Dadié fait de son
personnage un ambassadeur impavide ? Pire même quelqu'un de
menaçant ? Nous ne pensons pas, car en choisissant d'aller chez
« l'autre » avec l'intention de l'effrayer et de ne pas se
laisser dominer, il adopte à n'en point douter, une attitude de
révolte politique et sociale vis-à-vis de l'ordre établi
par Paris dans ses colonies. C'est comme s'il voulait absolument inverser le
schéma victime, ou colonisé (noir) - bourreau, colon (blanc). En
optant ainsi, un choix que d'autres romanciers africains postcoloniaux
suivront, ce n'est pas qu'à un renversement de rôles que
Dadié s'aventure, mais également à une
reconsidération du colonisé par le colon, des esclaves par les
maîtres, des riches par les pauvres. Cette vision n'est pas
partagée pas Socé ; son personnage est encore assez
impressionné et surpris par le blanc. Il ne se révolte jamais,
même au plus fort de sa marginalisation par les parents de sa compagne
Jacqueline Bourciez, ou d'autres personnes encore. Tel est par exemple le cas
lorsqu'il se retrouve dans cette scène des pages 31-32 face à un
conférencier blanc qui dresse un portrait lapidaire et plein d'opinions
maladroites du noir et de l'Afrique. Malgré sa colère et son
dépit, il ne trouve pas la force et le courage de contester cette
version et de rectifier ces informations qu'il sait fausses. Fara est tout
aussi écoeuré de l'attitude de Monsieur et Madame Bourciez, qui,
ne supportant pas que leur fille épouse un noir, la renient
pratiquement.
On trouve également cette image du noir manifestant son
altérité en tant qu'être inférieur, chez Kocoumbo.
Celui-ci préfère en effet regarder le blanc dans toute sa
splendeur, comme un être supérieur Ceci est visible dans son
comportement avec ses « petits camarades » du lycée
d'Anonon-les-Bains, de même qu'envers les membres de sa famille
d'accueil. Malgré sa frustration interne, il n'arrive par exemple pas
à « réagir » face aux jeunes
élèves qui l'humilient à la fête de classe du
lycée d'Anonon-les-Bains. Il maintient ce même jugement de
grandeur sur son copain Jacques Bourre -pourtant plus jeune que lui-, sur
Raymond. Le comble de la stupidité, c'est quand Kocoumbo accepte aussi
de subir l'ascendant de Durandeau. Est-ce parce que celui-ci a pris un nom
français et se comporte comme un blanc ? Assurément, car on
comprend mal comment le jeune homme, pourtant réputé au village
pour sa bravoure et son intelligence, n'a pas la même attitude envers ses
autres compatriotes Nadan, Mou ou Douk. Au delà de Kocoumbo, s'il y a
une autre constatation qu'on pourrait faire, c'est que, tous ces personnages
prennent conscience que l'image du blanc riche et opulent qu'ils avaient
à travers le colon en Afrique, n'est pas tout à fait vraie,
même si certains l'envient toujours :
« Lui (Durandeau) qui croyait, à son
départ d'Afrique, avec tous ses camarades d'ailleurs, que chaque blanc
en France avait sa voiture - à cause de l'énorme standard de vie
du plus modeste comparé à l'indigène - lui qui pensait
alors devoir de ce fait, en posséder nécessairement une (...)
avait appris que ce moyen de locomotion n'était que le privilège
d'une certaine classe vers laquelle toute son énergie et toute sa
volonté tendirent aussitôt... »
A travers ces quelques exemples, on comprend donc que ces
représentations de Paris sont aussi l'occasion de s'exprimer de
manière détendue et libre sur le « l'autre »,
c'est-à-dire le blanc. On se doit aussi de reconnaître que, la
représentation de Paris par les romanciers africains francophones,
apparaît aussi comme la seule possibilité de s'exprimer sur une
situation réelle vécue par les populations africaines pendant la
colonisation : la sujétion de l'africain par le colon blanc. Ne
pouvant exprimer leur désapprobation, ni par voie politique, ni par
aucun autre moyen, l'écriture était donc le moyen adéquat
pour exprimer leur altérité culturelle, humaine. Comment analyser
cette mise en scène dans le contexte de la littérature
française de cette époque coloniale ?
I. Le regard périphérique du
colonisé ?
Parce qu'elle n'avait pas d'autres repères que ceux de
la littérature française, la littérature africaine
francophone, du moins celle du début du siècle dernier a
énormément puisé dans le réservoir de celle de la
métropole ; tant dans la forme que dans les thèmes. Sur
certains sujets (récits de voyages, description de la nature, la
représentation des villes comme Paris...) des auteurs africains se sont
appliqués à produire des ouvrages tout à fait similaires
à ceux de leurs collègues de métropole. D'autres par
contre ont choisi d'innover et, parfois de se différencier, en apportant
un regard nouveau, que la critique a qualifié de « regard
périphérique ». C'est Katharina Städtler qui
développe le mieux ce concept de « regard
périphérique », au sujet de l'approche des
écrivains d'Afrique noire francophone. Pour elle, face à un sujet
donné, (Paris en l'occurrence), la vision des écrivains venus
d'ailleurs diffère forcément de celle des auteurs de la
métropole, car, même s'ils ont la même langue en usage, ils
n'ont pas souvent la même perception du sujet, encore moins le même
rapport à ce sujet. Quels sont les éléments qui permettent
de mettre en lumière ce concept ? Quel sens peut-on lui
attribuer ?
s. Les éléments du regard
périphérique
D'après certains critiques littéraires, les
textes que nous étudions sont une contribution exotique à la
littérature sur Paris. Car, ils viennent de la
"périphérie". Par cette expression, ils désignent les
lieux de production littéraire les plus éloignés du
centre, pris ici comme la France. L'Afrique francophone, comme les
Caraïbes et le Maghreb en font partie. Ainsi, Dadié, Socé,
Aké Loba et Oyono sont considérés comme des
« auteurs périphériques ». Ils sont
possesseurs d'une éducation scolaire et académique
française, mais ont aussi en même temps une culture d'ailleurs,
d'Afrique en l'occurrence, qui leur fait avoir une double appartenance
culturelle. Dès lors, la langue parlée, le français, n'a
parfois pas le même sens chez le parisien que chez eux que chez
Aragon et Hugo par exemples. De ce fait, ce ne peut donc pas
être le même rapport que le parisien a avec sa ville que le jeune
africain qui y débarque. Les expressions ne sont pas les mêmes sur
certains sujets même quand ils sont communs. La langue est davantage le
produit de la colonisation et sert à distinguer les citoyens instruits
des illettrés, chez les africains. Ceux qui la maîtrisent sont
même parfois appelés les « blancs » ;
à contrario, cette même langue est pour le parisien un
élément fondamental de sa constitution. On dirait même,
pour reprendre un truisme bien connu en Afrique francophone, « un
parisien c'est celui qui parle français ». Comme on le voit au
travers de ces quelques éléments, le clivage entre centre et
périphérie est donc perceptible et réel. Il permet aussi
de différencier les auteurs français des auteurs francophones.
Car ces derniers, les africains notamment, sont héritiers de la double
culture dont nous venons de parler.
C'est ce qui se dégage de leurs romans, à
l'exemple de ceux que nous étudions : leurs héros,
formés une première fois en Afrique -à l'Ecole
supérieure comme Durandeau- viennent à Paris parfaire leur
formation. Ils pensent pourtant posséder déjà les
fondements de celle-ci, à travers les enseignements reçus dans
leur village. Une fois à Paris, ils vont se rendre compte du contraire
et, sans les rejeter, on leur fera comprendre que cette formation qu'ils ont
reçue avec le label français, n'en est qu'une au rabais.
Même si dans leur ensemble, ils arrivent à avoir une conversation
compréhensible avec leurs différents interlocuteurs, il n'en
demeure pas moins vrai, qu'à certains moments, ils éprouvent de
réelles difficultés de compréhension. C'est ce qui arrive
à Kocoumbo, qui, en plus de ne pas comprendre le sens de la discussion
que les Brigaud et leurs autres hôtes ont sur l'art contemporain, il ne
capte pas la moitié de ce qu'ils disent car leur débit de parole
est trop rapide. Du coup, il va s'ouvrir pour lui, comme pour les autres
héros de notre corpus, une période d'incertitude et de
redécouverte d'une langue et d'une culture qu'ils pensaient
maîtriser en partie. Ce faisant, ils apprendront néanmoins
plusieurs choses Au rang des choses apprises, il y a bien sûr la
géographie, l'histoire, les moeurs de Paris, ville à laquelle ils
ont rêver.
Kocoumbo, Fara, Tanhoé Bertin et dans une moindre
mesure Aki Barnabas, vont se familiariser avec l'image du Paris réel.
Mais ils vont aussi s'apercevoir que cette image était truffée
d'erreurs et de faussetés. Confrontés aux réalités
de la métropole, le Paris rêvé de ces jeunes
conditionnés par les lectures et l'école coloniale, deviendra
générateur d'un regard nouveau, un regard
périphérique. Certains éléments, certaines
réalités seront complètement différentes de ce
à quoi ils avaient pensé, en quittant leur village. Ce nouveau
regard est amplement véhiculé par le personnage
autodiégétique de Bernard Dadié. Possédant, de tous
les héros étudiés, la meilleure culture
générale et sans doute la meilleure connaissance de Paris, il se
joue de ces symboles. Le 14 juillet, jour de la fête nationale et aussi
jour de la prise de la Bastille sont ainsi tournés en dérision en
page 28 et 29 :
« (...) Et depuis ce jour, la parisien
fête sa liberté recouvrée. Voulant toujours servir
d'exemple, il aime qu'on assiste à son 14 juillet, il veut qu'on sache
qu'il a été lui aussi la chose de ses rois et qu'à force
de patience, de labeur, d'efforts il s'est retrouvé ».
a. Une vision particulière aux africains
francophones
Pour les africains francophones en général,
Paris est le centre du monde. Cela est déjà vrai avant les
indépendances des anciennes colonies françaises. Or, Paris exerce
sur ces colonies, une autorité politique économique et culturelle
de toute rigueur. Les conditions d'émancipation des peuples
colonisés sont presque inexistantes. Malgré tout cela, les
romanciers de l'époque coloniale rêvaient encore et toujours de
Paris. Leur louange de Paris se fait même parfois au détriment de
leur propre continent, et entraîne de leur part un regard critique sur
leur pays. Dans un dialogue profond qu'il a avec sa bienfaitrice Madame Brigaud
(pages 153 - 157), Kocoumbo dit ne pouvoir retourner chez lui en Afrique, parce
qu'il veut apprendre à travailler comme les français, et ainsi,
ne pas grossir le nombre d'illettrés de son village :
« J'ai eu plusieurs fois la tentation de
retourner chez moi pour vivre tranquillement heureux ; mais quelque chose
m'empêchait de suivre mes sentiments. Cette force qui me retient, je
crois savoir d'où elle vient. (...) C'est simple, la France m'a
émerveillé par le travail qu'elle a fourni, un travail dont je
n'avais pas la moindre idée quand j'étais chez moi. Lorsque j'ai
compris que toutes ces réalisations qui font partie de votre vie
quotidienne sont le fruit du savoir de l'homme et de ses pénibles
recherches, surtout lorsque je me suis rendu compte que ce savoir a
été atteint par de longs efforts, j'ai vu avec précision
les vides et la faiblesse de l'Afrique. Quand je calcule que sur cent
personnes, il y a cent ignares calfeutrés dans leur brousse et leurs
cases, qui rampent dans l'ignorance... »
Malgré cette admiration et la reconnaissance de toutes
les qualités de la France, Paris reste aussi, et nous le rappelons
juste, le lieu symbole de l'humiliation, de l'asservissement et des souffrances
de leurs peuples. C'est une ville impériale, comme le sont les villes
capitales des pays ayant bénéficié d'une part du
« gâteau » lors du Deuxième Congrès de
Berlin. Et en tant que telle, elle définit et impulse la politique de
sujétion et d'asservissement des régions qu'elle colonise.
Seulement, même si elle opprime, elle conserve un pouvoir de
séduction, qui, à l'évidence, ne laisse pas
indifférent les populations africaines. C'est donc finalement son
côté attrayant qui reste le mieux dans l'esprit des
écrivains africains. C'est sans doute pour cette raison que nos
romanciers poussent leurs personnages vers cette ville qui "ne doit pas
être une ville comme toutes les autres". Car, mus eux-mêmes
par le souci de découvrir et de connaître, ils ont "envoyé"
leur héros à Paris (Fara, Kocoumbo, Tanhoé Bertin) quand
ils ne les y ont pas précédés tout simplement (Aki
Barnabas). Ils espèrent par là être les guides de leur
peuple vers la modernité ou tout simplement leurs
« envoyés spéciaux » dans la
métropole. C'est donc, une façon d'agir en éclaireur.
C'est aussi, à des degrés moindres, opérer une ethnologie
à rebours en ce sens que c'est le noir qui va porter son regard sur le
blanc. Ceci veut dire que Tanhoé Bertin, Kocoumbo et Fara par exemples
qui s'expriment sur le parisien en particulier et le blanc en
général, contribuent ainsi à inverser les rôles de
« sujet » en « objet ».
D'autre part, le regard périphérique n'est pas
une vue uniforme à un continent. Il a aussi des particularités
à l'intérieur de lui-même, qui pourrait faire
apparaître des sous regard périphériques ; ainsi, au
sujet de Paris, les écrivains d'Afrique noire francophone n'ont pas la
même vision que leurs confères du Maghreb par exemple. Pour ces
derniers, Paris n'est pas le seul ou plutôt le premier de rêverie.
Son statut de métropole toute puissante, de
« centre » et de lieu de référence absolu
n'est pas le même. Dans leur démarche littéraire, les
romanciers francophones d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et dans une
certaine mesure d'Egypte, sont, pour des raisons religieuses et culturelles,
d'abord fascinés et attirés par l'Orient, pris comme premier lieu
de référence.
« Les rapports des écrivains
maghrébins colonisé avec Paris sont d'ailleurs complexes. Outre
la concurrence linguistique entre le français et l'arabe qui n'existait
pas en Afrique sub-saharienne, la place de la Mecque dans le monde arabe, et la
présence d'universités au Maroc, en Tunisie et en Egypte, ont
fourni un contrepoint au prestige culturel et intellectuel de Paris pendant
l'époque coloniale ».
a. Le sens du regard périphérique
africain
Le regard nouveau des écrivains africains francophones
sur la ville de Paris et sur bien d'autres éléments encore, a
posé un problème aussi bien à l'administration coloniale
de cette époque, qu'à la critique littéraire
française. Il matérialisait, sur des sujets communs, une
différence parfois radicale de vue entre la métropole et ses
colonies, entre le « centre » et la
périphérie. Or, la dichotomie entre le
« centre » et la périphérie n'a pas souvent
été évoquée à Paris à cette
époque-là. Du moins, en ce qui concerne la littérature.
Ceci pour la simple raison que la France avait envisager fortement
d'intégrer ses anciennes colonies dans un ensemble culturel,
initiée par «l'école coloniale » et, poursuivie
plus tard par la Francophonie et ses organes constituants tels que l'Agence de
coopération culturelle et technique (ACCT, aujourd'hui
AIF) ou encore l'Organisation internationale de la francophonie
(OIF) et l'Agence universitaire de la francophonie (AUF).
Il y avait, à travers ces
« projets », une volonté de créer un espace
culturel "homogène" et sans disparité. « L'école
coloniale » commença donc à produire les intellectuels
autochtones « made in France », qui après avoir
reçu une première formation en Afrique, allaient poursuivre leurs
études en France, afin de revenir conduire les affaires de leur pays. Ce
fut le cas pour les auteurs que nous étudions. C'est aussi ce qui
apparaît pour plusieurs de leurs personnages. Le regard
périphérique des auteurs africains francophones dès lors
se fit donc, pour certains, « collaborateur », et pour
d'autres, « résistant » à ces projets. Pour
les premiers, il consista à continuer d'être complaisant, à
accepter une injuste hiérarchie établie, et parfois, à
n'attendre son « salut » que de l'Autre.
C'est ce qu'on a observé chez Aké Loba, dont le
protagoniste principal Kocoumbo réussi chaque fois à se tirer
d'une situation difficile grâce à un deus ex machina blanc ;
La famille Brigaud à son arrivée et lors de ses congés
scolaires lui offre leur hospitalité. Jacques Bourre l'aide à
réviser ses leçons quand il a du retard dans ses cours ;
Denise lui redonne goût à la vie, avant que Monsieur Gabe ne
vienne le tirer d'un « suicide » annoncé. Aux
antipodes de cette collaboration, Tanhoé Bertin est plus critique ;
il a déjà promis d'effrayer les blancs avec ses grands yeux. Il
se moque des journalistes, « une race turbulente, à l'origine
obscure » ; il se montre aussi caustique et railleur de
certaines moeurs parisiennes comme dans ce paragraphe
« Tout me sépare du parisien : la
couleur, la mentalité, ses machines, son frigo, son
téléphone. J'ai beau l'imiter, je constate entre lui et moi, en
certaines heures, un fossé. Un homme qui peut se tuer pour les belles
jambes d'une femme et, pour confirmer une rupture, réclame quoi ?
Ses lettres d'amour, négligeant les robes et les bijoux offerts à
l'amie ! »
En somme, le regard périphérique des romanciers
africains de la période coloniale sur Paris, la France et l'Europe,
quelque soit son orientation, a joué un rôle
prépondérant dans les rapports culturels franco-africains,
rapports dont ces romanciers ont fait l'écho. Selon Katharina
Städtler, il a permis, au sujet de Paris « de manipuler
l'objet de leur regard, et (...) à déconstruire le rationalisme
et l'épistème européens ». Ce regard a
aussi favorisé la mise en place du « métissage
culturel » réclamé par Senghor, qui devait
intégrer, dans un même ensemble, la culture africaine au
même pied d'égalité que la culture française.
Il est également devenu in fine un topos, un moyen
artistique, bref un filon littéraire que d'autres après eux
exploiteront. Car, il était le résultat du séjour en
métropole de ces romanciers qui, après avoir reconnu l'objet de
leur rêve, puis, l'avoir visité et fréquenté, l'on
enfin décrit, raconté dans leurs romans. C'est aussi ce regard
périphérique qui leur donnait aussi la possibilité
d'émanciper leur regard et d'envisager de se démettre de la
tutelle politique, économique et culturelle française. Dans la
plupart des cas, ces ouvrages avaient de forts relents autobiographiques, et
c'est là encore une preuve que l'itinéraire emprunté par
le personnage principal est celui qu'a effectué le narrateur-auteur
quelques temps plus tôt. Au demeurant, il appert que Paris, pris comme
sujet, exerce sur ces romanciers, à la fois une fascination et une
attirance importantes. La formule juste de cette exaltation est toute
trouvée par Aké Loba :
« Parisien ! Tout ce qui venait de Paris avait
pour la jeunesse (africaine) un attrait passionnant, tout ce qui venait de
Paris était considéré par elle avec un respect à la
fois sacré et craintif. Les rares parisiens qu'ils avaient vus en ville
bénéficiaient de l'engouement général. On les
admirait, on les contemplait comme des oeuvres d'art ».
Il y a lieu de dire en définitive, que le rêve
parisien que développe ses personnages, et qui a aussi germé dans
la tête des nombreux jeunes africains venus étudier en France
avant les indépendances, était réel. Il était
même légitime, si l'on tient compte des éléments qui
motivent ce rêve. Ce qu'ils ont appris à l'école, ce qu'ils
ont vu au cinéma et dans divers livres, par exemples, les a convaincu
d'aller à Paris. Sujets français, ils étaient donc aussi
un peu chez eux à Paris. La splendeur de cette ville, sa beauté,
bref toutes ses qualités méritent d'être touchées du
doigt. Le rêve entretenant la réalité, il leur a permis de
faire la moitié du trajet vers ce lieu abstrait, symbole du bonheur,
qu'ils se sont imaginés. Rêver de Paris dans ce contexte,
c'était donc se donner l'illusion de vivre pleinement, de progresser et
de « devenir quelqu'un ».
La simple intuition de voir réaliser ce rêve
donnait des ailes. Pire même, la réception d'un
élément matérialisant le départ pour la
métropole (billet de voyage, lettre d'invitation), rendait certains
d'entre eux hystériques et d'autres présomptueux.
L'hystérie, c'est ce qui s'empare de Tanhoé Bertin quand il
reçoit son billet d'avion pour Paris. Son récit sur cet
état de fait dure près de trois pages (7 à 10). Chez
Kocoumbo, c'est plutôt un sentiment de supériorité, de
mépris et de dédain qui s'empare de lui. Dans ses rêves de
futur parisien, il se donne de l'importance devant ses amis et
dévalorise même son village.
« Sa démarche se fit de plus en plus
fière. Il ne put s'empêcher de relever un peu ses coudes, de faire
légèrement bomber sa poitrine, de rejeter sa tête en
arrière lorsqu'il passait devant les jeunes filles ».
Cette attitude condescendante et méprisante, qui lui
fera perdre des amis, peut être considérée comme l'envers
du décor du caractère de civilisé auquel ces jeunes
croient arriver en allant à Paris. Du coup, on peut se demander si, une
fois qu'ils seront parvenus dans cette ville, ils sauront être à
la hauteur de « l'homme civilisé ». L'objet de leur
rêve sera t-il à la dimension de ce qu'ils avaient
imaginé ? En d'autres termes, le Paris réel sera-t-il la
copie pratique et concrète du Paris rêvé ?
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