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La Représentation de la ville de Paris dans le roman négro-africain

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par Aubin KUIETCHE FONKOU
Université Paris 13 - Master 1 (ex-maà®trise) 2005
  

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Première partie : DE LA LITTERATURE AFRICAINE A LA REPRESENTATION DE LA VILLE DE PARIS

I. Rappels sur la littérature africaine

La littérature africaine, orale puis écrite, a contribué à travers ses thèmes et ses sujets à l'établissement d'une littérature planétaire, et partant, d'une civilisation de l'universel. Oubliée pendant longtemps, elle n'avait intéressé le grand public, surtout occidental, que par sa curiosité -notamment les rites et les coutumes qui s'y trouvent consignées- et son caractère exotique. C'est cet exotisme justement, fait de pittoresque, de paysages sauvages et autres univers primitifs qui fit sa particularité entre toutes autres littératures et qui inspira dès le 19e siècle, d'une part des historiens et des ethnologues comme Delafosse ou encore l'allemand Léo Frobenius et son Histoire de la civilisation africaine (1936) ; et, d'autre part des romanciers-explorateurs comme Pierre Loti, Jules Verne ou même, un peu plus tard, André Gide et son Voyage au Congo (1927).

a. La littérature orale

Historiquement, la littérature orale est considérée comme la première littérature du continent africain. Elle a été essentiellement portée par une civilisation de l'oralité. Cette civilisation elle-même était le reflet de la Tradition orale ou plutôt des traditions orales, ainsi est-il convenu de parler, tant les différences sont parfois grandes entre les us et coutumes des différents peuples qui constituent l'Afrique noire. Liliane Kesteloot définit la tradition orale comme « l'ensemble de tous les types de témoignages transmis verbalement par un peuple sur son passé ». Ces témoignages dont elle parle, sont rendus à travers des fables, des mythes, des contes, des proverbes, des chants et aussi des épopées, qui, jusqu'à l'avènement d'une littérature écrite sur le continent noir, ont été les genres les plus en vue. De ce fait, les griots, tout comme les conteurs, étaient donc les « auteurs » à la mode. Véritables maîtres de la parole, ces derniers tenaient en attention tout un public par leurs histoires pendant des soirées festives et à l'occasion d'autres évènements heureux ou malheureux dans le village.

Tous ces genres que nous venons de citer sont des genres dits, c'est-à-dire portés par la parole, un peu comme les poèmes épiques qui étaient déclamés par les aèdes dans la Grèce antique. Ils sont aussi très populaires et constituent une véritable richesse culturelle du continent africain. A propos d'eux, Senghor dira à juste titre dans la préface aux Contes d'Amadou Koumba, que « (...) en Afrique noire, toute fable, voire tout conte, est l'expression imagée d'une vérité morale, à la fois connaissance du monde et leçon de vie sociale ». Le conte par exemple, de loin le genre le plus connu, a donné matière à plusieurs récits dont les Contes d'Amadou Koumba (1947) et les Nouveaux contes d'Amadou Koumba (1958)  de Birago Diop (1906 - 1989) par exemples. Enseignés à l'école à des générations d'africains, ces deux recueils mettent en scène, à travers des thèmes traditionnels et originaux, les aventures des hommes et des animaux vivant ensemble, se défiant et se soutenant mutuellement.

Au delà de cet exemple, le conte a également cette particularité qu'il présente des aventures réelles ou imaginaires dans le but de transmettre un enseignement. En Afrique, il est dit aux jeunes par les anciens considérés comme des sages. Autre «sous- genre » ayant fait le succès de la littérature orale africaine, les proverbes, qu'on rencontrera énormément dans la suite de notre travail, car ils sont légion dans les romans de notre corpus, notamment Un nègre à Paris et Mirages de Paris. Ce sont des vérités imagées auxquelles le conte sert le plus souvent d'illustration. Les conteurs et les griots, de même que les sages et toutes les personnes qui prenaient la parole en public s'en servaient comme phrase d'annonce ou phrase finale servant de moralité à leur propos. Chez les poètes, romanciers et dramaturges qui prendront la suite de ces « oraliers », les proverbes sont utilisés à des fins esthétiques ; en effet, ils embellissent les textes et connotent l'éloquence et la sagesse de celui qui les utilise.

En somme, on peut donc constater que cette tradition orale littéraire forgée autour du conte et des proverbes, a rempli plusieurs fonctions dans la société africaine. Source de distraction, méthode de formation didactique pour les jeunes, moyen de diffusion de croyances et traditions culturelles, cette tradition a aussi constituée un fonds thématique important pour des générations d'écrivains africains et parfois même étrangers. Les poètes, dramaturges et romanciers africains d'aujourd'hui, continuent de puiser dans ce réservoir inestimable, accessible à tous. De ce fait, il n'est pas exagéré de dire que « la littérature orale est (donc) une tradition populaire, commune à tous ».

Cependant, malgré sa richesse il convient de relativiser son apport à la littérature écrite africaine. En effet, certaines études effectuées sur la littérature orale africaine ont montré ses limites. Pour Jacques Chevrier,

« Elles tiennent d'une part à la nature même de ces textes, et d'autre part à l'évolution rapide des moyens de communication entre les hommes dans l'Afrique contemporaine. Il est en effet certain que la transcription écrite d'un texte primitivement destiné à l'oralité le dénature, et qu'il est quasiment impossible d'en restituer ce que Houis appelle « l'identité prosodique », c'est-à-dire l'étroite symbiose entre les éléments qui interviennent dans sa composition, le verbe, la musique, le rythme et la mimique ».

a. La littérature écrite

Selon les historiens de la littérature africaine, la littérature écrite a succédé à la littérature orale. Elle se situe aux confluents de divers courants : ses propres traditions locales, l'impact des civilisations étrangères, l'influence des évangélisations chrétiennes et de la conquête arabe, sans oublier le rôle de la colonisation et de ses corollaires. La révolution de l'écrit née de l'avènement de l'imprimerie au XVe siècle n'ayant atteint le continent africain que très tard, toute sa littérature a d'abord été orale. Les véritables premiers manuscrits apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Swahili Ubendi Wa Tambuka (« le poème épique de Tambuka ») en 1778 et The Interesting Narrative of the life of Olaudah Equiano or Gustavus Vassa the African, written by himself (autobiographie d'Equiano, un esclave affranchi) en 1789, en sont quelques exemples.

Comme ceux-ci, ce sont pour la plupart des textes hagiographiques, retraçant la vie d'un grand conquérant comme par exemple Chaka ou Soundiata, et parfois des esclaves affranchis comme on vient de le voir avec Equiano. Pour le reste, il y'a aussi dans cette littérature première africaine, des documents religieux, le plus souvent des traductions de la Bible, faites par des missionnaires, venus évangéliser les populations de ce continent. Mais ces textes restent marginaux car ce n'est que grâce à des travaux récents qu'on en a eu connaissance. Et puis, leur diffusion a été presque inexistante. D'abord parce que leurs sources, quand elle ne sont pas invérifiables, elles sont tout simplement apocryphes. En outre, l'absence d'imprimeries à cette époque là dans les pays africains, n'a pas non plus permis d'éditer et de conserver intacts lesdits textes.

Ce n'est donc qu'à partir du début du XXe siècle, que la littérature écrite va prendre son véritable envol en Afrique. Les textes deviennent plus nombreux : recueils de poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. Inspirés par l'exemple des noirs américains, dont le mouvement artistique, littéraire et culturel (la Negro-Renaissance) a éclos peu avant, les auteurs africains, qu'ils soient lettrés ou non, militants ou pas, subversifs ou collaborateurs, vont s'appliquer à mettre cette littérature en forme et à lui donner une âme, à travers des mouvements tels que l'art nègre et surtout la Négritude.

a. La Négritude

Pour rappel, la Négritude est un mouvement d'affirmation de l'identité noire né à Paris dans les années 30, en réaction à l'européocentrisme ambiant. Lancé et animé par une poignée d'écrivains noirs africains et antillais, dont les plus connus sont Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, le mouvement de la Négritude s'appuyait sur les études des ethnologues européens du début du XX e siècle, lesquelles avaient révélé la richesse et la complexité des cultures africaines. Pour Senghor,

« ... au sens général du mot, le mouvement de la Négritude -la découverte des valeurs noires et la prise de conscience pour le nègre de sa situation- est née aux Etats-Unis d'Amérique » 

Comme lui, les autres pionniers du mouvement de la Négritude se sont inspirés de l'exemple de la Negro-Renaissance de Harlem. Ils ont ainsi suivi la voie tracée par l'écrivain noir américain William Edward Du Bois (1869 - 1963), qui le premier, avait pensé la négritude dans sa totalité. En effet, dans son livre Ames noires, paru en 1903, il dénonçait la situation scandaleuse faite aux noirs des Etats-Unis. Plus tard, à travers la revue The Crisis qu'il créa au sein de l'Association nationale des Gens de couleur, il jeta les bases d'une action politique susceptible de faire accepter aux blancs et aux noirs que ces derniers ne sont pas des « sous-hommes », encore moins des animaux.

C'est donc dans son sillage que se créèrent à Paris à partir de 1930 des revues et associations de défense des valeurs noires. Tour à tour, La Revue du monde noir (1931), qui publiait en français et en anglais les textes des jeunes poètes, romanciers et dramaturges noirs ; puis Légitime défense (1932), présentée comme l'aile dure de la précédente revue, car ces rédacteurs -les auteurs antillais Etienne Lero, René Ménil et Jules Marcel Monnerot- étaient en fait des dissidents de la Revue du monde noir. Enfin on citera aussi l'Etudiant noir (1935), qui, un peu à la différence des deux précédentes, comptaient un peu plus de jeunes auteurs africains. En effet, avec Césaire et Damas, Senghor, Ousmane Socé, Birago Diop firent partie de ceux qui se proposaient à travers cette revue de « mettre fin au système classique en vigueur au Quartier latin (et de) rattacher les noirs à leur histoire, leurs traditions et leurs langues »

Il est aussi important de rappeler que toutes ces "revues de Paris", au delà du simple aspect de la revendication d'une meilleure considération des noirs à Paris, ont aussi été les premières à attaquer le système colonial en place en Afrique à cette époque-là. En dénonçant l'asservissement des peuples "indigènes" de l'empire colonial français, en fustigeant la brutalité des colons et les conditions de vie extrêmement précaires dans lesquelles vivaient ces peuples colonisés, les premiers écrivains noirs ont ainsi développé une littérature qui sera baptisée plus tard, littérature coloniale africaine.

I. Les Littératures de la période coloniale en Afrique

La littérature africaine de langue française ou anglaise, quand elle traite de la colonisation, est d'abord un moyen de description de la réalité sociale. Dans les ouvrages commis à ce moment, la fiction cache mal le réel, ou parfois, ne le cache pas du tout. Ils présentent la réalité coloniale, du point de vue du colonisé, bien évidemment sous ses angles les moins favorables.

Il faut souligner que l'entreprise coloniale française en Afrique noire avait commencé à la fin du XIXe siècle. Elle se matérialisa sur le terrain par la création de deux blocs: l'Afrique occidentale française (AOF) en 1895, regroupant les actuels pays francophones d'Afrique de l'ouest, et, l'Afrique équatoriale française (AEF) en 1910, formée des actuels Tchad, Gabon, Congo et République Centrafricaine. Officiellement, le but de cette entreprise consistait, entre autres, à "civiliser" les populations "indigènes" de ces fédérations -dissoutes simultanément en 1958- en leur apportant au besoin le minimum d'instruction et d'éducation nécessaires à leur épanouissement.

Se fondant sur le principe que l'école était le seul lieu d'acquisition du savoir, la France élabora une politique linguistique et éducative coercitives, ignorant les langues locales, et ne privilégiant que le français comme langue d'enseignement. La mise en place de cette politique, dont le but final était bien d'obtenir l'assimilation des peuples indigènes et leur « conversion » au français, passait par l'école. Ainsi, des "écoles modernes" ou plutôt « écoles coloniales » qui vont être créées dans cette intention, vont germer les premiers intellectuels, dont certains choisiront de prendre la plume et, à travers poèmes, romans et théâtres, décideront de la tremper dans la plaie que constituait le système dans lequel il vivait. Une littérature ou plutôt des littératures spécifiques à cette période coloniale vont donc voir le jour, pour servir de relais ou même de vitrine aux plaintes et aux revendications des populations, dans leur majorité analphabètes. Nous nous proposons à présent de présenter très brièvement les genres littéraires de cette époque et leurs caractéristiques.

d. La poésie

Il y a eu dans cette période, une forte production poétique dominée par les oeuvres de Senghor et de Césaire et dans une moindre mesure, les poèmes de Birago Diop, Jacques Rabemananjara et quelques autres encore. Ces poètes sont d'approches surréalistes et se livrent aussi à une imitation des tendances poétiques en vogue en France au début du XXe siècle, telles que, l'école symboliste, le Parnasse et le dadaïsme triomphant. Entre 1945 et 1948, Senghor publie Chants d'ombre et Hosties noires, deux recueils teintés d'admiration pour les traditions africaines, des douleurs et souffrances de l'exil aussi. Ses congénères africains, eux, abordent les thèmes comme l'exploration du passé et le voyage aux sources ancestrales, la mort, l'enfer, la vie dans l'au-delà. Cette poésie est surtout prosaïque et, quand ces poètes font recours aux vers, c'est davantage aux vers libres.

a. Le théâtre

Le théâtre aussi s'exprime modérément à travers quelques pièces inspirées des scènes de vie quotidiennes. C'est un peu le parent pauvre de la littérature africaine du début du XXe siècle. Son répertoire à cette époque-là reste limité, mais le Kotéba au Mali et surtout l'école William Ponty de Dakar ont produit quelques spécimens. Sur la naissance du théâtre en Afrique noire francophone, voici ce que dit Jacques Chevrier :

« D'abord introduit par les pères missionnaires, le théâtre indigène d'expression française connaît à partir de 1930 un développement rapide dans le cadre de l'école William Ponty au Sénégal. Cette école (...) a constitué, sous l'impulsion de son directeur Charles Béart, un véritable laboratoire où s'élaborait une nouvelle esthétique dramatique. (...) Certains élèves eurent même l'occasion de venir à Paris en 1937 pour y présenter un spectacle dans le cadre de l'Exposition coloniale ».

a. Le roman

Plus en vue à cette période étaient les romans. Loin de l'exploration du passé et de la recherche de l'harmonie avec le monde qui caractérisent la poésie de cette époque, les romanciers africains, nationalistes pour la plupart, abordent eux, des thèmes plus en conformité avec les revendications de leur peuple. Leurs ouvrages deviennent des tribunes libres, où ils publient souvent leur propre vécu :

« La plupart des romans (publiés) se comprennent en tant que témoignage d'une période particulière de la colonisation (...) Le narrateur, étant souvent le témoin des évènements qu'il décrit, arrive à donner au roman un caractère de vraisemblance. (...) Les actions et les pensées des héros sont décrites dans le but de faire comprendre au lecteur les difficultés que vivent ces personnages ».

Ce sont la révolte, la contestation et la subversion, parfois le refus de l'asservissement et de l'assimilation et, un peu plus tard, l'indépendance et l'auto-gérance. Ils recherchaient avant tout l'émancipation des peuples indigènes et ne visaient qu'à dénoncer le système colonial dans le but de le faire tomber.

1) Batouala

Le premier écrivain à s'insurger contre le système colonial est sans conteste René Maran. Cet antillais, lui-même descendant d'esclave noir, était administrateur colonial durant de longues années en Afrique équatoriale française. Son roman Batouala, qui portait en sous-titre Véritable roman nègre (1921) fut le premier chef-d'oeuvre, mieux, ce que Jacques Chevrier appelle "le certificat de baptême" de cette littérature anti-coloniale. Il fut même désigné l'année de sa sortie lauréat du Prix Goncourt, suscitant par la même occasion cette année-là le scandale et l'indignation d'une partie du jury de ce prix, à laquelle s'étaient associés quelques intellectuels et écrivains français qui le prirent en grippe, au point d'obtenir sa démission de son poste d'administrateur colonial. Pourtant, servant le système de l'intérieur, René Maran connaissait donc bien comment il fonctionnait. Il était donc le mieux indiqué pour raconter les humiliations quotidiennes, les scènes de barbarie et l'injustice fondamentale qui se déroulait devant ses yeux tous les jours et, de laquelle il se sentait complice.

C'est sans doute cette volonté de déculpabiliser, doublée d'une prise de conscience personnelle qui l'ont poussé à rédiger ce pamphlet subversif. Dans sa structure interne, Batouala combine bien, d'un côté, des scènes de vie de personnages nègres vivant misérablement (fait d'alcool, d'ivresse...) dans un environnement sauvage ou plutôt naturel, et de l'autre, la critique du système colonial français. C'est notamment dans la préface du roman, que ce dernier aspect s'exprime avec grande force. René Maran y dit par exemple que son "roman est tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer : il constate. Il ne s'indigne pas, il enregistre". Il faut reconnaître au demeurant que le succès de Batouala a servi de déclencheur à l'éclosion du roman francophone africain. Car

"(...) après lui, on ne pourra plus faire vivre, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les blancs. Il ne s'agira même plus de leur faire parler "petit nègre" mais wolof, malinké, éwondo en français. Car c'est René Maran qui, le premier, a exprimé l'âme noire avec le style nègre en français". A la suite de René Maran, le roman africain va gagner en intensité militante et, les auteurs africains oscilleront dans leurs ouvrages entre la contestation et la dénonciation, afin de pouvoir continuer le combat initié par Batouala.

2) Les autres romans

Si des auteurs comme Ahmadou Mapaté Diagne (Les trois volontés de Malic, 1920), Bakary Diallo (Force-Bonté, 1926), Ousmane Socé (Karim, 1935) et plus tard Camara Laye (l'Enfant noir, 1954) vont montrer une certaine retenue de ton, voire une conciliation et un compromis face à la colonisation et au colon, d'autres romanciers de la période coloniale vont aller à la confrontation. Ce sont des romanciers contestataires et nationalistes, car ils se font l'écho des pulsations d'une Afrique en gésine. D'autre part, à travers les personnages principaux qu'ils mettent en scène, ils expriment aussi le malaise ou la colère des peuples soumis à la politique occidentale qu'ils souhaitent rejeter.

Ce courant est inauguré par une nouvelle d'Eza Boto intitulée Sans haine et sans amour, publiée dans un numéro spécial de Présence africaine. C'est un brûlot dans lequel l'auteur parle de la révolte de la tribu des Mau Mau dans les faubourgs de Nairobi au Kenya. Le personnage principal de la nouvelle, Momoto, y prend part en se mettant au premier rang des combattants indigènes contre "les blancs".

On retrouvera ce type de schéma dans les ouvrages suivants de cet auteur -qui se rebaptisera plus tard Mongo Béti- notamment dans Ville cruelle (1954), Mission terminée (1957), Le roi miraculé (1958). Cette verve pamphlétaire, ce souci d'en découdre avec le colon et ses institutions sont aussi présents chez Léopold Ferdinand Oyono dans sa trilogie Une vie de boy (1956), Le Vieux nègre et la médaille (1960) et Chemin d'Europe (1960). D'autres romanciers vont même aller plus loin encore en joignant pour certains la "théorie" résumée dans leur ouvrage à un engagement pratique dans la lutte politique et/ou armée pour l'indépendance de leur continent.

Cet engagement, dictée par le contexte socio-politique, n'empêchera pas les romanciers africains francophones de "visiter" d'autres thèmes. La religion -même si elle est d'avantage présentée comme un outil de la colonisation- les récits de voyage, la description des lieux, avec en bonne place, la représentation des villages et des villes.

I. La représentation de la ville dans la littérature africaine: l'exemple de Paris

La ville, en tant qu'espace géographique et humain fait régulièrement l'objet de représentation en littérature. C'est que les auteurs qui choisissent de développer cet élément sont intéressés par l'hétérogénéité de ce matériau et les diverses activités riches et variées qu'on y réalise. L'image d'une ville dans un roman par exemple, donne donc à voir en filigrane ce qu'est cette ville dans la réalité, et ce qui s'y passe. Ainsi, pour aborder ce thème, beaucoup d'écrivains mettent l'accent sur les points suivants:

- l'aspect social; ici, il est question des personnes vivant dans cette ville, de leurs activités, mais aussi d'autres sujets comme la marginalité, les échanges et les rencontres entre personnes, ou encore, la ville comme lieu de communication, d'études, de formation... le plus important dans ce volet social, c'est de bien mettre les individus au centre de la ville afin de restituer son côté incarné.

- l'aspect physique et scriptural renvoie quant à lui à l'urbanisme de la ville, à travers les transports, les bâtiments, les ponts et tunnels, les monuments, le fonctionnement des objets de la ville... Il y'a ici aussi une volonté de montrer le côté technologique de la ville et son niveau de développement.

- l'aspect artistique et culturel est davantage axé sur des éléments comme les lieux de culture de la ville (théâtres, musées, galeries, cirques), ses représentations dans l'art (la peinture, la musique, la littérature). La poésie de la ville, son histoire, son vocabulaire spécifique en font également parti.

Pour bien comprendre les raisons qui ont poussé les romanciers francophones à s'intéresser de tout temps à Paris, on pourrait citer celles-ci:

g. Paris est l'un des lieux différent de la campagne

On ne peut pas comprendre la pertinence de la représentation de Paris dans les romans africains, si on ne la replace pas dans le cadre du couple, village - ville.

« La ville et la campagne constituent les deux pôles opposés de l'univers du roman africain. Rares sont les oeuvres dont le déroulement de l'action se limite à un seul de ces théâtres. (...) La ville représente la nouveauté, le progrès, alors que la campagne symbolise le passé, un mode de vie, une mentalité qui se survivent encore... »

Le parcours personnel de plusieurs écrivains africains, a été conforme à ce schéma. Ils sont partis de leur village pour venir vivre dans les villes locales. Bien plus, certains l'ont prolongé jusqu'à Paris, transformant ainsi le nouvel itinéraire en village - ville - Paris. Cet itinéraire, ils l'ont proposé, voire « imposé » par la suite à leurs personnages, tentant par cette occasion de transformer une réalité en fiction. Ce qu'il faut retenir, c'est que dans cet itinéraire, la ville africaine exerce déjà un pouvoir de séduction, grâce notamment à son niveau de « développement ». La ville africaine est alors une pâle copie tropicale de Paris, qui, elle, constitue le bonus auquel une poignée « d'élus » (romanciers et personnages) ont droit. Dans l'imaginaire des colonisés africains, Paris semble donc déjà présent à leurs yeux à travers les grandes villes de leur pays. Dans certains cas, des villes comme Douala, Abidjan ou Libreville ont même été rebaptisé « petit Paris ». C'est sans doute cette autre réalité que nos auteurs tentent de relayer en faisant partir leurs personnages, non pas de leur village directement pour Paris, mais via la ville locale.

a. Paris est un moyen de décrire les villes africaines

Chez les romanciers africains, les villes africaines décrites sont souvent vues sous le prisme de Paris, ou d'une autre grande ville occidentale. Anticipant les disparités qui existent dans la Ville lumière entre les quartiers nantis et les quartiers pauvres, les romanciers africains présentes parfois des villes africaines symboles de réalités paradoxales, et reflet de cette apparence parisienne. Par exemple, Ville cruelle d'Eza Boto fait apparaître, à travers Tanga, ce contraste d'une ville en ruine où se côtoient « deux mondes et deux destins », avec un quartier noir défavorisé -Tanga nord- et un autre quartier, chic, où vit une communauté de blancs -Tanga sud. Le deuxième quartier est « installé sur le versant ensoleillé d'une colline », et, « tourne le dos par erreur d'appréciation probablement » au premier, Tanga Nord), l'émergence d'une nouvelle société faite d'injustices et de disparités, différente de celle de la campagne. En outre, dans les romans africains de la période coloniale, la ville africaine est aussi un milieu « étranger », pour le héros, pourtant citoyen local. Celui-ci doit parfois aller à la conquête de cette ville, et « se battre » pour réussir et exister. Il y va aussi souvent pour faire des études, et pour chercher du travail. Toutes ces raisons montrent que la ville africaine est une espèce de Paris miniaturisée. Où on retrouve, les services administratifs, quelques rues, les écoles et leurs beaux bâtiments, une population diversifiée et dynamique. Cette ville regorge aussi en son sein les conditions d'épanouissement et même de perdition, exactement comme on le verra à Paris pour nos héros.

a. Paris est le lieu où le héros doit être

Si Paris est une métropole culturelle de premier plan, elle apparaît aussi souvent comme le seul lieu culturel de France. A notre connaissance, très peu de villes françaises ont connu une peinture littéraire leur conférant un rayonnement international, semblable à celui de la capitale. Parfois, dans certains romans par exemple, l'arrivée d'un personnage à Paris, suffit à crédibiliser son action. Tout comme la seule présence d'un héros à Paris peut aussi être la preuve que le personnage est bien arrivé et s'adapte bien à sa terre d'exil. C'est le cas pour l'Enfant noir de Camara Laye. Cette dernière image est celle qui a été développée par les auteurs de notre corpus. Leurs personnages principaux vont en effet tous « s'exiler » à Paris.

Parce que, pour certains d'entre eux, Paris symboliserait à elle seule, la France entière, et, chez d'autres, l'Europe occidentale. C'est sans doute pour ces raisons que ces auteurs « installeront » leurs héros à Paris. Ceci est vrai pour le narrateur-personnage Tanhoé Bertin d'Un nègre à Paris. C'est la même situation qu'on retrouve chez Fara de Mirages de Paris, et Kocoumbo de Kocoumbo l'étudiant noir qui débarquent en France respectivement par les ports de Bordeaux et de Marseille, et qui remontent jusqu'à Paris pour s'y installer. Et dans une moindre mesure, c'est aussi le cas pour Aki Barnabas, le héros de Chemins d'Europe qui finit par arriver en France après plusieurs années de recherches vaines.

a. Paris est l'espace vécu des grands écrivains francophones

Depuis toujours, il est de notoriété publique que celui qui veut percer dans le monde littéraire n'a pas d'autres choix que celui de se rendre là où les éditeurs et les médias sont présents. Paris est un de ces lieux. Des auteurs français de tous les siècles ont fait cette démarche. Ils sont venus à Paris pour exister littérairement, et, parfois, pour mieux apprécier leur région d'origine. De fait, le choix de venir à Paris s'apparentait avant tout à un gage de réussite, d'universalité, de prospérité et de célébrité. Les auteurs africains francophones aussi feront l'expérience de cette réalité. Ils étaient donc obligés de s'y rendre tantôt pour réaliser et publier leurs livres, tantôt pour poursuivre leurs études. Ce n'est que de cette manière qu'ils pouvaient se faire connaître, être lus et êtres appréciés. C'est donc, d'après l'expression de Pascale Casanova, « la République mondiale des lettres ». Les auteurs de notre corpus particulièrement, viendront à Paris pour leurs études, et, y feront publier leurs premiers ouvrages (Mirages de Paris, aux NEA, Un nègre à Paris, à Présence africaine, Kocoumbo, l'étudiant noir, à Flammarion, et Chemins d'Europe, chez Julliard).

En outre, la capitale française contribue également au XXe siècle à l'émergence de nombre d'auteur phares des pays d'Afrique francophone et de l'Océan indien. Certains de ces auteurs ont même été soutenus par des intellectuels français : Sartre préfaça l'Anthologie de la poésie nègre et malgache de Sédar Senghor. Vincent Monteil, introduisit lui, l'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Mais on peut aussi citer Emmanuel Mounier ou encore Michel Leiris, qui ont tout les deux, accompagné la revue Présence africaine.

De manière particulière, il n'est pas inintéressant de souligner que chacun des auteurs de notre corpus a fait son expérience parisienne. Léopold Ferdinand Oyono étudiera les Sciences politiques et la diplomatie et deviendra plus tard, ambassadeur du Cameroun en France. Aké Loba sera employé de bureau à Paris avant de retourner définitivement chez lui en Côte d'Ivoire en 1959. Bernard Dadié a fondé à Paris avec l'écrivain sénégalais Alioune Diop, la revue Présence africaine en 1955. Quant à Ousmane Socé, il a passé son diplôme de médecin vétérinaire à Maisons-Alfort, en région parisienne, avant d'exercer lui aussi des hautes fonctions dans son pays le Sénégal. On pourrait aussi citer Senghor, qui siégea au parlement français, Mongo Béti qui enseigna le français de nombreuses années à Rouen, Seydou Badian, qui exerça quelques temps la médecine en France, avant de rentrer au Mali, et bien d'autres encore.

a. Paris est surtout le lieu du champ littéraire de la littérature africaine francophone

La résultante logique de ce que nous venons de souligner dans les sous-parties précédentes, c'est que Paris était donc, le lieu symbole du champ littéraire africain francophone. Cela veut dire en d'autres termes que Paris n'est pas un élément étranger à cette littérature africaine francophone. Autant ses auteurs, ses thèmes, ses styles renvoient à la capitale française. Ce champ littéraire est un champ dont la production du sens et l'évaluation de la valeur des oeuvres prennent place en métropole. Malgré les difficultés à rencontrer un écho favorable dans la critique littéraire française, et en dépit de la quasi inaccessibilité des maisons d'éditions célèbres, la littérature africaine francophone va arriver à se frayer une petite place dans l'univers littéraire parisien. Comme astuces développées pour y parvenir, on note la création des revues culturelles (Présence africaine, la Revue du monde noir...) et des anthologies, pour se faire publier ; le choix de se faire préfacer par des intellectuels français connus, et, enfin, le fait pour certains de profiter des media dont la ligne éditoriale est anticolonialiste.

En somme, il découle de ce qui précède que la France et plus particulièrement Paris, ville au dessus des villes africains, exerce plus qu'une fascination dans l'esprit des romanciers africains de l'époque coloniale. Elle symbolise une promesse de vie meilleure en étant un lieu différent de la campagne ; mais elle est aussi le lieu privilégié de présence et d'épanouissement des auteurs africains francophones. Sa représentation n'est parfois qu'une étape dans l'évolution de leur action romanesque. Dans cette évolution, la campagne et la ville africaine constituent respectivement les premier et deuxième niveaux d'admiration. Paris et la France, représentant les sommets de l'exaltation dans le domaine urbain. L'auteur camerounais Louis Marie Pouka résume sans doute le mieux cette dernière réalité :

« France, tu demeures pour nous la Providence du noir, la nation élue qu'un monde fit reine... ».

La représentation de Paris dans leurs romans, s'inscrit donc, comme une exigence absolue, dont le but est de rendre réel leur rêve. D'autre part, cette représentation s'apparente aussi à une offrande faite à ceux de leurs lecteurs-compatriotes qui n'ont pas eu l'occasion de voir Paris. Car, voir Paris, la visiter, étaient des signes de prestige. La représenter « anoblissait » l'auteur qui s'y livrait. Ainsi, Aké Loba et Camara Laye par exemples sont connus de presque tous les élèves d'Afrique noire francophone, parce que leur Kocoumbo, l'étudiant noir et l'Enfant noir sont des classiques qui ont été enseignés pendant plusieurs décennies dans les établissements de ces pays pour le fait qu'ils mettaient en scène Paris. Pourtant, la physionomie des villes africaines décrites par d'autres auteurs africains, dans de nombreux romans de l'époque coloniale, laissait voir ouvertement dans l'un des espaces géographiques de la ville, un quartier blanc, sensé être la copie tropicale miniaturisée d'un quartier de Paris ou de tout autre ville de France. Ce quartier, fait de bâtisses en meilleurs états que celles des quartier indigènes, abritant une population souvent exclusivement occidentale, pouvait-il suffire à la réalisation du rêve parisien des jeunes africains ? Fara, Aki Barnabas, Kocoumbo et Tanhoé Bertin, les héros des romans que nous étudions pouvaient-ils assouvir leur envie de Paris en restant dans un quartier chic de leur ville natale ? Quels étaient les éléments qui leur faisaient rêver de Paris ? Quelles significations peut-on attribuer à ce rêve et, éventuellement, à sa réalisation ?

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault