Première partie : DE LA LITTERATURE
AFRICAINE A LA REPRESENTATION DE LA VILLE DE PARIS
I. Rappels sur la littérature
africaine
La littérature africaine, orale puis écrite, a
contribué à travers ses thèmes et ses sujets à
l'établissement d'une littérature planétaire, et partant,
d'une civilisation de l'universel. Oubliée pendant longtemps, elle
n'avait intéressé le grand public, surtout occidental, que par sa
curiosité -notamment les rites et les coutumes qui s'y trouvent
consignées- et son caractère exotique. C'est cet exotisme
justement, fait de pittoresque, de paysages sauvages et autres univers
primitifs qui fit sa particularité entre toutes autres
littératures et qui inspira dès le 19e siècle,
d'une part des historiens et des ethnologues comme Delafosse ou encore
l'allemand Léo Frobenius et son Histoire de la civilisation
africaine (1936) ; et, d'autre part des romanciers-explorateurs comme
Pierre Loti, Jules Verne ou même, un peu plus tard, André Gide et
son Voyage au Congo (1927).
a. La littérature orale
Historiquement, la littérature orale est
considérée comme la première littérature du
continent africain. Elle a été essentiellement portée par
une civilisation de l'oralité. Cette civilisation elle-même
était le reflet de la Tradition orale ou plutôt des traditions
orales, ainsi est-il convenu de parler, tant les différences sont
parfois grandes entre les us et coutumes des différents peuples qui
constituent l'Afrique noire. Liliane Kesteloot définit la tradition
orale comme « l'ensemble de tous les types de témoignages
transmis verbalement par un peuple sur son passé ». Ces
témoignages dont elle parle, sont rendus à travers des fables,
des mythes, des contes, des proverbes, des chants et aussi des
épopées, qui, jusqu'à l'avènement d'une
littérature écrite sur le continent noir, ont été
les genres les plus en vue. De ce fait, les griots, tout comme les conteurs,
étaient donc les « auteurs » à la mode.
Véritables maîtres de la parole, ces derniers tenaient en
attention tout un public par leurs histoires pendant des soirées
festives et à l'occasion d'autres évènements heureux ou
malheureux dans le village.
Tous ces genres que nous venons de citer sont des genres dits,
c'est-à-dire portés par la parole, un peu comme les poèmes
épiques qui étaient déclamés par les aèdes
dans la Grèce antique. Ils sont aussi très populaires et
constituent une véritable richesse culturelle du continent africain. A
propos d'eux, Senghor dira à juste titre dans la préface aux
Contes d'Amadou Koumba, que « (...) en Afrique noire, toute
fable, voire tout conte, est l'expression imagée d'une
vérité morale, à la fois connaissance du monde et
leçon de vie sociale ». Le conte par exemple, de loin le genre
le plus connu, a donné matière à plusieurs récits
dont les Contes d'Amadou Koumba (1947) et les Nouveaux contes d'Amadou
Koumba (1958) de Birago Diop (1906 - 1989) par exemples.
Enseignés à l'école à des générations
d'africains, ces deux recueils mettent en scène, à travers des
thèmes traditionnels et originaux, les aventures des hommes et des
animaux vivant ensemble, se défiant et se soutenant mutuellement.
Au delà de cet exemple, le conte a également
cette particularité qu'il présente des aventures réelles
ou imaginaires dans le but de transmettre un enseignement. En Afrique, il est
dit aux jeunes par les anciens considérés comme des sages. Autre
«sous- genre » ayant fait le succès de la
littérature orale africaine, les proverbes, qu'on rencontrera
énormément dans la suite de notre travail, car ils sont
légion dans les romans de notre corpus, notamment Un nègre
à Paris et Mirages de Paris. Ce sont des
vérités imagées auxquelles le conte sert le plus souvent
d'illustration. Les conteurs et les griots, de même que les sages et
toutes les personnes qui prenaient la parole en public s'en servaient comme
phrase d'annonce ou phrase finale servant de moralité à leur
propos. Chez les poètes, romanciers et dramaturges qui prendront la
suite de ces « oraliers », les proverbes sont
utilisés à des fins esthétiques ; en effet, ils
embellissent les textes et connotent l'éloquence et la sagesse de celui
qui les utilise.
En somme, on peut donc constater que cette tradition orale
littéraire forgée autour du conte et des proverbes, a rempli
plusieurs fonctions dans la société africaine. Source de
distraction, méthode de formation didactique pour les jeunes, moyen de
diffusion de croyances et traditions culturelles, cette tradition a aussi
constituée un fonds thématique important pour des
générations d'écrivains africains et parfois même
étrangers. Les poètes, dramaturges et romanciers africains
d'aujourd'hui, continuent de puiser dans ce réservoir inestimable,
accessible à tous. De ce fait, il n'est pas exagéré de
dire que « la littérature orale est (donc) une tradition
populaire, commune à tous ».
Cependant, malgré sa richesse il convient de
relativiser son apport à la littérature écrite africaine.
En effet, certaines études effectuées sur la littérature
orale africaine ont montré ses limites. Pour Jacques Chevrier,
« Elles tiennent d'une part à la nature
même de ces textes, et d'autre part à l'évolution rapide
des moyens de communication entre les hommes dans l'Afrique contemporaine. Il
est en effet certain que la transcription écrite d'un texte
primitivement destiné à l'oralité le dénature, et
qu'il est quasiment impossible d'en restituer ce que Houis appelle
« l'identité prosodique », c'est-à-dire
l'étroite symbiose entre les éléments qui interviennent
dans sa composition, le verbe, la musique, le rythme et la
mimique ».
a. La littérature écrite
Selon les historiens de la littérature africaine, la
littérature écrite a succédé à la
littérature orale. Elle se situe aux confluents de divers
courants : ses propres traditions locales, l'impact des civilisations
étrangères, l'influence des évangélisations
chrétiennes et de la conquête arabe, sans oublier le rôle de
la colonisation et de ses corollaires. La révolution de l'écrit
née de l'avènement de l'imprimerie au XVe siècle n'ayant
atteint le continent africain que très tard, toute sa littérature
a d'abord été orale. Les véritables premiers manuscrits
apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Swahili Ubendi Wa
Tambuka (« le poème épique de Tambuka »)
en 1778 et The Interesting Narrative of the life of Olaudah Equiano or
Gustavus Vassa the African, written by himself (autobiographie d'Equiano,
un esclave affranchi) en 1789, en sont quelques exemples.
Comme ceux-ci, ce sont pour la plupart des textes
hagiographiques, retraçant la vie d'un grand conquérant comme par
exemple Chaka ou Soundiata, et parfois des esclaves affranchis comme on vient
de le voir avec Equiano. Pour le reste, il y'a aussi dans cette
littérature première africaine, des documents religieux, le plus
souvent des traductions de la Bible, faites par des missionnaires, venus
évangéliser les populations de ce continent. Mais ces textes
restent marginaux car ce n'est que grâce à des travaux
récents qu'on en a eu connaissance. Et puis, leur diffusion a
été presque inexistante. D'abord parce que leurs sources, quand
elle ne sont pas invérifiables, elles sont tout simplement apocryphes.
En outre, l'absence d'imprimeries à cette époque là dans
les pays africains, n'a pas non plus permis d'éditer et de conserver
intacts lesdits textes.
Ce n'est donc qu'à partir du début du XXe
siècle, que la littérature écrite va prendre son
véritable envol en Afrique. Les textes deviennent plus nombreux :
recueils de poèmes, romans, nouvelles, pièces de
théâtre. Inspirés par l'exemple des noirs
américains, dont le mouvement artistique, littéraire et culturel
(la Negro-Renaissance) a éclos peu avant, les auteurs africains, qu'ils
soient lettrés ou non, militants ou pas, subversifs ou collaborateurs,
vont s'appliquer à mettre cette littérature en forme et à
lui donner une âme, à travers des mouvements tels que l'art
nègre et surtout la Négritude.
a. La Négritude
Pour rappel, la Négritude est un mouvement
d'affirmation de l'identité noire né à Paris dans les
années 30, en réaction à l'européocentrisme
ambiant. Lancé et animé par une poignée d'écrivains
noirs africains et antillais, dont les plus connus sont Aimé
Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran
Damas, le mouvement de la Négritude s'appuyait sur les études des
ethnologues européens du début du XX e siècle, lesquelles
avaient révélé la richesse et la complexité des
cultures africaines. Pour Senghor,
« ... au sens général du mot, le
mouvement de la Négritude -la découverte des valeurs noires et la
prise de conscience pour le nègre de sa situation- est née aux
Etats-Unis d'Amérique »
Comme lui, les autres pionniers du mouvement de la
Négritude se sont inspirés de l'exemple de la Negro-Renaissance
de Harlem. Ils ont ainsi suivi la voie tracée par l'écrivain noir
américain William Edward Du Bois (1869 - 1963), qui le premier, avait
pensé la négritude dans sa totalité. En effet, dans son
livre Ames noires, paru en 1903, il dénonçait la
situation scandaleuse faite aux noirs des Etats-Unis. Plus tard, à
travers la revue The Crisis qu'il créa au sein de l'Association
nationale des Gens de couleur, il jeta les bases d'une action politique
susceptible de faire accepter aux blancs et aux noirs que ces derniers ne sont
pas des « sous-hommes », encore moins des animaux.
C'est donc dans son sillage que se créèrent
à Paris à partir de 1930 des revues et associations de
défense des valeurs noires. Tour à tour, La Revue du monde
noir (1931), qui publiait en français et en anglais les
textes des jeunes poètes, romanciers et dramaturges noirs ; puis
Légitime défense (1932),
présentée comme l'aile dure de la précédente revue,
car ces rédacteurs -les auteurs antillais Etienne Lero, René
Ménil et Jules Marcel Monnerot- étaient en fait des dissidents de
la Revue du monde noir. Enfin on citera aussi l'Etudiant noir
(1935), qui, un peu à la différence des deux
précédentes, comptaient un peu plus de jeunes auteurs africains.
En effet, avec Césaire et Damas, Senghor, Ousmane Socé, Birago
Diop firent partie de ceux qui se proposaient à travers cette revue de
« mettre fin au système classique en vigueur au
Quartier latin (et de) rattacher les noirs à leur histoire, leurs
traditions et leurs langues »
Il est aussi important de rappeler que toutes ces "revues de
Paris", au delà du simple aspect de la revendication d'une meilleure
considération des noirs à Paris, ont aussi été les
premières à attaquer le système colonial en place en
Afrique à cette époque-là. En dénonçant
l'asservissement des peuples "indigènes" de l'empire colonial
français, en fustigeant la brutalité des colons et les conditions
de vie extrêmement précaires dans lesquelles vivaient ces peuples
colonisés, les premiers écrivains noirs ont ainsi
développé une littérature qui sera baptisée plus
tard, littérature coloniale africaine.
I. Les Littératures de la période
coloniale en Afrique
La littérature africaine de langue française ou
anglaise, quand elle traite de la colonisation, est d'abord un moyen de
description de la réalité sociale. Dans les ouvrages commis
à ce moment, la fiction cache mal le réel, ou parfois, ne le
cache pas du tout. Ils présentent la réalité coloniale, du
point de vue du colonisé, bien évidemment sous ses angles les
moins favorables.
Il faut souligner que l'entreprise coloniale française
en Afrique noire avait commencé à la fin du XIXe siècle.
Elle se matérialisa sur le terrain par la création de deux blocs:
l'Afrique occidentale française (AOF) en 1895, regroupant les actuels
pays francophones d'Afrique de l'ouest, et, l'Afrique équatoriale
française (AEF) en 1910, formée des actuels Tchad, Gabon, Congo
et République Centrafricaine. Officiellement, le but de cette entreprise
consistait, entre autres, à "civiliser" les populations
"indigènes" de ces fédérations -dissoutes
simultanément en 1958- en leur apportant au besoin le minimum
d'instruction et d'éducation nécessaires à leur
épanouissement.
Se fondant sur le principe que l'école était le
seul lieu d'acquisition du savoir, la France élabora une politique
linguistique et éducative coercitives, ignorant les langues locales, et
ne privilégiant que le français comme langue d'enseignement. La
mise en place de cette politique, dont le but final était bien d'obtenir
l'assimilation des peuples indigènes et leur
« conversion » au français, passait par
l'école. Ainsi, des "écoles modernes" ou plutôt
« écoles coloniales » qui vont être
créées dans cette intention, vont germer les premiers
intellectuels, dont certains choisiront de prendre la plume et, à
travers poèmes, romans et théâtres, décideront de la
tremper dans la plaie que constituait le système dans lequel il vivait.
Une littérature ou plutôt des littératures
spécifiques à cette période coloniale vont donc voir le
jour, pour servir de relais ou même de vitrine aux plaintes et aux
revendications des populations, dans leur majorité analphabètes.
Nous nous proposons à présent de présenter très
brièvement les genres littéraires de cette époque et leurs
caractéristiques.
d. La poésie
Il y a eu dans cette période, une forte production
poétique dominée par les oeuvres de Senghor et de Césaire
et dans une moindre mesure, les poèmes de Birago Diop, Jacques
Rabemananjara et quelques autres encore. Ces poètes sont d'approches
surréalistes et se livrent aussi à une imitation des tendances
poétiques en vogue en France au début du XXe siècle,
telles que, l'école symboliste, le Parnasse et le dadaïsme
triomphant. Entre 1945 et 1948, Senghor publie Chants d'ombre et
Hosties noires, deux recueils teintés d'admiration pour les
traditions africaines, des douleurs et souffrances de l'exil aussi. Ses
congénères africains, eux, abordent les thèmes comme
l'exploration du passé et le voyage aux sources ancestrales, la mort,
l'enfer, la vie dans l'au-delà. Cette poésie est surtout
prosaïque et, quand ces poètes font recours aux vers, c'est
davantage aux vers libres.
a. Le théâtre
Le théâtre aussi s'exprime
modérément à travers quelques pièces
inspirées des scènes de vie quotidiennes. C'est un peu le parent
pauvre de la littérature africaine du début du XXe siècle.
Son répertoire à cette époque-là reste
limité, mais le Kotéba au Mali et surtout l'école William
Ponty de Dakar ont produit quelques spécimens. Sur la naissance du
théâtre en Afrique noire francophone, voici ce que dit Jacques
Chevrier :
« D'abord introduit par les pères
missionnaires, le théâtre indigène d'expression
française connaît à partir de 1930 un développement
rapide dans le cadre de l'école William Ponty au Sénégal.
Cette école (...) a constitué, sous l'impulsion de son directeur
Charles Béart, un véritable laboratoire où
s'élaborait une nouvelle esthétique dramatique. (...) Certains
élèves eurent même l'occasion de venir à Paris en
1937 pour y présenter un spectacle dans le cadre de
l'Exposition coloniale ».
a. Le roman
Plus en vue à cette période étaient les
romans. Loin de l'exploration du passé et de la recherche de l'harmonie
avec le monde qui caractérisent la poésie de cette époque,
les romanciers africains, nationalistes pour la plupart, abordent eux, des
thèmes plus en conformité avec les revendications de leur peuple.
Leurs ouvrages deviennent des tribunes libres, où ils publient souvent
leur propre vécu :
« La plupart des romans (publiés) se
comprennent en tant que témoignage d'une période
particulière de la colonisation (...) Le narrateur, étant souvent
le témoin des évènements qu'il décrit, arrive
à donner au roman un caractère de vraisemblance. (...) Les
actions et les pensées des héros sont décrites dans le but
de faire comprendre au lecteur les difficultés que vivent ces
personnages ».
Ce sont la révolte, la contestation et la subversion,
parfois le refus de l'asservissement et de l'assimilation et, un peu plus tard,
l'indépendance et l'auto-gérance. Ils recherchaient avant tout
l'émancipation des peuples indigènes et ne visaient qu'à
dénoncer le système colonial dans le but de le faire tomber.
1) Batouala
Le premier écrivain à s'insurger contre le
système colonial est sans conteste René Maran. Cet antillais,
lui-même descendant d'esclave noir, était administrateur colonial
durant de longues années en Afrique équatoriale française.
Son roman Batouala, qui portait en sous-titre Véritable
roman nègre (1921) fut le premier chef-d'oeuvre, mieux, ce que
Jacques Chevrier appelle "le certificat de baptême" de cette
littérature anti-coloniale. Il fut même désigné
l'année de sa sortie lauréat du Prix Goncourt, suscitant par la
même occasion cette année-là le scandale et l'indignation
d'une partie du jury de ce prix, à laquelle s'étaient
associés quelques intellectuels et écrivains français qui
le prirent en grippe, au point d'obtenir sa démission de son poste
d'administrateur colonial. Pourtant, servant le système de
l'intérieur, René Maran connaissait donc bien comment il
fonctionnait. Il était donc le mieux indiqué pour raconter les
humiliations quotidiennes, les scènes de barbarie et l'injustice
fondamentale qui se déroulait devant ses yeux tous les jours et, de
laquelle il se sentait complice.
C'est sans doute cette volonté de
déculpabiliser, doublée d'une prise de conscience personnelle qui
l'ont poussé à rédiger ce pamphlet subversif. Dans sa
structure interne, Batouala combine bien, d'un côté, des
scènes de vie de personnages nègres vivant misérablement
(fait d'alcool, d'ivresse...) dans un environnement sauvage ou plutôt
naturel, et de l'autre, la critique du système colonial français.
C'est notamment dans la préface du roman, que ce dernier aspect
s'exprime avec grande force. René Maran y dit par exemple que son "roman
est tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer :
il constate. Il ne s'indigne pas, il enregistre". Il faut reconnaître au
demeurant que le succès de Batouala a servi de
déclencheur à l'éclosion du roman francophone africain.
Car
"(...) après lui, on ne pourra plus faire vivre,
aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les blancs. Il ne s'agira
même plus de leur faire parler "petit nègre" mais wolof,
malinké, éwondo en français. Car c'est René Maran
qui, le premier, a exprimé l'âme noire avec le style nègre
en français". A la suite de René Maran, le roman africain va
gagner en intensité militante et, les auteurs africains oscilleront dans
leurs ouvrages entre la contestation et la dénonciation, afin de pouvoir
continuer le combat initié par Batouala.
2) Les autres romans
Si des auteurs comme Ahmadou Mapaté Diagne (Les
trois volontés de Malic, 1920), Bakary Diallo
(Force-Bonté, 1926), Ousmane Socé (Karim, 1935)
et plus tard Camara Laye (l'Enfant noir, 1954) vont montrer une
certaine retenue de ton, voire une conciliation et un compromis face à
la colonisation et au colon, d'autres romanciers de la période coloniale
vont aller à la confrontation. Ce sont des romanciers contestataires et
nationalistes, car ils se font l'écho des pulsations d'une Afrique en
gésine. D'autre part, à travers les personnages principaux qu'ils
mettent en scène, ils expriment aussi le malaise ou la colère des
peuples soumis à la politique occidentale qu'ils souhaitent rejeter.
Ce courant est inauguré par une nouvelle d'Eza Boto
intitulée Sans haine et sans amour, publiée dans un
numéro spécial de Présence africaine.
C'est un brûlot dans lequel l'auteur parle de la révolte de la
tribu des Mau Mau dans les faubourgs de Nairobi au Kenya. Le personnage
principal de la nouvelle, Momoto, y prend part en se mettant au premier rang
des combattants indigènes contre "les blancs".
On retrouvera ce type de schéma dans les ouvrages
suivants de cet auteur -qui se rebaptisera plus tard Mongo Béti-
notamment dans Ville cruelle (1954), Mission terminée
(1957), Le roi miraculé (1958). Cette verve
pamphlétaire, ce souci d'en découdre avec le colon et ses
institutions sont aussi présents chez Léopold Ferdinand Oyono
dans sa trilogie Une vie de boy (1956), Le Vieux nègre et
la médaille (1960) et Chemin d'Europe (1960). D'autres
romanciers vont même aller plus loin encore en joignant pour certains la
"théorie" résumée dans leur ouvrage à un engagement
pratique dans la lutte politique et/ou armée pour l'indépendance
de leur continent.
Cet engagement, dictée par le contexte socio-politique,
n'empêchera pas les romanciers africains francophones de "visiter"
d'autres thèmes. La religion -même si elle est d'avantage
présentée comme un outil de la colonisation- les récits de
voyage, la description des lieux, avec en bonne place, la représentation
des villages et des villes.
I. La représentation de la ville dans la
littérature africaine: l'exemple de Paris
La ville, en tant qu'espace géographique et humain fait
régulièrement l'objet de représentation en
littérature. C'est que les auteurs qui choisissent de développer
cet élément sont intéressés par
l'hétérogénéité de ce matériau et les
diverses activités riches et variées qu'on y réalise.
L'image d'une ville dans un roman par exemple, donne donc à voir en
filigrane ce qu'est cette ville dans la réalité, et ce qui s'y
passe. Ainsi, pour aborder ce thème, beaucoup d'écrivains mettent
l'accent sur les points suivants:
- l'aspect social; ici, il est question des personnes
vivant dans cette ville, de leurs activités, mais aussi d'autres sujets
comme la marginalité, les échanges et les rencontres entre
personnes, ou encore, la ville comme lieu de communication, d'études, de
formation... le plus important dans ce volet social, c'est de bien mettre les
individus au centre de la ville afin de restituer son côté
incarné.
- l'aspect physique et scriptural renvoie quant
à lui à l'urbanisme de la ville, à travers les transports,
les bâtiments, les ponts et tunnels, les monuments, le fonctionnement des
objets de la ville... Il y'a ici aussi une volonté de montrer le
côté technologique de la ville et son niveau de
développement.
- l'aspect artistique et culturel est davantage
axé sur des éléments comme les lieux de culture de la
ville (théâtres, musées, galeries, cirques), ses
représentations dans l'art (la peinture, la musique, la
littérature). La poésie de la ville, son histoire, son
vocabulaire spécifique en font également parti.
Pour bien comprendre les raisons qui ont poussé les
romanciers francophones à s'intéresser de tout temps à
Paris, on pourrait citer celles-ci:
g. Paris est l'un des lieux différent de la
campagne
On ne peut pas comprendre la pertinence de la
représentation de Paris dans les romans africains, si on ne la replace
pas dans le cadre du couple, village - ville.
« La ville et la campagne constituent les deux
pôles opposés de l'univers du roman africain. Rares sont les
oeuvres dont le déroulement de l'action se limite à un seul de
ces théâtres. (...) La ville représente la
nouveauté, le progrès, alors que la campagne symbolise le
passé, un mode de vie, une mentalité qui se survivent
encore... »
Le parcours personnel de plusieurs écrivains africains,
a été conforme à ce schéma. Ils sont partis de leur
village pour venir vivre dans les villes locales. Bien plus, certains l'ont
prolongé jusqu'à Paris, transformant ainsi le nouvel
itinéraire en village - ville - Paris. Cet itinéraire, ils l'ont
proposé, voire « imposé » par la suite
à leurs personnages, tentant par cette occasion de transformer une
réalité en fiction. Ce qu'il faut retenir, c'est que dans cet
itinéraire, la ville africaine exerce déjà un pouvoir de
séduction, grâce notamment à son niveau de
« développement ». La ville africaine est alors une
pâle copie tropicale de Paris, qui, elle, constitue le bonus auquel une
poignée « d'élus » (romanciers et
personnages) ont droit. Dans l'imaginaire des colonisés africains, Paris
semble donc déjà présent à leurs yeux à
travers les grandes villes de leur pays. Dans certains cas, des villes comme
Douala, Abidjan ou Libreville ont même été rebaptisé
« petit Paris ». C'est sans doute cette autre
réalité que nos auteurs tentent de relayer en faisant partir
leurs personnages, non pas de leur village directement pour Paris, mais via la
ville locale.
a. Paris est un moyen de décrire les villes
africaines
Chez les romanciers africains, les villes africaines
décrites sont souvent vues sous le prisme de Paris, ou d'une autre
grande ville occidentale. Anticipant les disparités qui existent dans la
Ville lumière entre les quartiers nantis et les quartiers pauvres, les
romanciers africains présentes parfois des villes africaines symboles de
réalités paradoxales, et reflet de cette apparence parisienne.
Par exemple, Ville cruelle d'Eza Boto fait apparaître, à
travers Tanga, ce contraste d'une ville en ruine où se côtoient
« deux mondes et deux destins », avec un quartier noir
défavorisé -Tanga nord- et un autre quartier, chic, où vit
une communauté de blancs -Tanga sud. Le deuxième quartier est
« installé sur le versant ensoleillé d'une
colline », et, « tourne le dos par erreur
d'appréciation probablement » au premier, Tanga Nord),
l'émergence d'une nouvelle société faite d'injustices et
de disparités, différente de celle de la campagne. En outre, dans
les romans africains de la période coloniale, la ville africaine est
aussi un milieu « étranger », pour le héros,
pourtant citoyen local. Celui-ci doit parfois aller à la conquête
de cette ville, et « se battre » pour réussir et
exister. Il y va aussi souvent pour faire des études, et pour chercher
du travail. Toutes ces raisons montrent que la ville africaine est une
espèce de Paris miniaturisée. Où on retrouve, les services
administratifs, quelques rues, les écoles et leurs beaux
bâtiments, une population diversifiée et dynamique. Cette ville
regorge aussi en son sein les conditions d'épanouissement et même
de perdition, exactement comme on le verra à Paris pour nos
héros.
a. Paris est le lieu où le héros doit
être
Si Paris est une métropole culturelle de premier plan,
elle apparaît aussi souvent comme le seul lieu culturel de France. A
notre connaissance, très peu de villes françaises ont connu une
peinture littéraire leur conférant un rayonnement international,
semblable à celui de la capitale. Parfois, dans certains romans par
exemple, l'arrivée d'un personnage à Paris, suffit à
crédibiliser son action. Tout comme la seule présence d'un
héros à Paris peut aussi être la preuve que le personnage
est bien arrivé et s'adapte bien à sa terre d'exil. C'est le cas
pour l'Enfant noir de Camara Laye. Cette dernière image est
celle qui a été développée par les auteurs de notre
corpus. Leurs personnages principaux vont en effet tous
« s'exiler » à Paris.
Parce que, pour certains d'entre eux, Paris symboliserait
à elle seule, la France entière, et, chez d'autres, l'Europe
occidentale. C'est sans doute pour ces raisons que ces auteurs
« installeront » leurs héros à Paris. Ceci
est vrai pour le narrateur-personnage Tanhoé Bertin d'Un
nègre à Paris. C'est la même situation qu'on retrouve
chez Fara de Mirages de Paris, et Kocoumbo de Kocoumbo
l'étudiant noir qui débarquent en France respectivement par
les ports de Bordeaux et de Marseille, et qui remontent jusqu'à Paris
pour s'y installer. Et dans une moindre mesure, c'est aussi le cas pour Aki
Barnabas, le héros de Chemins d'Europe qui finit par arriver en
France après plusieurs années de recherches vaines.
a. Paris est l'espace vécu des grands
écrivains francophones
Depuis toujours, il est de notoriété publique
que celui qui veut percer dans le monde littéraire n'a pas d'autres
choix que celui de se rendre là où les éditeurs et les
médias sont présents. Paris est un de ces lieux. Des auteurs
français de tous les siècles ont fait cette démarche. Ils
sont venus à Paris pour exister littérairement, et, parfois, pour
mieux apprécier leur région d'origine. De fait, le choix de venir
à Paris s'apparentait avant tout à un gage de réussite,
d'universalité, de prospérité et de
célébrité. Les auteurs africains francophones aussi feront
l'expérience de cette réalité. Ils étaient donc
obligés de s'y rendre tantôt pour réaliser et publier leurs
livres, tantôt pour poursuivre leurs études. Ce n'est que de cette
manière qu'ils pouvaient se faire connaître, être lus et
êtres appréciés. C'est donc, d'après l'expression de
Pascale Casanova, « la République mondiale des
lettres ». Les auteurs de notre corpus particulièrement,
viendront à Paris pour leurs études, et, y feront publier leurs
premiers ouvrages (Mirages de Paris, aux NEA, Un
nègre à Paris, à Présence africaine,
Kocoumbo, l'étudiant noir, à Flammarion, et
Chemins d'Europe, chez Julliard).
En outre, la capitale française contribue
également au XXe siècle à l'émergence de nombre
d'auteur phares des pays d'Afrique francophone et de l'Océan indien.
Certains de ces auteurs ont même été soutenus par des
intellectuels français : Sartre préfaça l'Anthologie
de la poésie nègre et malgache de Sédar Senghor. Vincent
Monteil, introduisit lui, l'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Mais
on peut aussi citer Emmanuel Mounier ou encore Michel Leiris, qui ont tout les
deux, accompagné la revue Présence africaine.
De manière particulière, il n'est pas
inintéressant de souligner que chacun des auteurs de notre corpus a fait
son expérience parisienne. Léopold Ferdinand Oyono
étudiera les Sciences politiques et la diplomatie et deviendra plus
tard, ambassadeur du Cameroun en France. Aké Loba sera employé de
bureau à Paris avant de retourner définitivement chez lui en
Côte d'Ivoire en 1959. Bernard Dadié a fondé à Paris
avec l'écrivain sénégalais Alioune Diop, la revue
Présence africaine en 1955. Quant à Ousmane Socé,
il a passé son diplôme de médecin vétérinaire
à Maisons-Alfort, en région parisienne, avant d'exercer lui aussi
des hautes fonctions dans son pays le Sénégal. On pourrait aussi
citer Senghor, qui siégea au parlement français, Mongo
Béti qui enseigna le français de nombreuses années
à Rouen, Seydou Badian, qui exerça quelques temps la
médecine en France, avant de rentrer au Mali, et bien d'autres
encore.
a. Paris est surtout le lieu du champ littéraire
de la littérature africaine francophone
La résultante logique de ce que nous venons de
souligner dans les sous-parties précédentes, c'est que Paris
était donc, le lieu symbole du champ littéraire africain
francophone. Cela veut dire en d'autres termes que Paris n'est pas un
élément étranger à cette littérature
africaine francophone. Autant ses auteurs, ses thèmes, ses styles
renvoient à la capitale française. Ce champ littéraire est
un champ dont la production du sens et l'évaluation de la valeur des
oeuvres prennent place en métropole. Malgré les
difficultés à rencontrer un écho favorable dans la
critique littéraire française, et en dépit de la quasi
inaccessibilité des maisons d'éditions célèbres, la
littérature africaine francophone va arriver à se frayer une
petite place dans l'univers littéraire parisien. Comme astuces
développées pour y parvenir, on note la création des
revues culturelles (Présence africaine, la Revue du monde noir...) et
des anthologies, pour se faire publier ; le choix de se faire
préfacer par des intellectuels français connus, et, enfin, le
fait pour certains de profiter des media dont la ligne éditoriale est
anticolonialiste.
En somme, il découle de ce qui précède
que la France et plus particulièrement Paris, ville au dessus des villes
africains, exerce plus qu'une fascination dans l'esprit des romanciers
africains de l'époque coloniale. Elle symbolise une promesse de vie
meilleure en étant un lieu différent de la campagne ; mais
elle est aussi le lieu privilégié de présence et
d'épanouissement des auteurs africains francophones. Sa
représentation n'est parfois qu'une étape dans l'évolution
de leur action romanesque. Dans cette évolution, la campagne et la ville
africaine constituent respectivement les premier et deuxième niveaux
d'admiration. Paris et la France, représentant les sommets de
l'exaltation dans le domaine urbain. L'auteur camerounais Louis Marie Pouka
résume sans doute le mieux cette dernière
réalité :
« France, tu demeures pour nous la Providence du
noir, la nation élue qu'un monde fit reine... ».
La représentation de Paris dans leurs romans, s'inscrit
donc, comme une exigence absolue, dont le but est de rendre réel leur
rêve. D'autre part, cette représentation s'apparente aussi
à une offrande faite à ceux de leurs lecteurs-compatriotes qui
n'ont pas eu l'occasion de voir Paris. Car, voir Paris, la visiter,
étaient des signes de prestige. La représenter
« anoblissait » l'auteur qui s'y livrait. Ainsi, Aké
Loba et Camara Laye par exemples sont connus de presque tous les
élèves d'Afrique noire francophone, parce que leur
Kocoumbo, l'étudiant noir et l'Enfant noir
sont des classiques qui ont été enseignés pendant
plusieurs décennies dans les établissements de ces pays pour le
fait qu'ils mettaient en scène Paris. Pourtant, la physionomie des
villes africaines décrites par d'autres auteurs africains, dans de
nombreux romans de l'époque coloniale, laissait voir ouvertement dans
l'un des espaces géographiques de la ville, un quartier blanc,
sensé être la copie tropicale miniaturisée d'un quartier de
Paris ou de tout autre ville de France. Ce quartier, fait de bâtisses en
meilleurs états que celles des quartier indigènes, abritant une
population souvent exclusivement occidentale, pouvait-il suffire à la
réalisation du rêve parisien des jeunes africains ? Fara, Aki
Barnabas, Kocoumbo et Tanhoé Bertin, les héros des romans que
nous étudions pouvaient-ils assouvir leur envie de Paris en restant dans
un quartier chic de leur ville natale ? Quels étaient les
éléments qui leur faisaient rêver de Paris ? Quelles
significations peut-on attribuer à ce rêve et,
éventuellement, à sa réalisation ?
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