INTRODUCTION
Comme Troie, Constantinople, Jérusalem, Londres, New
York... Paris est à juste titre une « ville objet de
littérature », à la fois comme Espace imaginaire et
à la fois aussi comme Cité réelle. C'est-à-dire
que, comme les villes citées précédemment et bien d'autres
encore, Paris a, dans l'univers littéraire, une identité fictive
et une autre réelle. Depuis plusieurs siècles en effet, Paris a
été largement évoquée et traitée en
littérature. Sa représentation ayant maintenu à travers
les époques une tension constante entre la fiction et la
rationalité, à tel point que, symboliquement, Paris a
été considérée à partir du XVIIe
siècle comme la capitale littéraire du monde. Et ceci pour
cause : des poètes de la Pléiade (Ronsard, Du Bellay...) aux
surréalistes du début du XXe siècle en passant par les
« classiques » du XVIIe siècle, les philosophes des
lumières et surtout les romantiques -notamment Hugo et Baudelaire- "la
ville lumière" a toujours eu droit à un traitement
préférentiel des artistes et des auteurs français, aussi
bien comme sujet évoqué qu'en tant que lieu de déroulement
d'une action ou encore de représentation de diverses pièces de
théâtre. Pour les auteurs français, ceci tient avant-tout
au fait que Paris est le lieu de résidence (habituelle ou
passagère) de la majorité d'entre-eux ; mais aussi, Paris
représente le centre de la vie de leur pays, dans les domaines
politiques, culturels, économiques, littéraires.
Jouissant d'une grande réputation depuis toujours,
Paris fascine aussi ailleurs, notamment dans toute l'Europe, en Amérique
du nord surtout, dans certains pays d'Asie et surtout en Afrique. Au fil du
temps, elle est devenue à la fois un filon littéraire
prisé, mais aussi le creuset de beaucoup de cultures et le lieu de
conception, de production et d'affermissement de plusieurs littératures.
Parmi celles-ci, la littérature francophone africaine.
Même si celle-ci n'est considérée que
comme l'une des dernières à avoir émergée dans la
capitale française, elle a eu et continue d'avoir son importance dans le
renforcement de « l'identité culturelle et
littéraire » de Paris, et, réciproquement, la capitale
française va jouer un très grand rôle dans l'univers
littéraire africain, notamment dans ses thèmes, ses styles, ses
éditions... Car, en effet, c'est à Paris que se sont
créés et forgés certains des premiers grands mouvements
littéraires qui ont donné ses lettres de noblesse à la
littérature francophone négro-africaine. Que ce soit le mouvement
de la Négritude au début du siècle dernier, ou encore tous
les courants littéraires d'avant et d'après la colonisation, sans
oublier celui des indépendances. Il faut aussi souligner le fait que,
même les autres initiatives de production littéraires
conçues directement sur le continent africain étaient, pour
certaines, marquées de l'influence et du conditionnement de la
métropole : c'est par exemple le cas de ce que Senghor appellera la
« littérature des instituteurs » à laquelle
nous ajouterons une autre, que nous qualifierons de
« littérature des administrateurs ». Sous la
première expression, l'auteur des Nocturnes et des
Ethiopiques entend l'ensemble des oeuvres publiées dans les
années 1940, par des instituteurs de profession, tels que, les anciens
élèves de l'Ecole William Ponty de Dakar (Bernard Dadié,
Félix Couchoro, Dabo Sissoko, Paul Hazoumé...), ceux de l'Ecole
vétérinaire de Maisons-Alfort en France (Birago Diop, Ousmane
Socé), auxquels on peut aussi rajouter l'instituteur congolais Jean
Malonga, auteur entre autres de la Légende de M'pfoumou Ma Mazono
(1959).
Sous l'expression « littérature des
administrateurs », nous pensons à celles publiées ou
parrainées par les administrateurs coloniaux en poste en Afrique comme
René Maran, Dim Dolobson, Robert Randau. Ces auteurs-instituteurs, et
ceux parrainés, ont « collaboré au mythe du Paris
littéraire", comme beaucoup d'autres auteurs africains. Mais de quelle
manière ? Par quels moyens ? Et à quelles fins ?
Concrètement, quels regards spécifiques les romanciers africains
francophones ont-ils posé sur la ville de Paris ? Paris n'est-elle
chez eux que l'espace qui représente aujourd'hui le département
de Paris (75), ou toute la France, voire l'Europe occidentale ? Est-ce une
vision d'auteur « périphérique »
décrivant le centre depuis sa « banlieue » ? Si
c'est le cas, peut-on comparer cette vision-là à celle d'autres
auteurs francophones dits « périphériques »
comme ceux des Caraïbes ou du Maghreb ? Enfin, la
représentation de Paris faite par ces romanciers, permettra t-elle de
dégager les fonctions que les africains francophones des colonies se
faisaient de cette ville ?
La réponse à toutes ces questions sera
intégré au travail d'ensemble qui va suivre et dans lequel, nous
allons procéder de la manière suivante: dans un premier temps,
nous ferons un bref et rapide rappel sur la littérature
africaine afin de présenter le "terrain de jeu" sur lequel
nous évoluerons pour la suite du travail. Dans ce rappel, nous
évoquerons brièvement quelques grands traits des
littératures orale et écrite, de la Négritude et de la
littérature coloniale. La deuxième partie de notre travail -en
fait la première après les rappels- portera sur Paris
rêvé ou fantasmé, c'est-à-dire Paris
telle qu'elle apparaissait dans les livres lus, des histoires racontés
ou encore des enseignements reçus par les élèves en
Afrique. Elle s'ouvrira néanmoins sur cette un "exposé"
miniaturisé de la représentation en littérature et
notamment celle de Paris. Puis, nous présenterons les
éléments textuels matérialisant le rêve parisien,
non sans évoquer les raisons de ce rêve et son sens. Enfin, la
dernière partie sera consacrée au Paris vécu
et réel. Ici, dans le premier chapitre, nous
présenterons surtout l'aspect physique de la ville tel que décrit
dans les romans de notre corpus. Le deuxième chapitre analysera quant
à lui la symbolique et les différentes fonctions de
Paris telles qu'assignées par ces romanciers. Pour
illustrer notre travail, nous nous appuierons sur quelques romans d'auteurs
d'Afrique noire francophone de la période coloniale Mirages de
Paris, Ousmane Socé, 1937 ; Un nègre à
Paris, Bernard Dadié, Présence africaine, 1959 ;
Kocoumbo, l'étudiant noir, Aké Loba, Flammarion,
1960 ; Chemins de Paris, Léopold Ferdinand Oyono, Julliard
1960).
Mais avant d'entrer dans le sujet proprement dit, il est
important de justifier quelques choix que nous avons opérés pour
l'étude de ce sujet. D'abord la période (les années 30
à 60) : à notre avis, elle correspond à la naissance
de la littérature écrite africaine, et, de ce fait, porte encore
tout le charme de l'originalité et de la nouveauté. C'est donc
une période charnière où les repères de la jeune
littérature africaine sont encore bien établis et bien visibles.
Pour ce qui est de l'aire géographique, nous avons choisi de ne nous
intéresser qu'à l'Afrique noire francophone parce que, colonies
françaises, les pays de cette zone -où tout au moins ceux
desquels proviennent les auteurs qui figurent dans notre corpus- sont encore
sous tutelle française. Et donc, pas encore indépendants. De ce
fait, ils entretiennent un rapport « direct » avec la
« métropole », où, leurs futurs intellectuels
et cadres sont tous descendus à un moment donné pour des besoins
de formation.
Enfin, pourquoi le roman plutôt que la poésie ou
le théâtre ? Certainement parce qu'il donne lieu, mieux que
les deux autres genres littéraires, à une meilleure
représentation, palpable et concrète, d'un lieu, et de ce qui s'y
déroule. « Le roman est un miroir qu'on promène le
long de la route » comme le définissait Stendhal, et,
à ce titre, il symbolise donc le reflet de la prise de conscience,
à un moment donné, d'un peuple déterminé, de son
importance et de ses valeurs. Nous pensons aussi que les quatre romans que nous
avons choisi pour réaliser cette étude, bien qu'ayant leurs
particularités propres, semblent être complémentaires dans
cette optique. On pourrait les classer à trois niveaux de
narration : « inférieur »,
« central » et « supérieur » Si
Chemins d'Europe est à classer au « niveau
inférieur », (son action se situe presque entièrement
en Afrique, et le narrateur n'évoque la présence possible du
héros à Paris que dans les deux dernières pages du roman),
Mirages de Paris et Kocoumbo, l'étudiant noir, eux,
sont à mettre au « niveau central » (les actions
sont construites autour d'un personnage principal qui sert de point de fixation
à l'intrigue), enfin Un nègre à Paris est
à classer au niveau supérieur. Le narrateur-héros se
positionnant comme un journaliste envoyé spécial, qui livre au
jour le jour son carnet de voyage sous forme de chronique.
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