3. Vers un récit poétique
Dans Le ventre de Paris deux mondes s'enchevrtrent :
un monde poétique et un monde sinon fantastique du moins
étrange.
En effet, maints lieux communs de l'étrange sont
repérables dans l'oeuvre. On a d'abord le topos du lieu inconnu :
Florent est un étranger qui vient voir les nouvelles Halles pour la
première fois, car ces grands marchés, comme on l'a
déjà mentionné, étaient construits pendant son
exil. Ils sont pour lui un lieu inconnu. De plus, ces grands marchés
décrits dans la lumière terne des becs de gaz, évoquent le
lieu commun du château qui caractérise le roman noir. À
cela s'ajoute l'emploi récurrent de la métaphore, le jeu du
clair-obscur, l'importance donnée à l'ombre et aux effets de
lumière en général.
Zola marque les aliments des Halles et les Halles mrmes d'une
teinte de mystère. L'abondance des nourritures, leur entassement et
leurs grandes tailles n'est pas sans créer, au moins pour Florent, une
atmosphère d'étrangeté inquiétante.
Il lui semble parfois qu'elles sont dotées de vie. Zola
les présente comme des ttres animés :
A certains craquements, à certains soupirs
légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les
légumes. Les carrés d'épinards et d'oseilles, les bandes
de radis, de navets, de carottes, les grands plants de pomme de terre et de
choux, étalaient leurs nappes.(487).
La construction impersonnelle « il semblait que »
fonctionne comme une formule modalisante exprimant une certaine
illusion, un doute qui fait l'essence mrme du fantastique:
Le fantastique, c'est l'hésitation
éprouvée par un rtre qui ne connaît que les lois
naturelles, face à un événement en apparence
surnaturel68.
Ainsi Florent hésite, se demande, peut-r tre, s'il a
entendu, ou non, naître et pousser les légumes. Que les
légumes poussent et naissent est tout à fait naturel. Ceci
relève du réel. Mais entendre les légumes pousser et
naître paraît surnaturel. Cela relève du surréel. Il
s'agit d'un mot clés.
68 Tzvetan Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, Èdition du Seuil, Points, 1970, p.
29.
C'est l'essence mr me du récit poétique tel que le
définit Jean Yves Tadié :
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Mythes symboles et rêves hantent le récit
poétique au XX siècle; ils assument dans la littérature
française, qui passait, jadis, pour si raisonnable et maintenant, pour
si moderne, la survie du langage archaïque, des « rêves
séculaires de la jeune humanité ». Et c'est bien d'abord au
traitement du langage qu'un récit est poétique. Ni la conception
des personnages, ni celle du temps ou de l'espace, ou la structure ne sont une
condition suffisante: la densité, la musicalité, les images ne
manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu'à procurer
l'impression qu'ouvrir ces récits c'est lire de longs poèmes en
prose. Le récit, parce qu'il a voulu reprendre à la musique et
à la poésie leur bien, a était traité comme un
poème69.
Bien que le récit poétique n'ait triomphé
qu'à partir des années vingt, suite à la crise du roman,
et à ce qu'on appelle la banqueroute du roman naturaliste,
l'écriture zolienne, notamment dans Le Ventre de Paris, semble
en être une anticipation. L'importance que ce dernier accorde à la
matière, autant nutritive que verbale, la surabondance des mots
entraîne une sursignification et parallèlement les
débordements de la matière verbale entraînent un
débordement sémantique.
Les choses commencent à sursignifier comme l'a
mentionné Geneviève Sicotte, dans son analyse de la dimension
symbolique des aliments.
L'importance que donne Zola à la matière est
rendue plus visible par le recours à la métaphore
anthropomorphique. Ce dernier, dans son culte de la chair va jusqu'à la
personnification des parties du corps :
Ce dos énorme très gras aux épaules,
était blrme, d'une colère contenue, il se renflait, gardait
l'immobilité et le poids d'une accusation sans réplique. Quenu,
tout à fait décontenancé par l'extrr~me
sévérité de ce dos qui semblait l'examiner avec la face
épaisse d'un juge, se coula sous les couvertures, souffla la bougie, se
tint sage. (463).
Ce curieux « grand plan » fait sur le dos de Lisa
s'avère d'une prodigieuse importance. Cette manière
d'évoquer le personnage par une partie du corps, est très
fréquente chez Zola. Elle exprime l'importance que ce dernier donne
à la chair, à la matière qui constitue le corps humain. Il
y a là le tempérament d'un naturaliste, un spécialiste
dans l'analyse du corps, bref, un anatomiste. De mrme, la personnification du
dos de Lisa n'est pas indifférente. Il s'agit d'une métaphore
anthropomorphique
69 Jean-Yves Tadié, Le Récit
poétique, Gallimard, 1994, p. 179.
filée qui structure le passage.
C'est aujourd'hui une constante dans le récit
poétique en ce qu'elle exprime un jeu sur le signifiant abolissant les
frontières entre le concret et l'abstrait. Du concret relève le
«dos » caractérisé par l'adjectif « blême
» employé ordinairement pour désigner le visage. De
même, le substantif « colère » renvoie au monde abstrait
des sensations. Ce « télescopage » entre l'abstrait et le
concret a un nom : le zeugme. Ce procédé de style consiste en
fait, à juxtaposer des éléments dissemblables. C'est
surtout l'expression d'une absence de liaison, une fragmentation du
réseau sémantique, et rompt ainsi la linéarité d'un
texte. Zola met sur le même niveau, par coordination, ce qui
relève du matériel, de l'anatomique « le dos » et ce
qui relève du sentimental, du caractériel, de l'abstrait, «
colère », « sévérité ». Ce
glissement sémantique est de nos jours l'une des marques du récit
poétique.
On a là la magie zolienne de papillonner entre le
réel et l'imaginaire, entre l'anatomique et le poétique. La
métaphore personnalisante du dos, enclenchée par le verbe «
examiner » dit bien la place qu'occupe le corps chez Zola. Aussi, à
travers cet extrait, et tout au long du roman d'ailleurs, Zola
développe-t-il une esthétique de fusion, d'effacement des
frontières : l'abstrait avec le concret, l'anatomique avec le
sentimental, le fantastique avec le poétique, le réalisme avec la
métaphore. Zola dans son Ventre de Paris qui, par la forme
circulaire qu'évoque le mot ventre et qui nous rappelle l'image du
récipient, fait une grande préparation où il met tout :
des tas de légumes, de fruits, de viandes, de poissons de volailles etc.
Il prépare un repas géant à un gourmand tout aussi
géant : Paris.
En naturaliste, Zola, motivé par un esprit
scientifique, développe son goût pour l'expérience et
prépare ainsi une solution littéraire, pour ainsi dire, dans
laquelle il opte pour un mélange des tons. Dans Le Ventre de
Paris, l'épique, le mythologique, le fantastique et le
poétique s'interpénètrent et fusionnent ensemble.
En effet, le thème de la fusion traverse toute l'oeuvre.
Dès le début, Zola nous offre une nouvelle image du repas :
Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient
du café, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rang de
consommateurs était formé au tour d'une marchande de soupe aux
choux. Le sceau de fer- blanc étamé, plein de bouillon, fumait
sur le petit réchaud bas dont les trous jetaient une lueur pâle de
braise. (397).
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Il s'agit d'une nouvelle forme de repas : « le repas du
peuple » qui s'oppose au repas familial intime :
Evalué à l'aune de la séparation entre le
privé et le public et entre le haut et le bas, le repas du peuple fait
figure de dînette, de « demi- portion » ; rogné par le
temps et par l'argent qui manquent, il est caractérisé par
l'inorganisation et par une socialité toujours peu ou prou
incomplète70.
C'est une autre illustration du thème de la fusion. Ce
repas public représente d'abord la fusion entre l'intérieur et
l'extérieur, entre le privé et le public. Ensuite, la fusion
d'une part entre l'homme et l'animal et d'autre part entre l'homme et son
milieu.
Zola recourt, dans sa peinture de la société,
à la métaphore de l'animal. Ces bourgeois qui habitent Paris sont
présentés comme des bêtes animées par le besoin de
manger et l'instinct de la « lutte pour la vie».
Dans le mr me ordre d'idées, le chef de file des
naturalistes explique : « les naturalistes reprennent l'étude de la
nature aux sources mrmes remplaçant l'homme métaphysique par
l'homme physiologique et ne le séparant du milieu qui le
détermine » 71 . Dans Le Ventre de Paris, le passage qui
décrit la Sarriette entourée de ses fruits est certes, comme l'a
signalé P.Hamon dans Le Personnel du roman, l'un des moments
les plus représentatifs de cette doctrine naturaliste en ce
qu'il montre le rapport exigu entre l'r~tre humain et le milieu qui
l'influence.
Ainsi, le thème de la fusion, non seulement jalonne
l'oeuvre, mais paraît comme l'une des idées maîtresses sur
lesquelles est bâti le roman. Le Ventre de Paris devient donc
l'expression de toute une nouvelle conception de l'oeuvre littéraire. Ce
roman contient des éléments que nous trouvons aujourd'hui
dans le récit poétique à propos duquel Dominique
Combe affirme :
Aussi, le genre mixte du « roman poétique »
doit-il être compris comme juxtaposition des éléments
contradictoires dans une totalité supérieure puisqu'il est
étranger à une synthèse organique véritable [...].
Le roman poétique loin d'r~tre un genre synthétique, n'est qu'un
genre hybride d'inspiration fragmentaire72.
70 Geneviève Sicotte, Op. Cit., p.173.
71 Zola, OEuvres Complètes, « Le
Naturalisme », p. 508.
72 Dominique Combe, Poésie et Récit;
Une Rhétorique des genres, José Corti, 1989, p.
144-145.
A cet égard, le thème de la fusion peut rtre
senti comme une demande d'abolir les frontières qui séparent les
genres littéraires. Il s'agit surtout d'une tendance qui
caractérise la fin du XIXè siècle pour annoncer une
nouvelle conception de l'oeuvre littéraire. La poéticité
et le récit gastronomique peuvent être perçus comme une
tentative de promouvoir le genre romanesque par des innovations qui visent
à réhabiliter ce genre en dégradation et qui annoncent en
même temps une nouvelle conception du roman en particulier et de l'oeuvre
littéraire en général. Ainsi Zola, avec une «
écriture artiste » marquée par la juxtaposition, les
séries énumératives et accumulatrices, le style
imagé fondé sur les images métaphoriques, les descriptions
dans le goût impressionniste, fait du Ventre de Paris une oeuvre
d'art. On y trouve de la poésie, du roman, du théâtre et
même des procédés qui renvoient à la peinture comme
l'ekphrasis. Zola parle déjà d'un nouveau type de roman où
s'interpénètrent science, littérature et art, un roman
analyste, moderne.
Définissant sa conception du roman et du romancier moderne
Zola affirme :
Il est, avant tout, un savant de l'ordre moral. J'aime
à me le représenter comme l'anatomiste de l'k~me et de la chair.
Il dissèque l'homme, étudie le jeu de passions, interroge chaque
fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a ni
honte ni répugnance lorsque il fouille les plaies humaines. Il n'a souci
que de vérité. Et étale devant nous le cadavre de
nôtre coeur. Les sciences modernes lui ont donné pour instrument
l'analyse et la méthode expérimentale.73.
Il paraît que la vérité et la
liberté sont donc les deux thèmes centraux sur lesquels Zola pose
sa conception du roman moderne. Le Ventre de Paris, à cet
égard, peut-être lu comme une réalisation de cette
conception. C'est en quelque sorte un résumé de la doctrine
naturaliste. Dans sa dimension documentaire, cette oeuvre cherche la
vérité. Par sa valeur poétique, sa dimension artistique et
son allure épique elle vise la liberté. Le choix de la nourriture
comme sujet de l'oeuvre n'est paraît pas fortuit. La nourriture
évoque par métonymie une classe goinfre ; la bourgeoisie. Cette
classe qui soutient le régime impérial et lui sert de base. Ce
régime, en revanche lui procure un climat de paix et de
tranquillité qui favorise l'essor de son commerce. Dans une
autre perspective, le libéralisme littéraire que vante Zola fait
écho à un libéralisme économique qui traverse les
marchés à l'époque. Dans une perspective symbolique, Zola
compare les Halles à une table gigantesque « toujours servie
».
73 Émile Zola, OEuvres Complètes,
« Deux Définitions du roman », p. 281.
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Ne pouvons- nous pas dire que cette « gigantesque table
» bourgeoise dont parle Zola, est le dernier repas festif de cette classe
goinfre ? Car le déclenchement de
la guerre franco-allemande lui réserve des jours
difficiles.
Pour la bourgeoisie adulée le Carnaval sera bientôt
fini. C'est la période du Carême qui se prépare.
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