2. Style imagé
On désigne par style imagé, un style
figuré, orné d'images et de métaphores. C'est ce qui
marque le plus l'écriture de Zola, dans le Ventre de Paris.
D'ailleurs, on le voit bien par le choix du titre de l'oeuvre qui peut rtre lu
comme une métaphore filée du ventre. Zola joue sur le
sémantisme de ce mot qui entretient avec
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l'alimentation un rapport métonymique. A quoi peut
servir un ventre sinon à la digestion de la nourriture. Parfois, Zola
vise le sens dénotatif du mot ventre. Parfois c'est plutôt le sens
métaphorique et symbolique de ce mot qu'il semble vouloir mettre en
exergue. Ainsi, comme le montre Marie Scapra, l'image du ventre balance entre
le réalisme et la métaphore :
Au premier niveau, réaliste, les Halles sont un
marché alimentaire fonctionnel ; puis, prises par un processus de
métamorphose épique, elles deviennent ce ventre géant
déjà évoqué, signe de la « grande table
toujours servie », de « l'orgie » des appétit bourgeois
et du second Empire ; enfin, l'amplification, se faisant plus universelle,
atteint le plan du mythique et les Halles sont la métaphore d'une sorte
de principe alimentaire général,
l'Appétit61.
Marie Scapra résume, en quelque sorte, le
fonctionnement de la métaphore du ventre dans le roman. C'est cette
métaphore qui fait le poids critique de l'oeuvre. Étant par
définition l'interpénétration de deux mondes
différents : le réel et l'imaginaire, elle crée une sorte
de brouillage sémantique qui renforce l'aspect poétique de
l'oeuvre. La dimension pamphlétaire de l'oeuvre est masquée par
son aspect poétique dI au style dont use Zola. Ce dernier
présentant les notes préparatoires du Ventre de Paris,
s'adresse aux lecteurs du Gaulois:
L'idée générale est : le ventre-le ventre
de Paris, les Halles où la nourriture afflue, pour rayonner sur les
quartiers divers ; -le ventre de l'humanité, et par extension la
bourgeoisie digérant, cuvant en paix ses joies et ses
honnêtetés moyennes62.
De surcroît, placé au centre du corps, le ventre
est doué d'une grande importance. C'est le lieu où se produit la
force qui permet à l'r~tre humain de survivre. Protubérant, cet
organe peut rtre aussi un signe d'embonpoint et par conséquent d'une
certaine aisance de vie. C'est, à la limite, le symbole de
l'égoïsme. Un gros ventre est un ventre surchargé.
L'embonpoint peut être également le signe d'une bonne santé
voire d'un excès de santé. Cependant, l'excès est un signe
de déséquilibre. Un ventre trop plein suppose selon « la
technique de contre point » que prône Zola, un ventre vide. Car,
comme l'affirme Geneviève Sicotte , chez Zola, tout est
mesuré et « s'il y a manque d'un côté, c'est qu'il y a
trop plein de l'autre »63.
De mr me, la forme ronde du ventre nous paraît d'une
grande valeur symbolique. Zola paraît hanté par le goût de
la circularité. Le ventre a une forme
61 Marie Scapra, Op. cit. , p. 54.
62 Le Ventre de Paris, préface, p. 379.
63 Geneviève Sicotte, Op. cit. p. 173.
circulaire, les Halles aussi, les aliments ont une forme
ronde, notamment les oeufs, les lieux aussi sont fermés donc
circulaires, les marchandises circulent, l'argent circule également. La
nourriture, comme l'a montré Marie Scapra, dans son étude du
thème de la circularité, dans le Ventre de Paris, fait
un mouvement circulaire : elle part de la campagne de Nanterre pour y revenir.
La description se fait à travers tantôt l'oeil de Florent
tantôt à travers celle de Claude. Or l'oeil, qui est naturellement
rond, renforce à son tour le motif de la circularité dans
l'oeuvre.
De même la circulation de la matière nutritive
fait écho à celle de la matière verbale assurée par
le personnage de Mlle Saget qui fait circuler les informations dans les
quartiers des Halles.
Ainsi, le roman devient une infinité de cercles
enchâssés, une interminable mise en abyme qui renforce
l'enchevr~trement de l'oeuvre déjà provoqué par
l'abondance et la variété des aliments.
Dans le mr me ordre d'idées, la circulation des
aliments nous fait penser à la chaîne alimentaire qu'exprime le
passage décrivant le retour des légumes à la terre sous
forme de déchets, un retour qui symbolise le retour à l'origine,
à la mère :
Les épluchures des légumes, les boues des
Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque, restaient
vivantes, revenaient où des légumes avaient poussé, pour
tenir chaud à d'autres générations de choux, de navets, de
carottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient,
s'étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à
la terre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort. (486).
Cet extrait nous paraît très représentatif
du motif de la circularité qui hante le Ventre de Paris.
L'expression « sans jamais se lasser » dit bien l'idée de la
répétition et de la circularité. Les légumes,
sortis de la terre toute fraîches et luisantes, y retournent
fanés, épuisés, esquintés après avoir fait
le tour des Halles. Ils retournent à leur origine, à leur
mère. Le texte est traversé par une métaphore
anthropomorphique qui humanise la matière nutritive : le mot «
générations » est employé généralement
pour désigner les êtres humains.
De même, le verbe « retournaient » n'est pas
sans traduire une certaine personnification des légumes. Ce verbe
exprime la volonté de retour. La volonté est souvent liée
aux êtres humains. Le verbe « vouloir » exprime à son
tour l'idée de la volonté voire d'une conscience qui ne peut rtre
accordée à des légumes. Zola vise, peut-être,
à travers ce procédé de personnification, à une
valorisation des aliments.
De toute façon, l'emploi du substantif «
générations », du verbe « retournaient », qui
n'est pas sans exprimer une personnification de la nature, est un emploi
figuré qui renforce le style imagé pour lequel opte Zola. Outre
celle du ventre, Zola use de la métaphore des « Gras » et des
« Maigres » :
La métaphore des « gras » et des «
maigres », amplement relayée par Hugo et Zola, mais dont les
racines sont immémoriales (voir Brueguel), est fréquemment
convoquée pour critiquer l'absence de fraternité et
d'égalité. Mais l'image qui domine le paysage discursif est celle
du mode sans merci, livré à « la lutté pour la vie
»et où l'alternative est simple : manger ou être
mangé64.
IMAGE 4:
" Les Gras, énormes à crever,
préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés
par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d'ichalas envieux ; et
encore les Gars, à table, les joues dp~bordantes, chassant un Maigre qui
a eu l'audace des s'introduire humblement, et qui ressemble à une quille
au milieu d'un peuple de boules ". (488).
64 Geneviève Sicotte, Op. cit., p. 59.
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Imitant les estampes de Bruegel, Zola use de l'art de portrait
pour renforcer son style, déjà riche en images
métaphoriques, et pour mettre en exergue l'opposition entre les gras et
les maigres. Cette métaphore est en rapport indirect avec l'objet
alimentaire, sujet de notre travail. C'est en quelque sorte l'arrière
plan sociologique de l'oeuvre, sa dimension ethnographique et ethnocritique. Le
thème essentiel de cette métaphore est la lutte pour la vie, pour
manger. La nourriture représente l'élément catalyseur qui
provoque cette lutte. Les "Gras" et les "Maigres" deviennent deux symboles.
À cet égard P.Hamon met l'accent sur la dimension
allégorique du style zolien où le symbole se taille la part du
lion. D'ailleurs Zola lui-même affirme fièrement :
Qui donc abusa jamais plus que moi du symbole ? Mes livres
sont des labyrinthes où vous trouviez, en y regardant de près,
des vestibules et des sanctuaires, des lieux ouverts, des lieux secrets, des
corridors sombres, des salles éclairées65.
La métaphore du labyrinthe est, en fait,
fréquemment présente chez Zola. Parallèlement à la
mine-labyrinthe de Germinal, on a dans Le ventre de Paris les
Halles-labyrinthe. Leurs caves sombres, les pavillons, les ruelles
évoquent tous l'image d'un dédale. La partie du roman qui nous
décrit les coins des Halles le montre bien. En sus, une autre image
métaphorique également récurrente chez Zola, et qui fait
d'ailleurs une sorte de métaphore filée lézardant
l'oeuvre. C'est la métaphore de la machine à propos de laquelle
Colette Becker affirme :
L'image de la machine lui sert à rendre compte du
fonctionnement de tout mécanisme aux rouages complexes : le grand
magasin, la Bourse, les Halles, ou le corps humain, « délicate
machine », ou encore certains mécanismes abstraits, comme la
spéculation, les machines à pièces de cent sous
montée par Saccard 66.
En effet, la machine est aussi le symbole de toute une
révolution industrielle qui a marqué le XIXè
siècle. Si Zola introduit cette image, c'est que son époque
l'exige. La machine, sous la plume de Zola se transforme, pour ainsi dire, en
un mythe contemporain. Il est, à la limite, le prodigieux symbole de
tout un siècle d'industrie. La description des Halles à travers
le regard de Florent, un étranger, nous rappelle le passage qui
décrit le Voreux dans les premières pages de Germinal :
« Le
65 Dorothy E. Speirs et Dolorès A. Signori, Entretiens
avec Zola, Les Presses de l'Université d'Ottaw 1990, P. 140.
Cité dans Zola, Le Saut dans les étoiles, Op.
Cit. , p. 218.
66 Colette Becker, Op. cit. p. 221.
Voreux, à présent, sortait du rr~ve. [...] Cette
fosse tassée au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de
briques dressant sa cheminée comme une corne menaçante, [lui]
semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour
manger le monde »67.
La description du Voreux et celle des Halles fonctionnent en
parallèle illustrant le motif d'une « apparition fantastique »
que souligne l'expression « sortir du rêve ». L'accent est mis
sur les impressions que suscite la vue d'un énorme monument pour la
première fois. Le Voreux communique le sens du grand appétit.
C'est l'expression de la voracité, l'envie démesurée
d'engloutir. Le marché des Halles, présenté dans
l'illustration ci-dessous, est décrit comme un récipient
énorme, un ventre géant où se mêlent les
nourritures.
Leur description est d'inspiration fantastique voire
surréelle évoquée d'emblée par le mot
rêve.
IMAGE 5:
" Et Florent regardait les grandes Halles sortir de
l'ombre, sortir du rêve où il les avait vues, allongeant à
l'infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d'un gris
verdktre, plus gpante encore avec leur mkture prodigieuse, supportant les
nappes sans fins de leurs toits. Elles entassaient leurs masses
géométriques ". (398-399).
67 Émile Zola, Germinal, G-F. Flammarion, Paris,
1968, p. 33.
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L'image des Halles est brouillée par les sensations de
Florent. Une première métaphore anthropomorphique transforme les
grands marchés en une créature fantasmagorique. Les Halles, ce
ventre de Paris, est présenté comme un « ventre de
métal » exprimant ainsi la rigidité et la puissance. Sa
composition : « boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de
fonte », trahit la dominance de la matière dans l'écriture z
olienne. De plus, l'emploi de la comparaison : « comme une machine moderne
» seconde la métaphore de la machine qui jalonne le texte. Ces deux
procédés presque toujours en parallèle, corroborent la
dimension poétique du style zolien en ce qu'ils aiguisent l'imagination
du lecteur et favorisent le surgissement des images. De plus, le jeu du
clair-obscur, leitmotiv qui marque l'écriture de Zola, participe
à la création d'une atmosphère fantastique. Florent est
émerveillé par ce monument qu'il ignore, et dont le
mystère est renforcé par l'emploi des adjectifs indéfinis
mis en parallèle : « quelque machine à vapeur/quelque
chaudière », comme pour intensifier l'auréole
d'énigme et du merveilleux qui entoure le lieu.
C'est l'art de Zola d'entourer le réel d'un halo de
mystère et de le ciseler par une description ampoulée et un style
bourré d'images qui envahit le lecteur et le plonge dans un monde de
rêve et de contes merveilleux ourdis par l'imagination et la fantaisie
d'un poète.
De mrme, l'imparfait de la description, par sa valeur
épique, efface les limites temporelles des verbes et place la
description hors du temps. Brouillage du temps et de l'espace, on est, en fait,
dans un monde sans frontières, le monde de la fantaisie, de
l'imagination et du rrve. On est dans le monde des abstractions, du
fantastique.
En somme, en poète, Zola fait preuve d'un curieux goEt
pour les métaphores. Son style est riche en images inspirées,
tantôt des mythes, tantôt de son imagination où il conjugue
la science avec la fantaisie au mode du surréel. L'opération
aboutit à des descriptions fantastiques qui effacent les
frontières entre la réalité et l'imagination.
Ainsi, métaphores abolissant les limites entre le
concret et l'abstrait, le matériel et l'immatériel, apparitions
fantastiques, musicalités, rrves, sommes-nous déjà dans le
récit poétique ?
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