III. UN POEME DE LA
NOURRITURE
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III. Un poème de la nourriture
1. Musicalité
Par la recherche du rythme, le goût pour les
sonorités, le foisonnement des images métaphoriques, le penchant
perpétuel de Zola au symbole et à l'agrandissement des aliments,
et par le souffle poétique qui traverse l'oeuvre, Le Ventre de
Paris peut être lue comme un long poème de la nourriture.
Dans ce roman, le merveilleux se mêle au vrai, la
légende à l'histoire pour célébrer « le
carnaval des Halles ». Or que trouve-t-on, de plus remarquable dans un
poème que sa musicalité et son style imagé ?
Le Ventre de Paris est marqué par une
quête du rythme repérable d'abord au niveau de sa construction
même. Pour commencer, une description cursive de la
poéticité au niveau de l'oeuvre en général nous
paraît utile.
Le roman est bâti sur des parallélismes qui
expriment la symétrie ou l'opposition et qui donnent lieu à
plusieurs couples : « Paris/ Nanterre », « Les quartiers des
Halles/Cayenne », « Les gras/Les maigres », « La
peinture/la poésie », « Les hommes/Les femmes », «
L'or/la chair », « L'économie/La politique » etc. Toutes
ces dualités illustrent une technique de contrepoint très
récurrente chez Zola et qui n'est pas sans trahir une vision
manichéenne du monde.
De plus, ce rythme binaire qui règle l'ensemble des
thèmes dans le roman est secondé par une tendance à la
répétition : le premier chapitre qui offre un premier tour dans
les Halles est repris par le quatrième chapitre. La description de la
charcuterie revient plusieurs fois. Le lever du soleil se répète
chaque jour dans un mouvement cyclique. Les sentiments de nausée
s'emparent de Florent et lui reviennent à chaque contact avec la
nourriture débordante. Dans un mouvement circulaire, le roman s'ouvre
sur l'avènement de Florent de « l'île de diable » et se
termine par le retour de ce dernier en exil. Cet effet de
répétition n'est pas sans créer un rythme et une
redondance qui structurent l'ensemble de l'oeuvre.
Au niveau énonciatif, on remarque une alternance entre
le dialogue et la narration.
Par ailleurs, si on examine la trame narrative, on remarque
que le rythme d'évolution correspond à une cadence mineure.
L'acmé de l'oeuvre, prise de Florent par les policiers, se situe au
dernier chapitre. Les cinq premiers chapitres forment la protase de l'oeuvre et
créent ainsi un effet de suspens par le retardement de
l'événement principal.
Zola cherche, peut-r tre, à prolonger l'intrigue de son
roman. Il paraît que mrme la construction dramatique de l'oeuvre est
repartie en « Gras » et « Maigres » : une grasse
description s'oppose à une maigre intrigue. Ainsi, par sa construction
mrme, basée sur les parallélismes et les
répétitions, le roman annonce, de prime abord, une certaine
poéticité.
En sus, le goût de Zola pour le rythme est remarquable
dès les premières lignes de l'oeuvre :
Au milieu du grand silence, et dans le désert de
l'avenue, les voitures des maraîchers montaient vers Paris, avec les
cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les
façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les
lignes confuses des ormes. (385).
Une isotopie de la musique marque cet extrait : « Les
cahots rythmés », « les échos », le verbe «
battaient », le substantif « silence » et le participe
passé « endormies » opèrent une antithèse qui
met en relief cette isotopie et indique le début d'une symphonie. On
remarque, qu'au théktre, avant de commencer une symphonie, on exige le
silence. Zola paraît s'imposer donc comme un chef d'orchestre et annonce
le commencement d'une longue symphonie qui chante la nourriture
débordante des Halles. Le lexique qui renvoie à la
musicalité jalonne toute l'oeuvre. D'ailleurs Maupassant
décrivant les oeuvres de Zola affirme :
Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans
les conventions adoptées par ces prédécesseurs, sans
aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes
où les choses quelles qu'elles soient, surgissent égales dans
leur réalité, et se reflètent élargies, jamais
déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou
belles indifféremment dans ce miroir grossissant mais toujours
fidèle et probe que l'écrivain porte en lui59.
Au niveau rhétorique, la musicalité est
repérable à travers le recours à des
procédés comme le parallélismes, les figures de
répétition, les rythmes des phrases etc. On propose d'analyser
ces procédés dans des extraits qu'on a choisi en fonction de leur
sonorité :
Il était une fois un pauvre homme. On l'envoya
très loin, très loin, de l'autre côté de la
mer... Sur le bateau qui l'emportait, il y avait quatre cents forçats
avec lesquels on le jeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces
bandits, vêtu
59 Guy de Maupassant, Èmile Zola, 1883,
`cité dans' Le Ventre de Paris, édition des
Rougon-Maquart établie par La Bibliothèque de la
pléiade, partie intitulée « Naturalisme et romantisme
», notes introduites par Pierre Cogny.
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comme eux de toile à voile, mangeant à leur
gamelle. De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient
sans force. (428)
C'est la répétition qui marque ce passage. On
note la reprise anaphorique du syntagme « très loin » qui
n'est pas sans créer une redondance. De surcroît, une
répétition des sons /e/ et /a/ nous semble digne d'rtre
mentionnée : « l'emportait » rime avec « avait » et
« forçat » fait écho à « jeta ». Il y
a aussi place à l'homéotéleute ou rime à
l'intérieur d'un récit : « toile », voile » et
« gamelle » riment ensemble. On a une première rime /e/ :
emportait, avait /AA, puis une deuxième rime /a/ : forçat, jeta
/BB. Il y a lieu de parler d'une rime plate (AA, BB). Les sons /e/ et /a/ par
les sons aigus qu'ils provoquent visent peut-être à provoquer le
lecteur et à attirer son attention
Au niveau sémantique la présence de la nature
renforce la poéticité de l'extrait. Le soir est un moment propice
à la méditation. Il favorise le déversement des sentiments
que la tendance à la parataxe rend plus fluides. La focalisation interne
permet de transcender les sensations de Florent et de rendre compte de son
humeur maussade. La nature est ainsi en diapason avec la psychologie de ce
dernier. C'est une nature complice qui joue le rôle d'une
échappatoire, un refuge, souvent présente dans la poésie
romantique. Cela renforce l'aspect poétique du passage et justifie,
entre autres, la recherche du rythme et des sonorités qui atteste les
tendances romantiques de Zola.
En outre, le goût de ce dernier pour la
musicalité est sensible dans le passage où il décrit les
fromages :
C'était une cacophonie de souffles infects, depuis les
lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande,
jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des renflements sourds du
cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant
large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées,
les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des
mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres,
s'épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du
géromé, du marolles, du livarot, du pont-l'évêque
peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de
puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement
général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu
de nausée et d'une force terrible d'asphyxie. (502).
« Cette association de l'odorat à l'ouïe se
retrouvera chez Huysmans, qui transpose goût et ouïe dans le
célèbre orgue à bouche de des Esseintes, dans A
rebours »60.
60 Le Ventre de Paris, note de bas de page n°:111,
p. 501.
Par les termes qui renvoient au domaine de la musique ; «
cacophonie », « renflements sourds », « un chant long de
basse », « notes piquées », vibrement
général », Zola semble faire un étalage de sa culture
musicale. L'expression « explosion de puanteurs » nous paraît
très expressive dans la mesure où elle illustre une fusion entre
le son et l'odorat. Ce thème de fusion traverse d'ailleurs toute
l'oeuvre. On l'étudiera de plus près dans notre dernière
sous partie.
En associant le lexique de l'odorat et celui de l'ouïe au
lexique alimentaire, Zola vise, peut-être, à créer un
« effet de réel », et à présenter les aliments
comme plus vraisemblables. Ou, peut-être, voulait-il par ce
procédé rendre plus léger son style étouffé
par la densité de la matière.
Aussi, Le Ventre de Paris, dans ses meilleures pages,
se transforme en une épopée de la matière nutritive et
verbale. On a essayé, à cet égard, de mettre en relief le
goût de Zola pour tout ce qui relève du rythme et des
sonorités, lisibles à travers la construction mrme de
l'oeuvre.
On a étudié également la
musicalité au niveau énonciatif, autrement dit, les figures de
répétitions, les rimes, les assonances, bref tout ce qui
relève de la sonorité et du rythme.
Le style de Zola transforme Le Ventre de Paris en un
espace où se brouillent les frontières entre la
réalité et le mythe, entre le réalisme et la
métaphore. Ces aliments débordants des Halles oscillent entre
l'authenticité de leurs couleurs, l'extravagance de leur dimensions et
l'hypertrophie de leurs quantités plaçant ainsi le lecteur dans
un univers de doute : ces flots de nourriture, relèvent-ils du
réalisme ou de la métaphore ?
Le style de Zola renforce ce doute. Il s'agit d'un style
imagé, hanté de mythes, de symboles et de fantaisies que nous
proposons d'étudier dans notre deuxième sous- partie.
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