2. Jeu de Lumière et de couleurs
Suite à la publication du Ventre de Paris,
Manet adresse à Zola une lettre qui révèle la
parenté de ce dernier avec les pionniers de l'impressionnisme et dans
laquelle il « souhaite reprendre à Zola ce qu'il lui avait
prr~té »54.
Comme on a essayé de montrer plus haut, la description
de la nourriture des Halles est faite en fonction de la lumière. Zola
reprend l'un des motifs principaux des peintres impressionnistes dont
l'idée maîtresse est de saisir le changement qu'effectuent les
rayons de lumière sur les objets décrits d'où l'importance
du lever de soleil comme temps idoine à l'étude de ces
changements. Le soleil, se levant, semble ôter le voile qui cache la
belle nature et enclencher des sensations d'admiration et des impressions
fugaces comme le court moment du lever. L'enjeu est de figer ces sensations et
d'immobiliser ces spectacles fuyants :
53 Citation de Zola, citée dans Zola, Le Saut dans les
étoiles, Op. Cit. , p. 208.
54 Préface du Ventre de Paris, p. 382.
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À chaque heure, les jeux de lumière changeaient
ainsi les profils des Halles, depuis, les bleuissements du matin et les ombres
noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant,
s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. (451).
Dans sa dimension symbolique, le soleil « exprime le
bonheur de celui qui sait être en accord avec la nature (Enel) ; l'union
sincère, la joie, [...] ; la concorde, la clarté de jugement
littéraire ou artistique, [...], le cabonisme, la façade
simulatrice et les décors prestigieux »55. Le soleil
crée aussi un « effet de réel », car son mouvement
cyclique du lever au coucher peut être senti comme un signe de vie. La
lumière insaisissable de ses rayons peut symboliser cette force divine
magique qui galvanise la nature et lui donne la vie. Zola l'utilise,
peut-être, pour présenter la nourriture débordante des
Halles comme vraisemblable : la flamboyance que produit la lumière
efface les contours des objets décrits et crée ainsi une illusion
de mouvement.
Par ailleurs, la lumière a aussi une valeur
théktrale. On l'utilise dans une technique appelée « la
poursuite » consistant à focaliser la lumière sur un
personnage ou un élément et laisser dans l'obscurité, en
arrière plan, le reste de la scène. Il s'agit d'une
manière d'attirer l'attention et de mettre en exposition.
La lumière est aussi par définition un «
agent physique capable d'impressionner l'oeil, de rendre les choses visibles
»56, d'où l'expression « mettre en lumière,
en pleine lumière quelque chose ».
Nous pouvons dire alors que Zola utilise la lumière
pour « mettre la nourriture en montre ». A ce propos Marie Scapra
affirme :
Que peut-on lire, en effet, derrière cette insistance,
dans le roman, à mettre en scène la matière alimentaire
dans sa dimension pléthorique ? que la description « hyperbolisante
» des Halles n'est pas sans rapport avec cette « fête du ventre
» qu'est toujours le carnaval, notamment populaire, dont l'une des
caractéristiques est bien de « mettre la nourriture en montre
», et de façon spectaculaire, parce que l'un de ses buts est de
valoriser tout ce qui sert à nourrir le corps57.
Par ailleurs, le jeu de lumière peut être
conçu comme un hommage au maître du clair-obscur, Rembrandt. Zola
use de cette technique pour peindre les quartiers des Halles. Il manifeste,
encore une fois, son goût pour la peinture impressionniste. On le voit
par un visible penchant pour les scènes de la vie quotidienne.
55 Dictionnaire des symboles, p. 895.
56 Le Petit Robert.
57 Marie Scapra, Op. Cit. p. 166.
Outre les scènes de la vie quotidienne, Le Ventre
de Paris comporte plusieurs autres genres picturaux: nature morte,
paysage.. .etc.
Au Moyen Age, le paysage était un simple décor.
Ce n'est qu'à la fin du XVIème siècle qu'il devient un
genre artistique à part entière. On peut se demander : quel est
le rapport entre le paysage et le lexique alimentaire ?
A vrai dire, l'exemple de paysage, dans l'oeuvre, est la
campagne de Nanterre. Or ce lieu représente la source de la nourriture
entassée dans le marché des Halles. En effet, le paysage
paraît très représentatif de la doctrine naturaliste
puisqu'il décrit le milieu de l'homme en particulier et des rtres
vivants en général. Rappelons-le, le naturalisme est surtout
l'étude de l'homme dans son rapport avec son milieu. La nature est aussi
le champ d'observation du naturaliste et le lieu de ses
descriptions et de ses analyses méticuleuses. Pour Florent, le
romantique, la nature est une échappatoire, un lieu de distraction qui
lui permet de fuir la nausée que lui provoque la nourriture
débordante des Halles :
Il se promena lentement dans le potager, pendant que Claude
faisait une esquisse de l'écurie, et que Mme François
préparait le déjeuner. Le potager formait une longue bande de
terrain, séparée au milieu par une longue bande de terrain,
séparée au milieu par une allée étroite. (487).
Le deuxième genre pictural que nous offre Zola est la
nature morte. Dans le Ventre de Paris, ce genre pictural, qui
représente généralement les fruits et les légumes,
est le lieu d'une manipulation particulière des couleurs :
Des femmes assises avaient devant elles des corbeilles
carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de
marguerites. Les bottes s'assombrissaient pareilles à des taches de
sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d'une grande
délicatesse. Près d'une corbeille, une bougie allumée
mettait là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de
couleurs, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias,
le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. (396).
Les fleurs sont des éléments fréquemment
présents dans les tableaux de nature morte. Ils représentent le
plaisir de la vie par leurs couleurs vives. L'accent est mis sur la couleur
rouge « universellement considérée comme le symbole
fondamental du principe de vie »58. Il est employé pour
rendre plus vivantes les fleurs décrites.
58 Dictionnaire des symboles, p. 831.
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De plus, les fleurs symbolisent la brièveté de
la vie et disent la fugacité du temps, l'un des thèmes principaux
chez les peintres impressionnistes. Nous trouvons aussi les légumes qui
présentent l'une des composantes premières des natures mortes
dans le Ventre de Paris :
Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées,
ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs
éclatants; les paquets d'épinards, les paquets d'oseilles, les
bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements
de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du
vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenu
qui allait en se mourant jusqu'aux panachures des pieds de céleris et
des bottes de poireaux.. (399).
On remarque dans ce tableau que la description est
focalisée essentiellement sur les couleurs des aliments. C'est,
peut-être, une manière d'exprimer l'importance de la couleur. Les
objets sont décrits plus pour leurs couleurs que pour leurs formes. La
juxtaposition des couleurs est en quelque sorte une juxtaposition
d'objets sans autre lien que le rapprochement ou l'assortiment. Cette technique
existe avant les impressionnistes. Nous pensons à Arcimboldo qui recourt
à l'entassement et à l'assemblage des objets et des
végétaux dans des tableaux qui développent le goIt de la
promiscuité. On cite à titre d'exemple le
Bibliothécaire et L'Été.
Au niveau syntaxique, Zola emploie des constructions
paratactiques marquées par le recours à l'accumulation et
à l'énumération. La juxtaposition des adjectifs de couleur
nous renvoie à la technique de juxtaposition des couleurs et à la
tendance à la fragmentation de l'espace qui marquent le style
impressionniste.
Par ailleurs, et toujours en vue de créer un effet de
réalité, Zola donne une grande importance aux sensations
notamment olfactives. l'Histoire nous parle du talent des peintres grecs de
l'Antiquité dans la représentation des objets inanimés. On
raconte que l'un de ces peintres, Zeuxis probablement, a
représenté une grappe de raisin avec un tel réalisme que
des oiseaux l'ont picorée. Zola, à son tour, décrit des
oies et des dindes rôties avec un réalisme qui n'est pas sans
saliver un lecteur gourmand :
Les volailles tombaient dans les plats ; les broches sortaient
des ventres, toutes fumantes ; les ventres se vidaient, laissant couler le jus
par le trou du derrière et la gorge, emplissant la boutique d'une odeur
forte de rôti. (407).
La description de la triperie qui comporte un
émiettement des bêtes consommées paraît comme un
pronostic du morcellement qu'expriment les esthétiques cubistes et
divisionnistes du XXè siècle.
En somme, Le Ventre de Paris peut rtre conçu
comme une mise en pratique de l'ut pictura poesis. Dans ce roman, le
peintre et le poète sont étroitement liés d'où
l'importance du rapport « peindre/décrire » qu'on a
essayé d'analyser dans notre première sous-partie. Le choix des
personnages semble renforcer cette dualité : Claude et Florent sont,
à la limite, un peintre et un poète qui cherchent leur source
d'inspiration dans la matérialité du monde, dans la nature. Une
nature qui ne cesse de les éblouir et de les influencer par sa force
mystérieuse et par la splendeur de ses produits. Ces produits qui,
débordants et rassemblés dans les Halles, engendrent une orgie
descriptive. Zola semble user d'une « écriture artistique » de
fin de siècle qu'il renchérit par une passion pour la
lumière et les couleurs, et qui transforme les Halles en un univers
onirique, un lieu fantastique et Le Ventre de Paris en un poème
de la nourriture qui fera l'objet de notre troisième partie.
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