II. NATURES MORTES
DANS LE GOUT
IMPRESSIONNISTE
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II. Natures mortes dans le goût
ipressionniste
1. Peindre/Décrire
Dans cette partie, on va essayer de montrer le rôle que
joue la description dans le passage de l'image réelle des aliments
à leur image métaphorique. C'est en quelque sorte cette touche
d'artiste qui transfigure le réel et le transforme en objet
métaphorique.
« En réalité, il est impossible de
séparer le peintre de l'écrivain dans Le Ventre de
Paris, mais il convient de bien voir l'au-delà du peintre et
l'au-delà du romancier ainsi que l'a proposé M. David Baguele y,
dans son étude sur « Le supplice de Florent»
»46.
Zola, dans ce roman, illustre une théorie qui remonte
à Horace. Il s'agit de l'ut pictura poesis ou «
il en est de la poésie comme d'une peinture ». Une
théorie qui met l'accent sur le rapport étroit entre le peintre
et l'écrivain. Les deux cherchent la visualisation, l'un par son pinceau
l'autre par sa plume, l'un par les couleurs l'autre par les mots. La
différence est que l'espace de représentation pour le peintre est
la toile tandis que celui de l'écrivain est le texte. L'ut pictura
poesis est donc l'expression de tout un mécanisme de
représentation mimétique.
Dans Le Ventre de Paris, l'influence de cette
théorie peut se manifeste à travers le choix des personnages. La
description des Halles se fait à travers deux points de vue principaux
celui de Claude Lantier, un peintre, et Florent qui remplit le statut de
l'homme instruit l'homme penseur et par extension le poète :
Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de
faire de la politique absolument comme je fait de la peinture. Vous vous
chatouillez, mon cher. Et comme l'autre protestait :
-Laissez donc ! vous êtes un artiste dans votre genre,
vous rêver politique ; je parie que vous passez des soirées ici,
à regarder les étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote
de l'infini~ Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et
de vérité. Cela est si vrai que vos idées, de même
que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois Puis là,
entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais
à être votre ami Ah ! grand poète que vous êtes !
(510).
46 Préface du Ventre de Paris, édition des
Rougon Maquart, p. 381.
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Claude Lantier, nous rappelle Claude Monet, ami de Zola. Le
choix de ce nom et du personnage même de Claude ne paraît pas
anodin. Son nom « Lantier » rime avec « Monet » et «
Manet », (Edouard Manet, chef de file des impressionnistes). Le discours
de Claude semble à la fois la voix d'un peintre et d'un critique d'art.
On a l'impression que Zola prône à travers ce personnage une
conception de l'art adoptée par un groupe de peintres dits
impressionnistes.
Il s'agit, en effet, d'un mouvement pictural qui se forma en
France dans le dernier tiers du XIXè siècle en réaction
contre la peinture académique. Ce mouvement a déstabilisé
la tradition de la peinture, et opéré les révolutions
stylistiques qui ont marqué le début du XXè siècle.
Zola paraît remarquablement influencé par les idées des
jeunes peintres du « Salon ». Ses romans, notamment le Ventre de
Paris, un roman essentiellement descriptif, se transforment, par moments,
en une succession de tableaux impressionnistes qui prônent le goût
du plein air et les effets de lumière.
Zola, opte pour une description marquée par un jeu sur les
contrastes, une passion pour le clair-obscur qui présentent les aliments
comme des créatures à grandeur extravagante. Le choix du matin
pour la description des Halles ne paraît pas fortuit. Le lever de soleil
est un moment sacré pour les peintres impressionnistes. Il s'agit
d'étudier l'effet de la lumière sur l'objet décrit. Dans
Le Ventre de Paris, la plupart des tableaux descriptifs sont peints
avec la lumière du matin :
J'ai réfléchi à ça toute la
semaine... Hein ! Les beaux légumes, ce matin. Je suis descendu de bonne
heure, me doutant qu'il y aurait un lever de soleil superbe sur ces gredins de
choux. (392)
Ainsi, on peut dire que le choix du personnage de Claude rend
compte de la dimension artistique du Ventre de Paris. Ces «
gigantesques natures mortes » sont présentées à
travers le point de vue d'un spécialiste en vue de les rendre plus
crédibles plus authentiques et plus frappantes. Il y a, peut-être,
lieu de parler d'une théorie de l'« Écran » que Zola
définit ainsi :
Un chef d'école est un Écran très
puissant, qui donne les images avec une grande vigueur. Une école est
une troupe de petits Écrans opaques d'un grain très grossier,
qui, n'ayant pas eux-mêmes la puissance de donner des images, prennent
celle de l'Écran puissant et pur dont ils font leur chef de
file47.
L'accent est mis sur l'importance du point de vue. Qu'il soit
celui de
47 Colette Becker, Op. cit., p. 235.
l'écrivain, du narrateur ou du personnage, il s'agit
d'une manière personnelle de voir les choses. La nourriture
débordante des Halles est décrite à travers deux
«Écrans » : l'artiste, Claude, et l'homme d'esprit, Florent.
Zola pose ainsi la charnière où s'articulent les deux axes,
esthétique et politique, de son oeuvre. Les grandes fresques de natures
mortes vues à travers le regard de Florent peuvent être
conçues comme l'expression d'une nouvelle conception de l'art de la
représentation qui touche autant le peintre que le descripteur.
Derrière le
personnage de Claude semble se cacher Zola le peintre,
influencé par ses amis du café Guerbois. Il partage avec eux le
dégoEt pour les ateliers académiques où l'on
prétend leur apprendre à peindre en appliquant les conventions du
grand style. Ces artistes sont hantés, en effet, par l'envie de vivre,
de respirer le grand air, et ils pensent que l'art ne doit pas forcément
sentir le renfermé pour rtre noble et grand. Ils fuient donc l'ambiance
des ateliers et partent à la campagne étudier la nature suivant
ainsi l'exemple des peintres de Barbizon48. Aussi Zola semble -t-il
attiré par ces jeunes peintres, voyant dans leurs idées l'essence
même de sa doctrine naturaliste :
Dans les oeuvres purement littéraires, la nature
intervient et règne bientôt avec Rousseau et son école ;
les arbres, les oiseaux, les montagnes, les grands bois deviennent des
êtres, reprennent leur place dans le mécanisme du monde ; l'homme
n'est plus une abstraction intellectuelle, la nature le détermine et le
complète.49
Dans le Ventre de Paris, sa description des produits de
la nature parâit, à la limite, comme l'expression d'un
panthéisme naturaliste qui situe le divin partout
où éclate le vivant et qui va jusqu'à diviniser la
nature. Cette nature mère qui ne cesse d'éblouir l'homme par
sa beauté, sa puissance, ses lois, son harmonie et sa
perfection. Ainsi, Zola reprend, peut-être, la philosophie de Rabelais
et de Diderot qui prônent l'idée de l'excellence de la nature :
« La nature ne fait rien d'incorrect. Toute forme, belle ou laide, a sa
cause ; et de tous les rtres qui existent, il n'y en a pas un qui ne soit
comme il doit être » affirme ce dernier dans Essai sur la
peinture (à la page 656). Pour Diderot la nature est un
organisme doué d'une vie qu'il incombe à l'artiste de
saisir.Peindre la nature est, pour lui, un enjeu, un défi : il ne suffit
pas pour
48 Il s'agit là d'une sorte de synthèse des
différents documents que nous avons lus au sujet des
impressionnistes.
49 Zola, « Le Roman expérimental »,
« Le Naturalisme au théâtre », OEuvre critique
I, Notices et Notes de Henri Mitterand, Cercle du livre précieux,
Paris,1880, p. 1234-1235.
l'observateur, qu'il soit peintre ou homme de lettre, d'imiter
superficiellement la nature. L'enjeu pour le peintre est de produire des
choses, belles certes, mais surtout vivantes. Seuls les génies qui
s'intéressent au mouvement avant la forme peuvent faire ce travail. Il
paraît que Zola prétend rtre l'un de ces génies en risquant
cet enjeu. Par le biais d'un style impressionniste, il vise, peut-être,
à saisir la nature dans son mouvement, à capter
instantanément ce qu'il voit, bref à saisir l'insaisissable :
l'impression fugitive. Il s'érige en peintre, en descripteur, voire en
photographe pour ainsi dire. Son travail aboutit à une longue
série d'images, le cliché d'un film documentaire sur la
nourriture débordante des Halles.
Zola semble opérer une révoltions
esthétique. Son roman curieusement descriptif, présente une
nouvelle définition de la description qu'il met au service de son projet
naturaliste :
Décrire n'est plus notre but ; nous voulons simplement
compléter et déterminer [...]. Cela revient à dire que
nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir
de rhétoricien. Nous estimons que l'homme ne peut être
séparé de son milieu, qu'il est complété par son
vêtement, par sa maison, par sa
province50.
Ainsi nous pouvons conclure que la description, chez Zola, n'est
pas uniquement ornementale. Ce dernier, à l'instar des écrivains
réalistes, la libère de son rôle décoratif. La
description devient tributaire d'une fonction didactique.
Décrire un objet signifie désormais, pour Zola, reproduire
minutieusement et apporter des informations, un savoir sur cet objet
décrit. Outre sa fonction mimétique :
La description est donc le lieu textuel où se
surdétermine une compétence linguistique (essentiellement
lexicale et paradigmatique) et une compétence encyclopédique (une
mémoire, la Mathésis, le savoir sur les objets ou les sujets, sur
le monde et/ou le(s) texte(s))51.
Zola voit donc dans la nature la matière principale de
sa description. Elle représente un lieu d'apprentissage, une
intarissable source de savoir, bref une encyclopédie
perpétuellement ouverte recelant une infinité d'informations. ce
propos, l'auteur de l'Assommoir, affirme :
La nature est entrée dans nos oeuvres d'un élan
si impétueux, qu'elle les a emplies, noyant parfois l'humanité,
submergeant et emportant les personnages au milieu d'une débâcle
de roches et de grands arbres[...]. On trouve là des documents
excellents, qui seraient très précieux dans une histoire de
l'évolution
50 Zola, « Le Roman expérimental », p.
1299.
51 P. Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, Op.
Cit., p. 54.
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naturaliste52.
Nous nous permettons de dire que, pour Zola, décrire
c'est observer pour bien analyser. La description n'est plus une fin. Elle est
plutôt un moyen d'acquérir le savoir. Elle est douée d'une
fonction épidictique et didactique en ce qu'elle fait l'éloge des
différents produits de la nature et de sa force harmonieuse et permet de
comprendre le fonctionnement de son organisme. De même, la description a
aussi une fonction herméneutique en ce quelle permet de décrypter
les mystères de cette nature. Par ailleurs, dans une autre perspective,
la description de la matière nutritive débordante des Halles
semble avoir une fonction critique. Le choix du personnage de Florent est
à cet égard, digne d'être souligné. Ce personnage
incarne, en fait, le savoir. Plongé dans une foule de gourmands, ses
pensées révolutionnaires se heurtent à l'ignorance et
à l'égoïsme de ces « gras » qui ne pensent
qu'à « manger et dormir en paix ».
Leurs esprits sont envahis par leurs désirs. Zola les
qualifie d'ailleurs de bétail. Cette métaphore met l'accent sur
leur ignorance qui les rapproche des bêtes et souligne en mr me temps
leur goinfrerie. La vie se réduit pour eux à l'acte de manger. La
nature débordante devient donc ce voile qui les emprche de raisonner.
C'est de là qu'émane peut-être le dégoût que
prouve Florent pour la nourriture excessive. Si Claude déguste, dans une
extase d'artiste, la beauté des aliments et voit en eux des oeuvres
d'art, Florent, au contraire, voit dans les flots des aliments des
géants sinon terrifiants du moins importuns. Les « gigantesques
natures mortes » qui enlèvent la parole à Claude, deviennent
pour lui des obstacles, des murailles qui empêchent les gens d'rtre
lucides, de voir au-delà des choses, et les enferment ainsi dans un
cycle monotone : travailler, manger, dormir. Selon lui pour rompre ce cycle
ennuyeux et sortir de cette sphère d'ignorance, il faut rompre avec la
nourriture, et corollairement, avec cette société consommatrice.
Solitaire, pensif et voyageur, Florent devient l'image d'un poète. Un
poète pensant son siècle.
En effet, la dimension poétique du Ventre de
Paris est d'autant plus sensible que nous nous permettons de parler
dÇn long poème des nourritures. D'ailleurs, Zola le dit
explicitement dans une lettre du six novembre mille huit cent quatre-vingt deux
: « pour mon compte, je suis poète ; tous mes livres en portent la
trace. Il n'y a pas un
52 Zola, Le Roman expérimental, p. 1300.
seul de mes livres excepté Pot-Bouille,
peut-être, qui ne soit traversé par une figure de fantaisie
»53.
En inventant le personnage de Florent, Zola pensait,
peut-être, à Hugo. Comme lui, ce dernier s'est exilé
à causes des propos mordants et des sarcasmes féroces qu'il a
adressés au gouvernement suite à la défaite de mille huit
cent soixante- dix.
Ainsi, nous pouvons donc dire qu'il y a deux personnages
clés dans Le Ventre de Paris : Claude, le peintre, et Florent,
le poète. Ce sont aussi, selon l'expression de Zola, deux «
Écrans » qui permettent de lire l'oeuvre dans deux perspectives
différentes ; la première esthétique, la deuxième
poétique certes mais aussi critique. De toutes façons, il s'agit
bien de la peinture et de la poésie. Nous nous trouvons derechef, dans
l'ut pictura poesis. Le Ventre de Paris, n'est-il pas une
application de cette fameuse théorie d'Horace ?
Ce qui est certain c'est que le style de Zola est visiblement
artiste, il est marqué par un curieux jeu de lumière et une
manipulation fantaisiste des couleurs qu'on propose d'analyser dans la
deuxième sous-partie.
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