3. Symbolisme
Variée et abondante jusqu'au débordement, la
nourriture dans Le Ventre de Paris acquiert une dimension symbolique.
Les aliments ne sont pas employés uniquement pour leurs valeurs
référentielles. Ils sont dotés d'une charge significative
et symbolique.
Pour Zola « l'image et le symbole sont [...]
indissociables du premier coup d'oeil jeté sur le réel
»10. Dans le long menu que nous propose Zola, on va commencer
par analyser la symbolique du pain.
Cet aliment est doté d'une valeur religieuse et
sociale. Il est présenté dans le texte comme une unité
minimale et indivisible de nourriture, le noyau autour duquel gravitent les
aliments. Contrairement aux autres aliments, le pain n'est ni varié ni
abondant. Sa présence dans le roman est associée à
l'idée de la faim chez le personnage de Florent, au manque de
nourriture, bref, à la misère. Le pain est souvent associé
à l'image du Christ. Ainsi un rapport semble lier le pain, Flaurent et
l'image du Christ. Comme le Christ, Florent est chargé de
spiritualité : « Son comportement est marqué par des vertus
comme la charité et le partage qui sont à la base de son
engagement politique »11. Son amour pour les enfants, montre sa
douceur.
10Roger Ripoll, Réalité et mythe
chez Zola, cité dans Colette Becker, Zola, Le Saut dans les
étoiles, Presses de Sorbonne nouvelle, Paris, 2002, p. 219.
11 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 217.
Sacrifiant ses études pour s'occuper de son frère
Quenu, il nous rappelle ses sacrifices:
De plus, le parcours de Florent semble être dans un
rapport intertextuel (plus ou moins parodique) avec celui du Christ entrant
dans Jérusalem, deux jours avant la Pâque. Si c'est le cheval
Balthazar qui le conduit dans la capitale, Jésus, lui,
arrive dans la ville sainte monté sur un «
ânon » ou une « ânesse » ; s'il a fort
à faire avec les légumes et autres verdures des Halles, le
fils de Dieu voit son
chemin jonché de « branches d'arbres »
coupées par le peuple »12.
Le rapport entre l'image de Florent et celle du Christ nous
pousse à étudier le pain, qui semble faire le lien entre les
deux, dans une perspective religieuse.Comme c'est dit dans Le Dictionnaire
des symboles, :
Le pain est évidemment symbole de nourriture
essentielle. S'il est vrai que l'homme ne vit pas seulement de pain c'est
encore le nom de pain que l'on
donne à sa nourriture spirituelle, ainsi qu'au Christ
eucharistique, le pain de vie13.
Le pain est aussi, à la limite, « La
présence symbolique de Dieu en présence substantielle, en
nourriture spirituelle »14, la voix de la justice divine, en
quelque sorte, faisant appel à un partage égal des biens
terrestres.
Dans une perspective sociale, le pain évoque par
métonymie les ouvriers, cette classe prolétaire qui se bat pour
la vie, pour gagner son pain. Tandis que la classe bourgeoise mène une
vie de luxe incarnant ainsi l'égoïsme. Une iniquité contre
laquelle Florent veut lutter. Ne dit-il pas :
« La révolution politique est faite, voyez-vous ; il
faut aujourd'hui songer au
travailleur, à l'ouvrier ; notre mouvement devra
être tout social » (459) ?.
La présence du pain évoque celle du vin qu
acquiert, à l'instar du pain une valeur religieuse et sociale. Dans
l'Eucharistie, le vin représente le sang du Christ. Associé
à l'image de l'effusion, il symbolise le sang du Christ. Cependant, dans
le roman, le vin a aussi une valeur sociale.
Le cabinet de M Le Bigre est presque le seul lieu dans
l'oeuvre où l'on boit du vin. Cette boisson est fortement liée
aux réflexions et aux débats politiques. Le vin a une valeur
intellectuelle en ce qu'il est le symbole « de la connaissance et de
12 Ibid., p. 218.
13 Dictionnaire des symboles, p.722.
14 Ibid.
20
l'initiation »15.
Les personnages qui boivent du vin, qui fument leurs pipes et
qui causent politique s'opposent à ceux qui sont plongés dans
leurs commerces. Ils incarnent le clan penseur de la société qui
fait écho à un autre clan spéculateur et consommateur. Le
vin semble représenter, ainsi, l'aspect social du Ventre de
Paris.
Zola l'utilise, peut-r~tre, pour encrer son oeuvre, dans son
contexte sociopolitique au moment où elle risque de perdre la tramontane
dans la description des flots de nourriture. Comme l'affirme Le
Dictionnaire des symboles :
[...] le vin apparaît, comme dans les rêves comme,
un élément psychique de valeur supérieure : c'est un bien
culturel, en rapport avec une vie intérieure positive. L'âme
éprouve le monde du vin comme un divin miracle de la vie ; la
transformation de ce qui est terrestre et négatif (la nourriture) en
esprit libre de toutes attaches16.
En revanche, le vin n'est pas sans établir avec le sang
un certain rapport desimilitude. Les deux ont en commun la couleur rouge et le
sème de « liquidité ». Dans le texte, le sang
représente un élément incontournable, chargé de
significations. En signe de vie, il représente par sa couleur
l'idée du feu et de l'énergie. Associé à l'image de
l'écoulement, le sang acquiert surtout une valeur symbolique. Il nous
renvoie à l'idée de la violence et au caractère animal de
l'homme, et versé, « il appelle l'idée de la mort qu'on
donne »17. Il a aussi une valeur prémonitoire en ce
qu'il annonce la révolution qui se prépare et devient ainsi un
signe de bestialité:
Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c'est encore lorsque le
sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le
sceau. Il faut qu'il soit d'une bonne chaleur crémeux,
sans être trop épais (427).
L'image du sang qui coule, récurrente dans l'oeuvre,
paraît d'une grande expressivité. Elle dévoile le
cannibalisme tacite qui hante l'r~tre humain. En donnant libre cours à
ses pulsions, l'homme répond aux appels de son instinct, à
l'envie effrénée de tuer, de faire couler le sang voire de le
manger. Il se transforme ainsi en vampire, en véritable
prédateur. Zola semble adopter la doctrine de Darwin affirmant que
l'homme était à l'origine un animal, mais qu'il a
évolué par la suite, et que « les divers êtres vivants
actuels résulteraient de la sélection naturelle au sein du milieu
de
15 Dictionnaire des symboles. p.1016.
16 Ibid.
17 L'expression est à Marie Scapra.
vie »18.
À ce propos, Zola s'adresse aux frères Goncourt
: « les caractères de nos personnages sont déterminés
par les organes génitaux. C'est de Darwin ! La littérature c'est
çà »19.
Par ailleurs, pour préparer le boudin, Quenu se sert du
sang. N'est-ce pas une manière civilisée de consommer cette
matière ? Comme si le fait de manger de la viande ne pouvait pas
satisfaire la voracité de l'homme, seul manger du sang peut
étancher cette soif insatiable:
[...] s'il faut bien manger, et notamment de la viande, nous
sommes avec elle dans un rapport ambigu, nous valorisons la viande rouge (la
vraie viande) tout en tentant de masquer notre envie de consommer du sang, pour
l'euphémisation, quand nous le pouvons, de son animalité (et de
la nôtre). De la même manière, nous nous efforcerons
d'esquiver la question de l'acte de tuer et de « verser le sang »,
dont N. Vialles montre qu'ils sont pourtant au coeur de notre façon de
considérer la viande. Et le roman de Zola nous renvoie à
plusieurs reprises à ces faits même qui nous gênent. Si
l'abattage des grosses bêtes ne se fait plus aux Halles, les resserres du
carreau de la triperie ruissellent de sang20.
Si le vin se transforme dans l'Eucharistie en sang, le sang
évoque par métonymie la viande rouge. Dans Le Ventre de
Paris, la viande est plus qu'un simple aliment. Elle est dotée
d'une valeur culturelle et symbolique. Sa couleur rouge évoque
l'idée de l'énergie et du feu. Le feu nous renvoie aux braises du
charbon. Le charbon nous rappelle la mine, les mineurs, les machines, bref la
Révolution industrielle. C'était, en fait, l'expression de toute
une doctrine bourgeoise fondée sur la notion du travail. Les bourgeois
spéculateurs visaient à établir leur
prospérité et leur domination aux dépens des autres. Ainsi
au moment où les rares sociétés se
démantèlent, les paysans, les couches moyennes, satisfaites de la
prospérité et de l'ordre, étaient favorables au
régime. Le mode de vie était remarquablement aisé, le
foisonnement de la viande rouge, aliment rare et précieux à
l'époque, le dit bien :
Dans le système traditionnel des aliments, les viandes
rouges sont les plus appréciées ; ce sont « les vraies
» viandes, les plus roboratives, parce que leur consommateur projette sans
doute sur elle les pouvoirs du sang qu'il lit dans leur coloration. [... ].
À Paris, (comme dans de nombreuses villes), la corporation des bouchers
a été longtemps aussi crainte que puissante et le cortège
du Boeuf gras, très populaire, manifeste clairement l'ambivalence et la
fascination des rapports
18 Dictionnaire encyclopédique universel, Édition
« précis », 1998, p.341.
19 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 17.
20 Ibid.,p. 69.
22
qu'entretient le peuple avec cette viande(rare et
riche)21.
La viande acquiert ainsi une dimension carnavalesque qui
caractérise d'ailleurs la description des aliments en
général comme le remarque Marie Scarpa : « Pendant
longtemps, et sur toutes les tables, « il n'y a point de frte sans
abondance de viande. Le Carnaval qui est la fête de la « grande
bouffe » par excellence, en témoigne encore davantage
»22.
L'allusion au cortège du Boeuf gras paraît
à cet égard importante. Cette tradition remonte au XV
siècle : « Il s'agit d'une manifestation de la puissance des
bouchers à l'époque comme le présente l'illustration
ci-dessous :
IMAGE 3 :
"Et sur la route, sur les routes voisines, en avant et
en arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des
convois pareils[...] une bête trop grasse, tenait la tête de la
file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles".
(385)
La scène consiste en « un cortège de
masques et des chars qui entourent un boeuf splendide paré de rubans et
accompagné de violons, tambours et fifres »23.
C'était le roi qui donnait aux bouchers le privilège d'organiser
ce cortège. Le début du roman y fait allusion. L'expression
« sur la route » nous rappelle l'image du carnaval qui traverse les
rues. De même, le mot « arrivage » qui exprime l'idée du
grand
21 Ibid., p. 186.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 182.
nombre, accentuée par le verbe « traverser »,
évoque la foule qui forme le carnaval.
Le cheval de Mme François, contrairement à
l'image ordinaire du cheval, est décrit comme « une bête trop
grasse ». Placé en tr~te de file, il ressemble à un boeuf de
cortège.
Par ailleurs, la viande rappelle un autre animal outre le
boeuf, c'est le cochon. Cet animal est en effet d'une grande valeur non
seulement symbolique mais aussi culturelle:
« Presque universellement, le porc symbolise la
goinfrerie, la voracité; il dévore et engouffre tout ce qui se
présente. Dans beaucoup de mythes c'est ce rôle de gouffre qui lui
est attribué [...]. Il symbolise donc toute une classe sociale, celle
par excellence de la bourgeoisie digérant. Le porc emprunte à
cette classe les tendances obscures qu'il symbolise : ignorance, gourmandise,
luxure et égoïsme. »24.
Zola l'utilise, apparemment, comme symbole d'une classe de la
société française, la bourgeoisie. De surcroît, cet
animal corrobore l'esthétique de la variété et de
l'abondance qui caractérise le texte. Le cochon a aussi une connotation
péjorative: « C'est une injure »25. De ce
côté, il est lié à Florent.
Si cet animal a une valeur sociale négative, Florent,
à son tour, a une mauvaise réputation dans la
société qui habite les quartiers des Halles. Comme le cochon, ce
dernier mangeait de la nourriture pourrie pendant son exil au bagne. L'image du
porc dans le texte est employée pour exprimer l'idée de
l'abondance nutritive et de la grande consommation, deux tendances qui
caractérisent la vie bourgeoise sous le Second Empire. D'ailleurs :
« la symbolique occidentale a toujours fait du porc l'un
des attributs de la luxure et de la gourmandise, double vice que le latin
médiéval exprime dans le mot gula dont la
représentation allégorisée est toujours un cochon, le porc
est une gueule constamment ouverte, un orifice béant, un gouffre
»26 .
En sus, La grande quantité de nourriture
est surtout le signe d'une société essentiellement
consommatrice. Une société occupée par le commerce et
l'entassement de l'argent et dont la vie est marquée par l'aisance.
Cette aisance est rendue plus visible par la description du marché des
poissons et des poissonnières.
24 Dictionnaire des symboles. p. 778.
25 Ibid.
26 Ibid.
24
Au XIXè siècle, les marchés aux poissons
sont le symbole des marchés urbains. Le poisson est associé
à la richesse et au luxe en vertu de son prix cher et de son goût
exquis. C'est ce qui explique, peut-être, le lien entre cet aliment et
les bijoux que souligne Zola dans sa description de la marée :
C'était comme les écrins, vidés à
terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un
ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches
gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage échappait. (436).
La métaphore filée des bijoux semble trahir une
valorisation des poissons, voire une sacralisation de cet aliment. Par
ailleurs, « le poisson est encore symbole de vie et de
fécondité en raison sa prodigieuse faculté de production
et du nombre infini de ses oeufs [...], il est lié aussi à la
prospérité, rrver qu'on mange du poisson est d'heureux augure
»27 . C'est, peut-être, pour cette valeur de
fertilité et d'abondance que Zola consacre à cet aliment une
longue et flamboyante description. Le flamboiement qu'évoque la
métaphore des bijoux plonge le lecteur dans un monde merveilleux pareil
à celui des contes. Les bijoux, ainsi que les poissonnières,
semblent faire l'aspect carnavalesque du roman en ce qu'ils créent une
atmosphère de frte et jouent, ipso facto, un rôle ornemental. Ils
évoquent l'or qui, avec la chair, représente les deux pôles
autour desquels gravite l'oeuvre zolienne en général et Le
Ventre de Paris en particulier. L'or et la chair représentent le
couple « argent /nourriture ». Chez Zola, c'est dans la scène
du repas que se fait l'union entre ces deux éléments : «
L'aliment est le substitut ou l'équivalent de l'argent, et le repas, en
tant qu'espace de relation entre les personnages, illustre la façon dont
circule cet argent »28.
De surcroît, d'autres variantes de la chair sont
dignes d'rtre étudiées. On cite la volaille. Sous cette rubrique
nous étudierons l'oie. Cet animal est riche en connotations.
En fait, le motif de la volaille est fréquemment
présent dans le roman. Zola en fait une description exhaustive, une
sorte de dossier qui étudie les volailles depuis leur élevage
jusqu'à leur consommation. On a là l'un des grands traits du
naturalisme : l'application de la méthode scientifique dans
l'étude de la société, de ses moeurs et de ses rites
alimentaires. Si « la volaille vivante est toujours donnée sous le
signe du
27 Ibid., p. 773-774.
28 Geneviève Sicotte, Op. Cit., p.169..
nombre et du bruit, les poules et les poulets [...] parmi les
viandes les plus courantes, les moins chères, servant pour
l'alimentation quotidienne et les festins sans prétention
»29, l'oie, en revanche, est un signe de « consommation
festive ». L'image de Gavard tenant ces oies est à cet égard
mérite de s'attarder là-dessus :
Florent s'était aussi retourné, machinalement.
Il vit un petit homme, carré, l'air heureux, les cheveux gris et
taillés en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse
dont la tête pendait et lui tapait sur les cuisses. (403).
Ce portrait paraît, en fait, d'une grande
expressivité. Gavard, "carré", s'oppose à Florent qui est
« grand » et « maigre ». Les gens carrés ou trapus
sont, généralement, des gens forts et robustes tant sur le plan
physique que social. En témoigne le portrait du père Goriot ou de
M Grandet dans les romans de Balzac. Il s'agit, en effet, d'une image
stéréotypée du bourgeois.
De mrme, l'image de Gavard portant ses oies sous les bras
n'est pas dénuée de symbolisme. Les bras, qui symbolisent le
travail et l'activité, sont occupés par les deux oies grasses.
Gavard peut rtre l'image du bourgeois qui a renoncé à la doctrine
du « Travail », et s'est livré à celle du « manger
». Cette image s'étend sur toute une classe sous le Second Empire.
Une classe adulée qui a profité de l'atmosphère de paix,
d'ordre, de sérénité, et de la prospérité du
commerce pour déguster les saveurs de la nourriture
débordante.
De plus, dans un sens vieilli, une oie blanche est une fille
très innocente : « oie blanche peut être au lit mais
inimitable aux fourneaux » (Orsenna)30 . Ainsi, les aliments
« agissent comme des marqueurs de classes, comme des signes positifs ou
négatifs qui indiquent l'appartenance sociale »31. En
outre, les volailles évoquent, par métonymie, un autre aliment.
C'est l'oeuf.
Nonobstant sa petite forme, cet aliment est d'une grande
valeur alimentaire et symbolique. Il est à la fois une concentration
d'aliments - puisqu'il remplace la viande - et de sens. Il est, pour ainsi
dire, une espèce d'aphorisme alimentaire.
L'oeuf est lié à l'idée de la
fertilité, de l'abondance, de la naissance et de la
renaissance. C'est le symbole de la fécondité et du
foisonnement. « [D'ailleurs], voici ce que les anciens disent sur l'oeuf :
les uns l'appellent la pierre de cuivre, d'autres la
29 Marie Scapra, Op. Cit., p. 190.
30 Le Petit Robert, sens du mot « oie ».
31 Geneviève Sicotte, Op. Cit. , p. 164.
26
pierre qui n'est pas une pierre, d'autre la pierre
égyptienne, d'autres l'image du monde »32.
Cette dernière appellation semble digne d'rtre
soulignée. On dit souvent que la terre n'est pas tout à fait
circulaire mais qu'elle a plutôt une forme ovale. Imitant la forme du
globe terrestre, l'oeuf acquiert donc une valeur cosmique. Sa forme renforce le
goJIt du circulaire qui, comme par hasard, balise Le Ventre de Paris :
« Lui même enclos dans une coquille, l'oeuf évoque par
métonymie le mouvement cyclique de retour à la mère
»33.
Si la terre est entourée par le ciel, le jaune de
l'oeuf est aussi entouré d'un liquide transparent, comme l'air,
appelé l'albumine ou le blanc de l'oeuf. La terre, elle, est liée
à l'image de la mère. Elle est conçue comme la mère
de l'Homme, symbole de sa naissance et de son premier contact avec le monde
extérieur.
De plus, pendant la période de l'accouchement, l'homme
en forme de foetus, recroquevillé dans le ventre de sa mère,
prend une position d'oeuf. Dans le roman, la clôture qu'exprime la forme
circulaire de l'aliment, et notamment l'oeuf, fait écho à une
clôture de l'espace. Les lieux sont divisés en clos et ouverts. En
effet, le lieu ouvert est un espace de travail tandis que le lieu fermé
jouit d'une certaine intimité. En témoigne la salle à
manger, le lieu du repas. A dire vrai, le repas, plus qu' « un moment
réaliste du texte où s'affirme le regard sociologique et
ethnologique du romancier »34, est aussi le lieu de la
circulation et de la matière nutritive et de la matière verbale.
Comme l'a montré Geneviève Sicotte, la clôture peut
être aussi le signe sinon d'une rupture du moins d'un rapport
problématique avec le monde, avec le « cosmos ». Ce
thème est très développé chez Huysmans. Pour lui
«le lieu clos est doublement marginal face à la norme
établie par le discours [...]. La clôture du repas désigne
le retrait symboliste ou décadent face au monde»35. Le
héros huysmanien que semble représenter Florent, souffre d'une
absence d'entente avec le monde extérieur, avec la
société. Une rupture autant avec la matière nutritive
qu'avec la matière verbale et qui prend la forme de l'anorexie:
· table, Quenu le bourrait de nourriture, se fkchait
parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des
viandes dont on lui emplissait son assiette. (415).
32 Dictionnaire des symboles, p. 693.
33 Geneviève Sicotte, Op. cit. , p. 230.
34 Ibid. ,p. 156.
35 Ibid., p. 235.
Revenons à l'oeuf, en effet, la consommation des oeufs
permet aussi de ne pas manger de viande, et par conséquent
d'échapper au rituel nutritif commun. Aussi, Zola emprunte-t-il l'image
du repas huysmanien, c'est-à-dire « lieu conflictuel par
excellence, capable de mettre en texte sur le mode métonymique le
difficile rapport avec le monde du protagoniste mangeur »36,
d'où la nécessité d'une échappée vers
l'ailleurs :
Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre
était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde :
ÀL'omelette est prr~te ! cria la maraîchère.
(487).
Cette joyeuse collation dans la cuisine de Mme François
s'oppose au morne repas dans la cuisine des Quenu, un repas
caractérisé, pour Florent, par l'inappétence.
Passons maintenant à la description des légumes
qui est aussi au service de ce curieux motif de la circularité qui
marque Le Ventre de Paris.
La description du chou, du navet, des radis est reprise
plusieurs fois dans le roman. Les légumes sont essentiellement mis au
service de l'esthétique de l'abondance qu'illustre le texte. Le navet
est un aliment commun, « innombrable » et « impérissable
».
Quant au chou, en plus de sa valeur décorative, il est
souvent lié à l'idée de l'enfance et de la naissance. On
dit que les enfants naissent dans les choux. D'où le verbe chouchouter :
entourer de tendresse, choyer. Cet aliment peut être conçu comme
une sorte de berceau alimentaire. Il acquiert aussi une valeur symbolique. Sa
forme ronde rappelle « les boules de canon »37. Il
fonctionne ainsi comme un élément de prolepse qui, à
l'instar du sang, annonce le projet révolutionnaire qui se
prépare, un projet qui sera malheureusement tué dans l'oeuf.
De même, la reprise de ces légumes, et notamment
celle du chou, donne lieu à une description circulaire, une description
« à rallonges »38, ou à une longue spirale
descriptive qui nous rappelle le« cercle herméneutique » de
Spitzer39 :
36 Ibid,. p. 222.
37 On doit cette idée à Marie Scapra.
38 On doit cette expression à Geneviève Sicotte qui
l'a utilisée en la mettant entre deux guillemets sans indiquer son
origine.
39 Il s'agit de Léo Spitzer, un linguiste allemend, qui
dans Études de style, à sa démarche qu'il a
appelé « le cercle herméneutique » dont les principes
consistent à guider la lecture. Il faut lire et relire l'ouvrage
jusqu'à ce qu'il apparaisse « un détail de style constant
», sur lequel l'attention va se focaliser.(Cité dans
Introduction à l'analyse stylistique, Op. Cit., p. 94.
)
28
Rappelons en quelques mots les principes qui doivent, selon
Spitzer guider la lecture : il faut lire et relire l'ouvrage jusqu'à ce
qu'apparaisse « un détail de style constant » sur lequel
l'attention va se focaliser, puisque ce détail constant « doit
correspondre à un élément de l'âme de l'oeuvre et de
l'écrivain40.
Le « détail de style » qui marque
l'écriture zolienne dans Le Ventre de Paris, relève peut
être du goût pour le circulaire. Ce roman exige une lecture peu ou
prou spitzerienne caractérisée par un « va-et-vient constant
entre le détail et le centre vital »41 de l'oeuvre qui
est la métaphore du ventre d'où l'idée de la
circularité. Au niveau sémantique, cette circularité peut
rtre aussi l'expression du sentiment de vertige qui hante Florent. Ce «
petit mangeur » paraît souffrir de la nausée, d'une «
forme de paranoïa qui s'empare de lui dans son dégo€~t
grandissant du quartier »42.
La circularité évoque aussi l'idée de la
folie: « la folie est le rrve d'un seul »43. Ce seul est
Florent qui rêve de changer le monde en un lieu utopique, platonicien,
outre mesure, où règne la justice et l'égalité. La
folie signifie aussi « ce qui échappe au contrôle de la
raison »44.On p ne nourriture en montagnes, en flots, en
tableaux, en symphonies et qui échappe, ainsi, à l'image
ordinaire et logique de la nourriture. Enfin, la folie est un signe de
décadence. La voix de la raison se perd dans un grand tourbillon de
sensations utopistes pour annoncer la rupture avec la logique et par
conséquent avec la réalité, d'où la
nécessité d'une euthanasie, d'une mort douce qui permet
d'échapper à la souffrance provoquée par la
réalité, de rompre avec la vie, et de mettre fin à
l'agonie. C'est peut-rtre l'état psychique de Florent. Son corps maigre
met en relief la protubérance de ses os. Il peut rtre assimilé au
squelette d'un mort. Il s'agit peut-rtre d'un mort vivant. Cette idée de
la mort et de la décadence est rendue plus explicite par la description
dysphorique des beurres et des fromages :
La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les
moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches
de cuivres rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal
fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau
des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse
d'homme endormi : un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par
cette entaille d'un peuple de vers. (500).
40 Catherine Fromilague, Anne Sancier..., Op. Cit., p.
94.
41 Ibid.
42Marie Scapra, Op. Cit. , p. 31.
43 Le Petit Robert, définition du mot «
folie ».
44 Ibid.
En fait, le commerce des beurres connaît une crise
à la fin du XIXe siècle. Le verbe « fondaient » nous
renvoie aux origines de cet aliment. Cet aliment était, comme le
souligne le dictionnaire des symboles, « une énergie vitale
fixée ». Corollairement, l'écoulement du beurre est, en
quelque sorte, l'écoulement de cette énergie. Le beurre a aussi
une valeur religieuse. En Inde, « il était invoqué dans les
hymnes comme une divinité primordiale : « voici le nom secret du
beurre, langue des Dieux, nombril de l'immortel [...]. Le beurre symbolise
toutes les énergies, celle du corps, celle de l'k~me, celle des dieux et
des hommes, qu'il est censé revigorer, en grésillant au feu des
sacrifices »45.
En revanche, dans notre roman, cet aliment peut être
senti comme un mauvais augure. Son effondrement et sa pourriture peuvent
symboliser autant la décadence du régime impérial que la
déchéance du projet révolutionnaire de Florent. Les deux
comparaisons, dans le passage cité plus haut, « semblables à
des blessures mal fermées », « qui battait comme une poitrine,
d'une haleine lente grosse d'homme endormi », évoquent la
métaphore de l'homme malade. Une métaphore qui, devenue un
cliché, désigne l'Empire en décadence. On cite à
titre d'exemple l'Empire turc des Ottomans appelé avant sa
décadence « l'homme malade ».
Ainsi, dans cette grande première partie
consacrée aux registres alimentaires, on a essayé
premièrement de classer les aliments en différentes rubriques. Ce
travail de taxinomie vise d'abord à organiser les flots de nourriture.
Puis, à mettre en exergue l'esthétique de la
variété qui caractérise la description des aliments dans
Le Ventre de Paris.
Ce travail de taxinomie fait l'objet de la première sous
partie. Par la suite, on a abordé l'abondance des aliments. On a
essayé de montrer l'esthétique de l'excès et de la
déformation des aliments que prône le texte.
Et enfin, on a voulu mettre l'accent sur la dimension symbolique
des aliments. On a essayé de montrer que le symbolisme de la
matière nutritive tourne autour des valeurs religieuses,
socioculturelles, économiques et politiques. Ainsi, variée,
abondante, et chargée de symboles, la description de la nourriture dans
Le Ventre de Paris, balance entre réalisme et la
métaphore, entre la reproduction mimétique et la
déformation hyperbolique. Zola plonge le lecteur dans un monde
fantastique hanté par une nourriture à grandeur extravagante. Un
monde qu'une description
45 Dictionnaire des symboles, p. 119.
30
impressionniste, des jeux de lumière et une astucieuse
manipulation des couleurs, rendent plus curieux, et qu'on se propose d'analyser
de plus près dans notre deuxièm partie.
|