2. Abondance
La propension à la parataxe et aux structures
énumératives et accumulatives met aussi en évidence
l'abondance de la nourriture dans Le Ventre de Paris. En effet, si la
variété des aliments touche leurs natures, leurs formes et leurs
odeurs, autrement dit, le côté formel et esthétique de la
matière, l'abondance, elle, met l'accent sur la quantité des
aliments.
A cet égard, le penchant de Zola pour l'hyperbolisation
et, selon l'expression de Zola, « l'agrandissement » des aliments est
certain. L'abondance selon une logique de croissance qui traverse le texte,
glisse vers la surabondance, l'hypertrophie, bref, vers l'excès. Zola
lui-même affirme « J'agrandis cela est certain... ».
L'accumulation de la nourriture entraîne de nombreux passages descriptifs
qui, par le recours à des phrases longues et à des structures
énumératives et accumulatives vise, dans un premier lieu, la
reproduction exhaustive des aliments. La description cherche à peindre
l'objet alimentaire dans sa fraîcheur et à le présenter,
ainsi,comme réel.
Parmi les aliments les plus abondants dans le texte, on cite les
légumes. Le début de l'oeuvre en présente une parfaite
illustration:
IMAGE 2 :
" Sur le carreau, les tas dpchargps s'ptendaient
maintenant jusqu'à la chaussée. Entre chaque tas, les
maraîchers ménageaient un étroit sentier pour que le monde
pût circuler. Tout le large trottoir, couvert d'un bout à l'autre,
s'allongeait avec les bosses sombres des lpgumes ". (391).
Deux éléments fondamentaux constituent la
composante de ce petit tableau : l'homme et la nature.
Les légumes présents dans ce tableau sont la
carotte, le navet, le pois et le chou. Le premier signe d'abondance est
l'emploi du pluriel : « les tas déchargés », « les
bosses sombres des légumes », la manche bleue d'une blouse
».
Dans « , la manche bleue d'une blouse », par un
effet de contraste, les déterminants « la » et « une
» rendent plus visible le pluriel de l'article indéfini « des
». De même, on passe de la synecdoque particularisante à la
synecdoque généralisante : si les maraîchers sont
désignés par les manches de leurs blouses, les légumes
sont présentés surtout par leur couleur. Accentué par la
métaphore nominale « floraison », soutenue elle-mrme par
l'adjectif à valeur hyperbolique « énorme », ce tableau
rend plus visible la grande quantité des légumes.
En revanche, l'abondance subit un glissement vers la
surabondance. Au niveau lexical, ce glissement se traduit par un changement des
expressions qui déterminent les aliments. On ne parle plus de «
bouquets » de carottes et de navets mais plutôt de « montagnes
» et des « entassements » de choux et de pois :
Et derrière, les neufs autre tombereaux, avec leurs
montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts.
(387).
Ce passage, décrivant l'arrivée des
maraîchers aux Halles, nous montre la grande quantité des
légumes. L'adjectif numéral cardinal « neuf »
accentué par l'expression métaphorique « montagnes de »
marquée par le pluriel et répétée deux fois dans
une forme d'insistance, ainsi que le substantif « entassements »,
disent l'hypertrophie des légumes. Cette hypertrophie atteint son
paroxysme, et dans une souple progression, « les montagnes » et
« les entassements » se transforment en un véritable
écoulement de la matière nutritive :
Ces tas moutonnants comme des flots pressés, le fleuve
de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussée,
pareil à la débâcle des pluies d'automne, prenaient des
ombres délicates et perlées.(399).
Dans ce passage les légumes dépassent toute
mesure : c'est l'esthétique zolienne du débordement. Le narrateur
emprunte l'image des flots, de fleuve et des pluies pour rendre compte de leur
quantité démesurée. Le participe présent «
moutonnant » exprime une action continue et illimitée et produit
une impressin de réalité.
Il nous renvoie à l'image des vagues d'eau dans leur
mouvement. Cette image est renforcée par le verbe « couler »
qui croise le substantif « débâcle » dans les
sèmes « fuite » et « énergie ».
Par le biais d'une « comparaison filée »,
opérée par « comme » puis par « pareil à
», le « narrateur-descripteur » fait un rapprochement entre les
légumes et l'eau, deux éléments naturels qui partagent
l'idée du débordement, de la force et du mouvement
énergique.
En revanche, l'abondance, dans ce roman, ne concerne pas
uniquement les légumes. Elle caractérise bien d'autres
aliments.
Outre les procédés typographiques et
linguistiques, Zola use de « la construction par contraste de l'objet
décrit »6. Marie Scapra, dans une étude
ethnocritique du Ventre de Paris intitulée Le Carnaval des
Halles, explique d'une manière circonstanciée ce
procédé :
Dans un premier temps, c'est l'idée du nombre qui
suscite celle de l'engorgement, de « l'entassement » ; mais
l'hyperbolisation est due également à la technique de la
construction par contraste de l'objet décrit, «
perçu » par un personnage dont le statut et l'état vont
faire qu'il n'en pourra ressentir que le côté remarquable et
spectaculaire. Ainsi, comment mettre mieux en scène le
pléthorique alimentaire qu'à travers le regard d'un
meurt-de-faim7
Marie Scapra semble faire allusion, ici, à Florent.
C'est à travers les yeux de ce personnage que nous voyons les
légumes. Elle met l'accent sur l'importance du point de vue dans la
description. L'abondance outrée des légumes est influencée
par la sensation de la faim qui hante Florent et qui sert, apparemment, d'un
amplificateur d'images. Cette analyse de Marie Scapra souligne, en effet,
l'importance de la sensation et du tempérament dans la mise en images ou
la description chez l'écrivain ou l'artiste indifféremment. Cette
conception constitue le fondement de la doctrine naturaliste. En
témoigne cette citation de Zola où il montre la place essentielle
qu'occupe la personnalité de l'artiste dans son oeuvre : « les
écrivains naturalistes sont ceux dont la méthode de
l'étude serre la nature et l'humanité de plus près
possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de
l'auteur libre de se
6 On doit cette expression à Marie Scapra.
7 Marie Scapra, Le Carnaval des Halles, une ethnocritique du
Ventre de Paris de Zola, CNRS Éditions, Paris, 2000, p. 31.
manifester ensuite dans l'oeuvre »8. La
description des légumes à travers le regard de Florent, un «
meurt-de-faim », relève d'une propension de la part du narrateur
à amplifier l'objet décrit. Cette amplification relève
d'une « rhétorique du pléthorique » que prône le
roman.
Par ailleurs, c'est aussi sous le signe de l'excès que
l'auteur nous décrit la charcuterie des Quenu. La description de la
cuisine est, à ce propos, l'un des passages les plus
représentatifs du débordement dans l'oeuvre :
La graisse débordait, malgré la propreté
excessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait les carreaux
rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte du fourneau,
polissait les bords de la table à hacher d'un luisant et d'une
transparence de chrne verni. Et au milieu de cette buée amassée
goutte à goutte, de cette évaporation continue des trois
marmites, où fondaient les cochons, il n'était certainement pas,
du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse. (427).
Le narrateur dans ce passage, fait un « zoom » sur
la graisse. Il s'agit, en effet, d'un signe de surabondance en ce qu'elle
présente une marque d'embonpoint. Repartie surtout dans le tissu
conjonctif sous-cutané, la graisse, placée entre la chair et la
peau, n'est pas sans traduire une abondance et un excès de santé.
Dans ce passage, en signe d'hégémonie, la graisse serpente la
cuisine de la charcuterie « du plancher au plafond ». En position de
sujet, le mot « graisse » régit cinq verbes : «
débordait », « suintait », « cirait », «
donnait », « polissait ». Exprimant une action illimitée,
l'imparfait fait écho à la quantité illimitée de
cette graisse. Le verbe « déborder » soutenu par l'image du
suintement entre les plaques de faïence et, renforcé par la
construction concessive opérée par la préposition «
malgré », souligne le foisonnement de la graisse qui envahit le
lieu.
Dans la mrme perspective, l'adjectif numéral «
trois », caractérisant les marmites, corroboré par le
pluriel régissant le mot « cochons », exprime la grande
quantité de viande. Dans une harmonie imitative, la dernière
phrase de cet extrait, faisant écho à la buée dense «
amassée goutte à goutte », de la cuisine, peut-être
l'expression d'une grande concentration sémantique : dans le cadre d'une
construction négative restrictive, la métaphore du clou pissant
la graisse peut être sentie comme une image, non dénuée
d'humour, de l'abondance excessive.
8 Article de 1876 où Zola définit le naturalisme
comme un élargissement du réalisme, cité dans
Germinal (Balise).
Par ailleurs, la description du marché de la marée
rend compte, elle aussi, du foisonnement, sciemment exagéré, des
produits de la mer :
C'était le long du carreau, des amoncellements de petites
bourriches, un arrivage continu de caisses et des paniers. (433).
Dans cet extrait, le terme « amoncellement » et
l'expression « arrivage contenu » connotent la quantité
illimitée des poissons. Un peu plus loin, on se trouve face à une
autre illustration de l'hypertrophie alimentaire :
Les sacs de moules, renversés, coulaient, dans des
paniers ; on en vidait d'autres à la pelle. Les mannes défilaient
les raies, les soles, les maquereaux, les saumons, apportés et
remportés par les compteurs- verseurs, au milieu des bredouillements qui
redoublaient.(483).
L'isotopie de l'abondance est lisible à travers les
verbes « coulaient », « défilaient » qui
évoquent l'idée du grand nombre. L'énumération est
ouverte comme pour dire que la liste n'est pas finie. Le syntagme
prépositionnel « à la pelle » est une expression de la
grande quantité. De même, le verbe « redoublaient »
exprime la croissance et la multiplication. Le verbe « coulait »
réhabilite une métaphore mentionnée dans la description
des légumes et de la cuisine des Quenu ; c'est la métaphore de
l'écoulement énergique de la matière qui se transforme en
mer disant ainsi l'idée de la démesure et du débordement.
C'est ce que Marie Scapra appelle le «phénomène de
grossissement » :
Ce phénomène de « grossissement » est
tellement net que l'on peut littéralement parler de gigantisme,
opéré le plus souvent par le biais de la métaphore
corporelle. Ce n'est pas seulement les « tas » des denrées qui
sont impressionnants mais les denrées en elles-mêmes : que dire au
premier chapitre de ces « énormes choux blancs », de ce «
gros radis noir » et surtout de ces potirons « élargissant
leur gros ventres » ? Les espaces qui les exposent, à savoir
l'ensemble du marché, sont pris aussi dans cette logique. Les Halles
centrales, sont pris aussi dans cette logique. Les Halles centrales qu'elles
soient vues par le narrateur, Claude ou Florent (et par tous les autres
personnages, d'ailleurs), nous sont décrites, presque toujours, d'une
façon hyperbolique9 .
À dire vrai, des nourritures énormes et des
lieux énormes évoquent corollairement des consommateurs
énormes. Ce sont les Gras. Aliments et personnages se partagent entre
gras et maigres, reprenant ainsi la bataille des « Gras »
9 Marie Scapra, Op. Cit. , p.32.
et des « Maigres ». Zola opère, en effet, une
réécriture de Rabelais et de Bruegel. Il y a dans le roman les
traces d'un réalisme copieux et puissant cher à Rabelais : son
art de mettre en évidence la matière nutritive dans sa
vitalité. Au niveau du style, Zola emprunte à ce dernier le goEt
de l'excès rendu plus visible par le recours fréquent aux
structures énumératives et accumulatives.
La description des légumes et des Halles nous renvoie,
en fait, à l'art rabelaisien d'agrandir la réalité
jusqu'au gigantisme, dont « Gargantua » représente une
parfaite illustration. Cependant, poussée à fond, la tendance de
Zola à « l'agrandissement » des aliments provoque des images
qui, à force de recourir à la métaphore, donnent à
la nourriture une valeur poétique, certes, mais surtout symbolique qui
fera l'objet de notre troisième sous-partie.
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