Le rapport subjectivité / objectivité en
sciences humaines
Approfondir la question concernant le rapport dialectique
subjectivité/objectivité de la connaissance en sciences humaines,
importe non seulement au regard du statut à accorder aux travaux de ces
sciences, mais aussi parce que la réponse à cette question
détermine de nombreux rapports sociaux et la résolution de
problèmes importants, économiques, sociaux et
politiques6.
6 Nous retrouvons l'a priori de subjectivité
d'une part chez les auteurs qui affirment l'impossibilité structurelle
à l'acte de connaissance de se dégager de ses
représentations pour accéder à l'objet sans le biaiser,
d'autre part chez les auteurs qui pensent que la complexité de l'objet
dépasse la puissance de la connaissance, et enfin chez les auteurs qui
pensent que l'acte de connaître transforme l'objet.
La position anti-positiviste s'exprime de la façon
suivante : « toute description du monde étant toujours issue de
la projection des subjectivités de ses auteurs, il est impossible
d'atteindre à l'objectivité sans être régi par un
désir de toute puissance »(Dosse, 1995).
Les adjectifs « toute » et «
impossible », tout comme l'adverbe « toujours
», tendent à faire de cet énoncé une loi
universelle. Ils libèrent l'énoncé du point de vue de son
auteur. En toute logique, si on applique l'affirmation de Fr. Dosse à
son énoncé, l'énoncé est impossible car il porte la
marque de la certitude universelle et donc de l'objectivité. Si on
applique la logique à l'auteur, il révèlerait
explicitement son désir de toute puissance, ce que nous nous refusons
à croire.
1. L'objectivité d'une connaissance dépend
des conditions de sa construction
Comment un tel énoncé est-il possible ? A part
l'assujettissement à une croyance, l'hypothèse la plus plausible
serait que le cheminement de la connaissance objective n'est pas connu. Ce
cheminement consisterait, contrairement aux productions spontanées de la
pensée sociale, dans le contrôle de l'émission d'une
connaissance. Ce contrôle aurait la fonction d'éliminer la
subjectivité en recherchant une adéquation entre ce qu'elle
observe et ce qu'elle décrit, dans le seul but de connaître et non
de dominer. Au moyen de tout un ensemble de méthodes possédant
leur propre système de contrôle ayant pour objectif
d'éliminer la subjectivité (méthode d'observation
instrumentée, calculs statistiques, lectures critiques et
croisées par des experts possédant d'autres méthodes
d'observation), la connaissance se définit comme la création de
modélisations7 de la réalité : création
qui permet de décrire cette réalité avec exactitude, et de
l'expliquer en établissant ses lois de fonctionnement. C'est
l'accomplissement de ces deux fonctions qui rend alors possible
l'anticipation8 des événements et des attitudes
possibles. A la différence de Weber et de Dosse l'objectif n'est donc
pas de décrire les phénomènes du monde mais de
découvrir les lois qui le régissent.
En tant que chercheur, nous avons voulu sortir de l'interdit
posé par Weber, pour tenter de montrer à quelles conditions une
connaissance objective est possible9 en sciences humaines.
Condition 1 : l'utilisation de
la raison et de la méthode expérimentale.
7
Ce ne sont pas les opérations d'abstraction soi, de
modélisation, transformant une réalité objectale en une
réalité nominale, qui par essence ôtent
l'objectivité à la connaissance ainsi produite. Ce sont les
erreurs de des opérations d'abstraction (ensemble d'opérations
d'observation, de description et d'opérations logiques) qui biaisent la
représentation et la subjectivisent. L'objectivité n'est pas
seulement le fait de la raison (comme le pensent les rationalistes et leurs
opposants), mais aussi le produit des opérations d'observation et de
description des lois. Afin d'approfondir ces notions on peut approfondir lls
oeuvres de. Chalmers, 1988, Beauvois, 1990, Dosse, 1995, Matalon, 1996, Michit
1998).
8
La force d'anticipation d'un énoncé et donc son
utilité sociale n'est pas la caractéristique première
d'une connaissance objective. Une anticipation d'événements peut
provenir d'énoncés faux ou de représentations inexactes
(Beauvois,1990). « Le soleil tourne autour de la terre »
anticipe le fait qu'il se lèvera toujours demain à l'orient.
« Il fera beau demain parce que les hirondelles volent au ras de la
surface de l'étang ». Il est possible que demain il fasse beau.
9 Nous tenons encore à préciser qu'il ne faut pas
confondre «Objectivité d'une connaissance» et
«Déterminisme»
ou «Objectivisme». Le principe d'incertitude,
permettant d'anticiper les formes de la créativité
comportementale et réduisant le champ des possibles
(objectivité), signifie un choix de décision pour tout acteur
entre un nombre fini de possibles (non déterminisme).
Weber et ceux qui sur ce point sont en accord avec sa
conjecture, pensent que le point de vue agit sur le chercheur de façon
inconsciente et structure une mentalité qui donne du sens et produit
dés lors un incontournable biais subjectif.
Le phénomène n'est pas méconnu en
sciences de la nature. En effet, les biais cognitifs liés aux
représentations sociales ont pu être constatés tout au long
de leur histoire. Ces biais apparaissent toujours lorsque les
phénomènes sont observés et décrits mais que la
découverte de la loi qui les régit n'est pas finalisée.
Mais l'histoire nous enseigne comment, à l'aide de
l'accroissement des connaissances, de la méthode expérimentale et
des outils mathématiques, la formalisation de la loi apparaissant, les
scientifiques se dégagent de la pression des croyances pour approcher de
l'objectivité : En astronomie on peut citer Copernic, Kepler,
Galilée, en sciences physiques Galilée, Newton, Planck, Einstein,
en chimie Mendeleïev en biologie, en médecine Pasteur, Flemming, en
Science du langage, Brandsford etc. Il apparaît alors que le lieu de
l'objectivité se trouve dans la découverte et la formalisation de
lois universelles à l'aide de la raison et de son principe de
contradiction (Descartes).
Condition 2 : La connaissance du
principe directeur a priori d'une connaissance (le point de vue) peut corriger
la subjectivité des énoncés du chercheur.
Cette deuxième condition met en évidence qu'il
est possible de se dégager de l'emprise d'une représentation
sociale dans une démarche scientifique (première condition)
lorsque le chercheur connaît la structure de son système de
pensée sociale.
Le premier travail pour un chercheur consiste donc à
mettre en évidence les éléments de ses propres
représentation sociales : croyances, systèmes de valeurs et
système de représentation a priori (même ceux qui sont
à prétention scientifique).
Ce travail est possible car tout un ensemble de recherches
montre que les systèmes de valeurs ou de croyances sont des
représentations sociales analysables à l'aide de plusieurs
modèles structurels. Le plus répandu stipule que toute
représentation sociale est organisée autour d'un noyau central
donnant le sens à tous les concepts périphériques de la
représentation (Flament, 1989). Il est associé à toute une
batterie de méthodes permettant d'en connaître les
éléments (Moliner, 1994).
Les travaux sur les idéologies (Deconchy, 1989,)
montrent les mécanismes de production de ces formes particulières
de représentations sociales. En particulier le modèle des a
priori fondamentaux à l'origine de toutes les représentations
sociales (Michit, Comon 1999) expose comment toute idéologie ou
système de croyances résulte au moins de la combinaison de cinq a
priori fondamentaux qui ne peuvent prendre chacun que trois positions logiques.
Ces fondements a priori à toute connaissance fonctionnent selon les lois
de la rationalité (logicomathématique ou modale),
l'identification de leur contribution à toute production de connaissance
permet de se libérer de leurs biais présent dans
l'interprétation des observations.
Ces deux conditions fondent l'hypothèse selon laquelle
la conjecture de Weber marque une carence de son référentiel
scientifique. Cependant un nouvel obstacle s'élève pour s'opposer
à l'objectivité des sciences humaines. Il s'agit du statut
même de l'objet de ces sciences qui interdirait l'atteinte de
l'objectivité. Ainsi nombre d'auteurs (Gibbens,1994, Boutinet, 1996,
Enriquez1998, Dejours 1998, Paturet,1998,) formule cette hypothèse de
façon différente en précisant qu' «atteindre
l'objectivité en sciences humaines est impossible de par la nature de
son objet d'étude » et non à cause du fonctionnement de la
connaissance (présupposé de Weber).
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