Revue de littérature
Le concept d'ethnicité né de la
déconstruction et de la reconceptualisation de la notion d'ethnie a
pris son véritable sens après la seconde guerre mondiale. Ce
11 "Management." Microsoft® Encarta® 2007 [DVD].
Microsoft Corporation, 2006.
concept ne cesse de susciter une diversité
d'interprétations à telle enseigne qu'il semble être
utilisé, à tort ou à raison, comme explication à
une multiplicité de pratiques. C'est dans ce sens que WEBER13
n'a pas hésité à le qualifier de concept « fourre
tout ». L'ethnicité, thème d'un grand intérêt
chez les Anglo-saxons, est considérée comme réalité
sociale dans les milieux des chercheurs européens et surtout
français seulement au début des années quatre vingt. Ce
thème apparaît en Afrique à la faveur de l'intensification
du débat politique sur la démocratie des années
quatre-vingt-dix.
Aborder le thème de l'ethnicité en Afrique
revêt beaucoup de difficultés et nécessite, de la part du
chercheur, une attitude « d'engagement et de distanciation
»14 . Pour KAMDEM, « l'une des principales
difficultés d'approche de ce sujet réside dans la perspective
suivant laquelle il a souvent été abordé dans les
différents milieux (politique, économique, scientifique, etc.) ;
une perspective partisane et manifestement polémique qui a
malheureusement beaucoup retardé l'engagement d'un débat utile et
constructif. [... ] »15. Il faudrait donc aborder ce sujet
« en évitant autant que possible une double tentation : narcissique
(la glorification d'une ethnie quelconque) et négativiste (la
dévalorisation des autres) ». Il importe alors d'analyser
l'ethnicité comme un fait social au sens de DURKHEIM16.
L'ethnicité n'a pas une appréhension unique. Sa
compréhension et son usage reposent sur les dimensions qui sont
privilégiées dans la pratique ou l'analyse. « Le
débat sur l'ethnicité a longtemps opposé d'une part, les
tenants de la conception « primordialiste » et d'autres part, ceux
privilégiant la conception « constructiviste
»»17.
De l'avis d'Aundu MATSANZA18, la conception
primordialiste repose sur des critères objectivistes et circonscrit
l'ethnicité comme un fait naturel qui s'impose à l'individu
12 KAMDEM Emmanuel, Idem.
13 WEBER, Economie et société,
Agora, tome 2, Paris, 1995
14 NORBERT ELIAS, Engagement et
distanciation, Fayard, Paris, 1993
15 KAMDEM Emmanuel, Management et
interculturalité en Afrique : expérience camerounaise,
L'Harmattan, Paris, 2002
16DURKHEIM Emile, Les règles de la
méthode sociologique, PUF, 10ème édition,
Paris, 1999
17 KAMDEM Emmanuel, FOUDA ONGODO, « Faits et
méfaits de l'ethnicité dans les pratiques managériales au
Cameroun », Colloque du Réseau de Recherche en Sciences de Gestion
de l'Agence Universitaire Francophone, Beyrouth, 28 et29 octobre 2004.
sans qu'il soit en mesure d'y échapper, car lui
étant antérieur. Cette approche privilégie le lien de base
au sein des organisations fondé sur la parenté, les
modèles de comportements des individus en groupe, les institutions
représentant l'ascendance, etc. La conception constructiviste quant
à elle, repose sur les aspects subjectivistes tissés pendant les
relations sociales. Cette dimension s'intéresse donc aux
identités, aux modes de domination, aux attitudes, aux valeurs et aux
préjugés dans le processus de l'agir communicationnel.
A ce propos, POUTIGNAT et STREIFF-FENART19 passent
en revue les différentes théories de l'ethnicité produites
dans les sciences sociales. Ce concept y est analysé à travers
différents paradigmes renvoyant à des formes variées de
structuration et de fonctionnement du lien social. L'ethnicité est tour
à tour comprise comme une donnée primordiale, une extension de la
parenté, une revendication d'intérêts communs, un reflet
des antagonismes économiques, un système culturel et un
système d'interaction sociale.
L'ethnicité comme donné primordiale est une
approche développée par SHILS (1957) qui met l'accent sur la
prédominance de l'héritage culturel issu des ancêtres d'une
communauté et transmis aux différentes générations
successives. L'ethnicité est vécue comme une forme
d'héritage collectif à différentes personnes se
reconnaissant des liens fondamentaux visant à préserver
l'unité et la stabilité de la communauté d'origine.
Le paradigme qui considère l'ethnicité comme une
extension de la parenté l'analyse comme le prolongement de la
parenté biologique et de la consanguinité. Ici, on
considère la réalité ethnique comme un mécanisme
dominant de sélection et de reproduction sociales (VAN DEN BERGHE,
1981).
L'approche de l'ethnicité en tant que revendication
d'intérêts communs relève l'instrumentalisation de
l'ethnicité comme une ressource stratégique à mobiliser
dans une compétition pour l'accès aux ressources
économiques et la participation au pouvoir. Elle est ici utilisée
comme un moyen parmi tant d'autres d'expression d'une
18 AUNDU MATSANZA, « Taxinomie critique des
paradigmes de l'ethnicité », Université Libre de
Bruxelles, p. 1
19 POUTIGNAT, STREIFF-FENART, Théorie de
l'ethnicité, Paris, 1995
revendication dans le sens de la défense des
intérêts particuliers. Les principaux tenants de cette approche
sont N. GLAZER et D.P. MOYNIHAN.
La conception de l'ethnicité comme reflet des
antagonismes économiques se focalise, quant à elle, sur le
problème de la compétition économique entre des groupes
ethniques organisés en catégories rivales dans un champ de
compétition. D'inspiration marxiste, elle reconnaît au groupe
ethnique, à l'inverse de la précédente, la même
fonction sociale que celle attribuée aux classes sociales dans un
système capitaliste (E. BALIBAR et I. WALLRSTEIN, 1988).
Le courant qui conçoit l'ethnicité comme un
système culturel entend « restituer l'ethnicité dans un
champ culturel, tout en évitant de tomber dans le piège et les
dérives du « lien primordial » et du « culturalisme
». Pour ses tenants, l'ethnicité est la traduction vivante d'une
dynamique culturelle dont le symbolisme s'oppose radicalement à
l'orientation utilitariste et instrumentale (L. DRUMMOND, 1980).
Une dernière approche est celle qui conçoit
l'ethnicité comme un système d'interaction sociale.
Prônée notamment par F. BARTH (1969), cette approche souligne la
mobilité des frontières des groupes ethniques
considérés comme des « supports de culture » ou des
types d'organisation dont il faut identifier les frontières sociales,
les zones de distinction et d'interaction.
Beaucoup d'auteurs semblent s'accorder sur le fait qu'il y
aurait un lien direct entre la décomposition de l'Etat en Afrique et la
résurgence de l'ethnicité. A ce propos, HUGON note que «
dans les sociétés où l'Etat-Nation demeure en voie de
constitution et où les réseaux personnels et les
solidarités ethniques l'emportent sur l'institutionnalisation de l'Etat,
la crise économique a renforcé la décomposition de l'Etat
»20 . C'est cette situation d'affaiblissement de l'Etat qui fut
pour certains, avec l'instauration du multipartisme, à l'origine du
développement du secteur associatif et des ONG internationales au
Burundi.
Dans les années quatre-vingt, le
néo-libéralisme imposé par les institutions de Bretton
Woods dans le cadre des Programmes d'Ajustement Structurel (PAS) dicte la
20 HUGON Philippe, L'Économie de
l'Afrique, Éditions La Découverte, Paris, 1993.
réduction de l'intervention de l'Etat dans
l'économie, l'Etat étant « l'ennemi » du
néolibéralisme. Dans ces circonstances où, comme le dit
ELA, prévaut désormais « la mise sous tutelle de l'Etat
africain »21, on va assister à l'accroissement et au
renforcement des inégalités, à la marginalisation des
groupes sociaux et à la dégradation des conditions de vie. Le
rétrécissement du champ étatique entraîne donc
d'énormes conséquences sur le plan social et humain. Dès
lors, note ELA, «mécontentement, grèves, humiliation
marquent la vie de beaucoup d'agents du secteur public en état de
délabrement»22. C'est ainsi que, comme va le relever
DIA, «le relâchement des liens entre l'individu et l'Etat a
renforcé les liens entre l'individu, la famille et son ethnie».
Au début des années quatre-vingt-dix, certains
chercheurs pensaient que le vent de la démocratisation et la
libéralisation économique allait endiguer, sinon réduire
le phénomène ethnique et tribal en Afrique. Mais ELA soutient
que, « suite au désengagement trop prononcé de l'Etat dans
la vie économique, le processus démocratique pourrait
connaître un coup d'arrêt »23 . Dans cette
perspective et s'agissant de l'Afrique Centrale, BOUKONGOU note que les
transitions démocratiques «ont été marquées
par les clivages ethno-identitaires »24 . En
conséquence, l'ethnicité semble aujourd'hui, plus que jamais,
être au centre de la structuration de la réalité sociale,
que ce soit au niveau de la société considérée
globalement, qu'au niveau restreint des entreprises et des autres
organisations.
Selon DIA, « l'identité ethnique continue de jouer
un rôle grandissant dans la formulation des décisions
économiques au niveau des individus et des instances gouvernementales
»25 . On note avec KAMDEM26 que la culture
ethno-tribale est une dimension importante dans la gestion des organisations et
semble même constituer un des fondements de la logique du manager
africain. On peut ainsi remarquer qu'en
21 ELA Jean-Marc., «Les sciences sociales
à l'épreuve de l'Afrique : les enjeux
épistémologiques de la mondialisation», Communication
Assemblée Générale du CODESRIA, Dakar.
22 Idem
23BOUKONGOU Jean Didier, «Préface»,
«Ethnicité et Citoyenneté en Afrique Centrale», in
Cahier Africain des Droits de l'homme, Presses de l'UCAC, Yaoundé,
2002.
24 Idem.
25 DIA, «Pratiques indigènes de gestion
et développement en Afrique subsaharienne : Leçons pour les
années 90» in SERAGELDIN et TABOROFF, Culture et
développement en Afrique, BM, Washington, 1994, pp. 189-216.
26 KAMDEM Emmanuel, «Nouveau regard sur les
pratiques du management au Cameroun», in LALEYE, PAWHUYS, VERSHELST, et
ZAOUAL, (dir), Organisation économique et cultures africaines : de
l'homo oeconomicus à l'homo situs, Paris, l'Harmattan, 1996,
Chapitre 13, pp. 249-271.
Afrique plus qu'ailleurs, la loyauté vis-à-vis
de la tribu et de la famille élargie influence encore la plupart des
décisions concernant le personnel (DIA), les pratiques
managériales, ainsi que les relations professionnelles au sein des
organisations.
Lors des travaux menés dans les entreprises
ivoiriennes, HERNANDEZ va examiner l'influence des facteurs socioculturels,
surtout ethniques, dans la gestion des ressources humaines notamment sur les
variables relatives à la gestion du personnel (procédure de
recrutement, augmentation, préférence d'un collègue,
rapport avec le supérieur, favoriser un parent, rapport avec les
subordonnés, rôles des facteurs ethniques et familiaux). Il arrive
à la conclusion selon laquelle «les facteurs ethniques et familiaux
constituent une réalité au niveau des entreprises
étudiées, de leur gestion du personnel en particulier et des
relations professionnelles»27. Mais il relativise son propos en
disant que ces facteurs jouent un rôle qui doit être ramené
à une juste mesure. Ils ne constituent pas, selon lui, une
barrière infranchissable à une bonne gestion des entités
économiques et sociales et politiques.
Concernant l'influence de l'ethnicité sur les pratiques
de gestion des ressources humaines, les travaux de Emmanuel KAMDEM sont d'une
richesse particulière. Son travail28 sur les entreprises
camerounaises relève que l'observation attentive des pratiques du
terrain révèle l'influence considérable du critère
ethno-tribal, en particulier dans le recrutement et la promotion.
D'après ses observations, il va identifier trois modes de « gestion
ethno-tribale » :
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Il y a d'abord le mode de gestion fondé sur le
développement de la « coalition ethno-tribale ». Il s'agit ici
de chercher à reconstituer une sorte de « village ethnique »
dans l'entreprise en donnant la priorité dans le recrutement ou dans la
promotion aux personnes originaires de la même ethnie que le promoteur ou
le dirigeant. Ce mode de gestion peut être soit, un facteur
d'échec (l'auteur cite le cas de la compagnie FROMACAM) soit un facteur
de réussite (l'auteur cite ici le cas de la PROLAL).
Ensuite, il y a le mode de gestion fondé sur la
recherche « des habiletés ethno- tribales ». Ce mode, nous
dit Kamdem, consiste pour l'entrepreneur, « à établir
27 HERNANDEZ, Le management des entreprises
africaines, les Éditions l'Harmattan, Paris, 1997.
une certaine corrélation entre l'origine ethnique d'un
employé et sa performance au poste de travail »29. Il s'agit par
exemple de l'attribution de certaines qualités managériales aux
membres de telle ou telle autre ethnie.
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Enfin, le mode de gestion fondé sur « la
réduction de la coalition ethno-tribale ». Ce mode consiste, selon
les termes de l'auteur, à « faire abstraction, autant que possible,
de l'origine ethnique de l'individu et de ne privilégier que sa
capacité manifeste à répondre à la demande de
l'entreprise. Le prototype du dirigeant ou de l'employé qui incarne ce
mode est celui qui, tout en reconnaissant l'existence de la dynamique
ethno-tribale dans les organisations, ne cherche pas du tout à s'en
servir comme outil de gestion. C'est bien cela qui distingue ce dernier mode
des deux précédents. Ici, la tendance dominante n'est pas de
favoriser un regroupement ethnique des individus, mais bien au contraire de le
limiter en privilégiant la compétence technique et l'expertise
professionnelle »30.
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Mais si l'ethnicité apparaît, aux yeux des
chercheurs, comme étant une réalité qu'il faut prendre en
compte car pouvant influencer négativement ou positivement les
performances des entreprises en Afrique, la recherche sociologique sur le
secteur associatif semble esquiver la question de l'ethnicité en tant
qu'élément interne à l'organisation non gouvernementale
pouvant agir sur les résultats des activités et sur les objectifs
spécifiques des projets mis en oeuvre par ce type d'organisation.
Depuis une vingtaine d'année, les ONG internationales se
professionnalisent de plus en plus et recrutent un personnel de plus en plus
spécialisé. La professionnalisation, comme le dit Jean
FREYSS31, signifie que l'ONG mobilise, dans chaque domaine
28 KAMDEM Emmanuel, op. cit.
29 Voici quelques propos d'un promoteur
relevés à ce sujet par KAMDEM Emmanuel: « Je prends par
exemple le cas des Bassa, ce sont des gars impulsifs et connaissant leur
caractère impulsif, on peut bien les utiliser. Si on les met sur une
chaîne, ils sont assez rapides quand même et cela est très
utile pour la production. Mais il y a d'autres qui sont très passifs,
qui viennent de certains coins... Si donc j'ai besoin d'un caissier, il est
plus intéressant pour moi de mettre quelqu'un de tel ou tel coin car je
pourrai avoir moins de chance de me faire voler. Si par exemple, je mets une
personne d'une certaine ethnie commerciale, ce serait... parce qu'il y a des
ethnies qui ont un caractère impulsif. Or dans le commercial, il faut
amadouer le client, le caresser dans le sens du poil, être cool, plus
calme. Donc, je ne peux pas prendre de risques de le faire ». Il conclut
en riant « dans tous les cas, je me sers un peu de cela pour attribuer
telle ou telle responsabilité ... J'ai des Béti, j'ai des Bassa
et j'ai des gars de l'Ouest », p.267
30 KAMDEM Emmanuel, op. cit.
31 LE NAËLOU Anne et FREYSS Jean, « ONG :
les pièges de la professionnalisation », in Revue du Tiers
Monde, n°180 Tome XLV, PUF, Paris, octobre - décembre 2004, p.
759.
utile pour son activité, des personnes disposant des
compétences reconnues comme constitutives d'un métier
nommément désigné. « Cette professionnalisation
consiste donc à incorporer dans l'ONG des compétences diverses,
reconnues sur le marché du travail global comme portant tous les
attributs du métier correspondant ». De l'avis de cet auteur,
« la professionnalisation des ONG implique la mobilisation dans
l'organisation les compétences techniques nécessaires à
l'efficacité de l'action». L'idée qui sous-tend cette vision
est que l'action doit être concrète, réaliste, au plus
près des personnes, rapidement efficace et visible. Cette vision
stratégique privilégie un mode de faire qui est celui de la
réalisation des « projets concrets ».
Pour FREYSS, l'un des facteurs principaux qui contribuent
à façonner le paysage professionnel des ONG, c'est la croissance
rapide des fonctions de gestion. Cela est d'abord rendu nécessaire par
l'accroissement des exigences contractuelles imposées par les bailleurs
de fonds. D'autre part, les actions conduites sur le terrain par les ONG ont
souvent pour objectifs des réalisations concrètes, dignes d'une
entreprise : construction de bâtiments, de routes ou d'hydraulique,
travaux agricoles, distributions alimentaires, etc. Ainsi, remarque l'auteur,
« à côté des métiers directement liés
à la nature des actions menées (les techniciens), les
administrateurs, logisticiens, comptables et financiers, agents
enquêteurs, gestionnaires de ressources humaines deviennent, sous la
houlette des chefs de projets, les rouages de plus en plus indispensables au
fonctionnement de beaucoup d'ONG». L'ONG n'est alors qu'un lieu, parmi
tant d'autres, combinant une gamme de métiers concourant à
l'efficacité de son action.
En conséquence, on retrouve quelques similarités
dans les pratiques managériales dans les entreprises et dans les ONG.
Ces similitudes font référence, entre autres
éléments, à « une gestion administrative performante,
des stratégies financières, une salarisation croissante et une
rotation importante de personnel, une politique de recrutement sur
définition de postes et de profils, un développement de liens
avec les médias et avec les réseaux de marketing, une
technicité pointue »32, etc. On retrouve alors
logiquement dans les deux entités des enjeux et des problèmes
proches liés à la gestion des ressources humaines.
32 LE NAËLOU Anne et FREYSS Jean, op. cit.
La nature des relations professionnelles dans les ONG
internationales opérant au Burundi est ainsi, en partie, tributaire de
la professionnalisation croissante de celles- ci et en leur sein. En effet,
cette professionnalisation effective implique l'embauche par ces organisations
d'employés compétents, qui ne partagent pas forcément les
mêmes idéaux d'impératif humanitaire, de droits de l'homme
ou autres considérations philosophiques. Ceux-ci sont dans l'ONG en tant
que salariés faisant le travail pour lequel ils sont payés. A ce
titre, il est inévitable que certains employés locaux ne
mobilisent ou non l'élément identitaire dans les relations
professionnelles car baignant dans un environnement profondément
ethnicisé comme nous l'avons montré plus haut. Cela est d'autant
vrai qu'au moment où nous faisions la collecte des donnés sur le
terrain, il ne se passait pas un mois sans que l'on parle, dans les
différents médias privés et publics, de meurtres à
forte connotation ethnique. C'est ce type d'incidents qui ravivent les passions
collectives et installent un climat de tension se répercutant dans touts
les secteurs de la société.
Un employé d'une grande ONG internationale nous a
confirmé cette présence de l'ethnicité dans les relations
professionnelles :
« L'ethnicité est présente dans la vie
professionnelle comme elle est présente dans la vie quotidienne au
Burundi. C'est une réalité qui s'observe partout tant au niveau
social qu'au niveau professionnel [...]. Il y a eu des moments de tension au
niveau national qui ont été provoqués par certaines
circonstances politiques où on a vu des collègues se lancer des
injures, ici au bureau, en disant que voilà, votre ethnie est
foncièrement mauvaise, c'est elle qui tue, etc. Il y a une crise qui est
née ; pour te dire que s'il y a quelqu'un qui te dit que ce n'est pas
une réalité qui se vit dans le milieu du travail dans les ONG,
c'est que c'est un menteur invétéré ».
Les ONG internationales opérant au Burundi sont, dans
leur grande majorité, dirigées par des cadres internationaux. Ces
derniers sont amenés à gérer ces structures dans un
contexte conflictuel dont ils ne maîtrisent pas toujours tous les
contours ou alors dont ils ne cernent que quelques éléments
diffus alimentés par des prénotions et des jugements de valeurs.
En effet, le conflit burundais a cela de particulier qu'il rentre difficilement
dans la typologie classique en termes de critères d'identification des
acteurs sociaux. Il s'agit de deux communautés qualifiées
d'ethniques qui ont en commun l'histoire, la langue, la culture, le territoire,
la religion,
le système social et politique, etc. De ce fait, elles
répondent difficilement aux critères ethnologiquement et
anthropologiquement admis pour définir une ethnie. Le seul
critère sur lequel on se base habituellement pour différencier
les deux communautés est la référence à la
morphologie. Là encore, ce critère de différenciation peut
être faussé car, de par les mélanges qui se sont produits
tout au long de l'histoire, depuis la période monarchique
précoloniale jusqu'à nos jours, il est très difficile de
déterminer avec assurance l'appartenance ethnique d'un individu. Par
ailleurs, il ne s'agit pas d'un conflit opposant deux communautés dans
leur intégralité, mais des divisions entre des individus
appartenants à ces deux communautés. Mais il ne faut nullement
banaliser l'intensité de ces divisions car elles sont suffisamment
profondes pour avoir occasionné des centaines de milliers de morts.
Aussi complexe que cela puisse paraître pour un
observateur extérieur, les Burundais savent parfaitement faire la
distinction entre un Hutu et un Tutsi. L'enjeu pour nous ici n'est pas de
savoir si les Hutu et les Tutsi constituent des ethnies ou non. À partir
du moment ou les individus s'identifient comme tels et fondent leur action et
leurs comportements en fonction de cette variable, nous en prenons acte et nous
nous limitons à l'explication de la réalité sociale telle
qu'elle se présente. Il s'agit ainsi d'analyser le
phénomène des identités ethniques dans les relations
professionnelles comme une « manière d'agir, de penser et de
sentir, extérieure à l'individu, et qui est douée d'un
pouvoir de coercition en vertu duquel elle s'impose aux acteurs
»33 (au sens de DURKHEIM). A ce propos les dires d'un
employé d'une ONG internationale nous ont édifiés :
« Au Burundi être Hutu ou Tutsi, c'est comme
être Blanc ou Noir. C'est quelque chose qui est limpide, au bureau tu
sais qui est qui, tu sais que ton collègue est ceci ou cela ; Hutu et
Tutsi, tout le monde sait qui est quoi ».
Ce type de déclarations souvent entendues au cours de
notre travail de terrain montre que, bien que l'ethnicité soit loin de
constituer le seul facteur de régulation du comportement, il y a sans
nul doute une forte présence de cette catégorie dans l'imaginaire
collectif des Burundais. Il est donc clair dans notre esprit que la convocation
de l'identité ethnique est une réalité observable dans les
relations
33 DURKHEIM Emile, Les règles de la
méthode sociologique, PUF, 10ème édition,
Paris, 1999
professionnelles au sein des ONG internationales opérant
au Burundi, tout comme dans d'autres secteurs d'activités.
La présence de l'identité ethnique dans
l'imaginaire des employés locaux est telle que les managers des ONG
internationales se trouvent dans l'obligation d'adopter une posture
managériale s'y rapportant dans la gestion quotidienne des ressources
humaines. En effet, qu'ils le veuillent ou non, cette variable identitaire
influe directement ou indirectement sur l'efficacité et l'efficience de
l'action des ONG sur le terrain.
Dans le cadre de cette étude, nous entendons par
manager, au premier degré, les coordinateurs des ONG internationales et,
au second degré, les personnes occupant les postes stratégiques
de décision au sein de ces organisations, à savoir les hauts
cadres.
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