III-1- De l'acceptation affichée de
l'altérité dans les relations professionnelles
Dans les organisations non gouvernementales qui ont pris
l'option de s'inspirer de la l'approche Do no Harm dans la
définition de leurs politiques de gestion des ressources humaines
locales, la mobilisation par les employés de l'ethnicité dans les
relations professionnelles semble s'atténuer, comparativement aux autres
ONG. Cela tient en grande partie à la démystification du fait
ethnique qui est prônée au sein de ces organisations.
La mixité ethnique est un principe institutionnel dans
ces ONG. Toutefois, la compétence reste déterminante dans le
recrutement, tout en ayant comme soucis d'assurer l'égalité des
chances à tout le monde. Les responsables des ces organisations
affirment que ce principe de mixité ethnique ne s'apparente pas à
de la discrimination positive (affirmative action) car le mot «
discrimination » a une connotation péjorative ; c'est une recherche
des équilibres ethniques autant que possible au sein du personnel local.
Ainsi, s'il s'agit de recruter une équipe de cadres pour piloter un
projet, la commission de recrutement veille à ce qu'il y ait des Hutu et
des Tutsi dans l'équipe, en plus des tests relatifs aux
compétences. Outre l'équilibre lié à l'ethnie, il y
a aussi l'équilibre du genre.
Ce principe de mixité ethnique prôné est
la conséquence logique de l'adoption combinée de l'approche
Do no Harm et du management interculturel. Dans les faits, il se
traduit par l'institutionnalisation du système des quotas ethnique et de
genre. La question du genre n'étant pas au centre des
préoccupations du présent travail, nous nous limiterons à
ne traiter que les aspects du système des quotas relatifs à
l'ethnicité.
Ici, les managers partent d'un constat que nous avons
déjà évoqué plus haut : la société
burundaise a créé un déséquilibre qui est l'une des
sources du conflit. Pendant longtemps, une certaine frange de la population
avait des difficultés à accéder à certaines
filières de formation à l'Université National du Burundi
(Économie, Droit, Médecine), du fait de la discrimination
ethnique qui était de rigueur dans l'administration publique,
l'enseignement supérieure, l'armée, etc. Le résultat de ce
déséquilibre est que, pour certains types de
responsabilités, lorsqu'on fait un recrutement, même en
étant le plus objectif possible, la majorité des candidats
correspondant au profil voulu en termes de formation et d'expérience
seront d'une seule ethnie. Dès lors, le système des quotas n'est
peut être pas juste ou parfait, mais il est nécessaire. «
Pour intervenir dans le processus de réconciliation au Burundi, il faut
garantir une égalité des chances si non on risque de se mettre
dans l'impossibilité de réaliser nos objectifs », nous a
confié un responsable d'une ONG internationale.
Effectivement, le lien entre la composition ethnique des
équipes et la réalisation des objectifs sur le terrain n'est pas
un construit de l'esprit. Dans un environnement conflictuel, quelque soit le
secteur d'intervention de l'ONG, qu'elle soit humanitaire ou de
développement, lorsque ses équipes de terrain sont
monoéthniques, elle se met dans une situation où le
déséquilibre de l'aide est important au niveau des populations
cibles. Il y a ainsi un risque élevé de favoritisme
opéré par les équipes sur le terrain en faveur des
sinistrés d'une seule ethnie. Ce type de scénario n'est pas rare
au Burundi. Un entretien que nous avons eu avec un consultant qui a
travaillé au Burundi pendant une période de 3 mois au sein d'une
ONG internationale nous a édifié à ce sujet :
« Dans tout le staff local, tous les employés sont
d'une même ethnie, à l'exception d'une seule personne qui a des
liens particuliers avec le coordinateur général. Sur le 56
terrain, cela se répercute de manière
évidente. C'est ainsi que la majorité des projets initiés
par l'ONG sont orientés vers une population cible de la même
ethnie que les membres du personnel. Les projets en faveur des gens des autres
groupes ne sont réalisés que pour des besoins de convenance afin
d'éviter d'éveiller les soupçons des partenaires
financiers au moment de l'évaluation ».
Si on se réfère à la logique de
l'approche Do no Harm, un tel comportement constitue un cas typique
des facteurs qui contribuent à dégrader les relations
interethniques et à relancer le conflit. En effet, en prodiguant
l'assistance humanitaire aux personnes sinistrées d'une seule ethnie
alors que toutes les ethnies comptent en leur sein des personnes
nécessitant un soutien humanitaire, les équipes sur le terrain
renforcent directement un « camp » et donnent par la même
occasion des raisons de plus à l'autre « camp » de s'en
prendre au premier. Tout cela n'est pas de nature à créer les
conditions idoines pour une réconciliation nationale. Par ailleurs, une
telle attitude peut être une raison majeure de la non atteinte des
objectifs des ONG du fait du « clientélisme humanitaire » et
du manque de rigueur qui en est le corollaire.
La neutralité de l'ONG dans le conflit ethnique que
subit l'environnement de travail ne consiste pas à ignorer toute
référence à l'ethnie ou à la tribu. Agir ainsi
serait se voiler la face car l'action humanitaire a forcément des effets
non désirés en plus de ceux désirés ; et la
consolidation des déséquilibres ethniques en fait partie. Assurer
l'équilibre ethnique dans les équipes de travail permet ainsi au
managers de ne pas favoriser l'accès aux ressources à une seule
ethnie. Autrement, ils participent indirectement à l'exacerbation du
conflit.
C'est pour éviter cette situation que certains
responsables d'ONG ont opté pour l'instauration d'un système de
quotas à l'embauche. Il faut noter ici que l'établissement de
quotas ethniques ne s'inscrit pas dans une logique d'opérer une
égalité numérique. Il s'agit plutôt d'essayer de
respecter un équilibre ethnique au sein des équipes et ce dans la
mesure du possible. Mais comment y parvenir ?
Pour mener à bien la politique de gestion des
ressources humaines qui se base sur l'approche Do no Harm et le
management interculturel, les managers cherchent, à l'embauche, des gens
qui sont motivés et convaincus par la mission de l'ONG, et qui ont un
idéal de paix par rapport à la société burundaise.
Pour assurer la clarté de la
politique de recrutement, celui-ci est fait par une commission de
recrutement ethniquement mixte, constituée de personnes travaillant pour
l'organisation.
De l'avis de ces managers, cette transparence sur le
critère ethnique à l'embauche a pour résultat, à
long terme, d'assainir les relations professionnelles à telle enseigne
que, en ce qui concerne la promotion et la valorisation des postes,
l'équilibre se fait automatiquement sans qu'ils aient à
intervenir. Ils considèrent alors des critères seulement
basés sur la compétence des uns et des autres.
La composition des équipes ethniquement mixtes est
sensée permettre aux individus des différentes communautés
de travailler ensemble sur des projets. Cela les amènerait à
collaborer, à oser se parler, à découvrir ce qui est
positif chez l'autre et petit à petit, il naîtrait une confiance
entre eux. Mais un tel résultat nécessite une profonde remise en
question et un travail d'introspection de longue haleine car les
représentations collectives sur l'ethnie sont suffisamment
figées. Cela veut dire que la notion volonté de changement est
primordiale.
Au moment de l'embauche, les candidats sont tenus d'assister
à un entretien avec le responsable. Au cours de cet entretien à
coeur ouvert, tous les thèmes sensibles sont abordés, que ce
soient les questions de genre ou celles relatives à l'ethnicité.
A titre d'exemple, il leur demandé de parler de leur appartenance
ethnique. Dans un autre contexte que celui du Burundi d'après conflit,
une telle question serait anodine. Mais dans ce pays, parler des « choses
de l'ethnie » est une abomination.
De toute apparence, les Burundais préfèrent
l'agir au parler. Ceci n'est pas un cliché. Sinon comment expliquer les
massacres interethniques qui ont sporadiquement endeuillés le pays
depuis son indépendance ? Si s'exprimer sur l'ethnie est un interdit,
pourquoi continue-t-on à l'exhiber systématiquement dans les
interactions interindividuelles, et à la mettre au premier plan en
politique ?
Cette duplicité apparente explique pourquoi la
politique de la mixité ethnique dans les ONG est loin d'être du
goût de tout le monde au sein même des ONG qui l'appliquent. Ainsi,
il n'est pas rare d'observer dans ce type d'organisation des comportements
individuels qui vont en contresens des valeurs de tolérance et de
pluralisme. Des accrocs au modèle établi sont
parfois orchestrés par certains cadres locaux qui sont
déjà positionnés à des postes stratégiques.
De manière générale, ces cadres burundais qui occupent des
postes clés cooptent des personnes de leur ethnie en y incorporant
quelques individus d'autres groupes afin de ne pas altérer visiblement
l'image de bonne gouvernance dont se targuent ces organisations. Mais la
réalité sur le terrain est toute autre.
Le non respect du principe de pluralisme ethnique par des
cadres burundais qui ont évolué et ont été
moulés des années durant (parfois malgré eux) dans le
format de la culture organisationnelle prônée au sein de ces ONG
montre bien certaines des limites du système des quotas. Dès lors
une question se pose : la culture du vivre ensemble érigée en
modèle de gestion des relations professionnelles par certains managers
a-t-elle une quelconque incidence positive sur le comportement et les attitudes
des employés locaux vis-à-vis de la question ethnique ? Il est
difficile de répondre à cette question avec précision.
Toutefois, un adage français nous aident à y voir clair : «
les habitudes ont la peau dure ».
Une analyse du discours combinée à une
observation attentive en immersion, durant trois mois, des employés
locaux du secteur des ONG internationales au Burundi nous a permis d'esquisser
une typologie de ceux-ci. En considérant une ONG appliquant l'approche
Do no Harm et le modèle du management interculturel, on
distingue l'existence de trois types d'employés locaux :
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Ceux qui adhèrent entièrement à la
philosophie du pluralisme ethnique (les coopératifs) ;
Ceux qui jouent le double jeu : afficher une adhésion de
façade aux valeurs de l'ONG mais vivre dans le refus de la
différence (les joueurs) ;
Ceux qui sont radicaux (les irréductibles).
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Nous partons de la supposition (uniquement pour des besoins
d'analyse) que, à l'embauche dans l'ONG, tous les employés locaux
sont ethnicistes (au sens tribaliste du terme) car ayant baigné, depuis
leur naissance, dans un environnement totalement gangrené par l'ethnisme
(holisme). Intégrés, ils vivent une socialisation
organisationnelle de type professionnelle. C'est ainsi qu'ils sont
amenés à « subir »
la présence d'autres identités et à
collaborer avec elles grâce à l'apprentissage et à
l'intériorisation de nouvelles valeurs. L'ONG est ainsi
érigée en une école de la tolérance, de la
cohabitation et de la réconciliation. C'est du moins l'idée que
s'en font leurs dirigeants expatriés.
Pourtant, la digestion de ces nouvelles valeurs ne se fait pas
de la même manière chez tous les employés locaux. Il est
d'ailleurs excessif, voire inapproprié de parler de « nouvelles
valeurs » car elles sont très bien connues des employés.
Leurs oreilles en sont rabâchées tous les dimanches dans les
différentes églises et mosquées qu'ils fréquentent
assidûment. Paradoxalement, dans ce pays ravagé par des tueries
interethniques, les églises sont pleines à craquer tous les
dimanches ; 90% des Burundais sont des chrétiens pratiquants. Elles font
même partie des valeurs inhérentes à la culture
burundaise.
Dès lors, par quel miracle divin des valeurs que ces
employés semblent avoir sciemment ignorées jusque là
deviendraient-elles subitement leurs Maximes de vie ? Tout simplement par la
nécessité de trouver du travail et de se réaliser au sein
d'une organisation qui a propulsé les dites valeurs au rang de Valeurs
que tout employé doit observer et vivre s'il veut cheminer en son sein.
Au final, les employés, en tant que « produits » de cette mini
socialisation professionnelle, se déclinent en trois types comme
relevé plus haut : les coopératifs, les joueurs et les
irréductibles.
Les coopératifs correspondent à l'image que les
responsables occidentaux des ONG considérées veulent donner de
l'employé local modèle : compétent et acquis à
l'idéal du pluralisme ethnique. Le concept de pluralisme s'entend ici
comme le « principe acceptant la diversité des opinions et des
conduites politiques, religieuses, économiques et sociales
»55 quelles qu'elles soient. Il consacre la libre confrontation
des idées.
Les coopératifs ont donc intégré
parfaitement les valeurs de l'organisation. Ils ne font plus l'identification
des « autres » (les « autres » étant ceux qui ne
sont pas de la même ethnie que soi) en fonction du facteur ethnique mais
plutôt selon des critères liés à la
compétence, l'amitié, l'humanité, etc. Ils ont
réussi à dépasser les clivages et
55 "pluralisme." Microsoft® Encarta® 2007
[DVD]. Microsoft Corporation, 2006.
les clichés ethniques propres à la
rationalité populaire, pour fonder leur appréciation de
l'altérité sur des bases plus objectives, cela grâce au
modèle de management organisationnel en vigueur dans l'ONG.
A force de travailler et de vivre des expériences
positives avec des collègues d'autres ethnies, les coopératifs
« découvrent » par eux-mêmes qu'il est possible de vivre
et de travailler ensemble sans toutefois être de la même ethnie.
Les émotions, les peines, les joies, les épreuves, les
réussites et les échecs connus ensemble en tant que membres d'une
même équipe leur ont fait voir l'Humain qui est chez les «
autres ».
Un détail les différencie sensiblement des
autres types d'employés : le nouveau comportement qu'ils adoptent envers
les « autres » ne s'estompe pas dès l'instant où ils
mettent les pieds en dehors de l'ONG. Les valeurs de l'organisation font
déjà partie intégrante de leur culture personnelle. Ils
ont acquis un nouveau style de vie, une nouvelle manière de voir le
monde qui les entoure. Même avec leurs voisins de palier, les attitudes
et les comportements ne sont plus les mêmes qu'avant l'entrée dans
l'organisation. Investies de la force que leur confère l'organisation
qui les promeut, les normes sociales, les règles, les valeurs, les
sanctions et les croyances transmises font désormais corps avec les
consciences individuelles des employés coopératifs.
Les joueurs quant à eux ont une personnalité
très complexe. Conscients que leur maintien et leur développement
au sein de l'organisation dépendent du respect qu'ils ont des
règles et de leur niveau d'adhésion aux valeurs
prônées, ils procèdent habilement à une mise en
scène de leur vécu sur le lieu de travail. En apparence, peu de
choses les différencient des coopératifs. L'image qu'ils
projètent aux yeux des managers expatriés est celle
d'employés qui ont pris l'option de jouer la carte de l'acceptation des
« autres » dans les relations de travail. Mais cela n'est qu'une
image de surface.
En réalité, les joueurs développent en
underground, dans l'ONG et dans le réseau d'ONG, tout un
maillage de solidarités ethniques de type mécanique.
Leur conception du travail dans l'organisation est particulière :
c'est juste un moyen
comme un autre d'accéder aux ressources
financières et aux avantages matérielles et symboliques. Ils
n'adhèrent pas forcément à la vision et à la
mission de l'organisation. Dans une société où de plus en
plus l'argent est un gage sûr d'ascension et de considération
sociale, avoir la main mise sur toutes les sources de richesse
financière, matérielle et symbolique est un enjeu majeur et un
facteur dominant de déclenchement des conflits. La richesse étant
une denrée rare, il devient très difficile de partager avec les
« autres ».
Ainsi, les employés joueurs développent tout un
ensemble de stratégies pour consolider leur assise ethnique dans le
secteur des ONG sans que cela ne soit perceptible. De par leurs qualités
professionnelles et leur expérience reconnues, ils ont pu accéder
à des postes de décision ; parfois ils sont même à
la tête des ONG, les partenaires financiers considérant que le
personnel local coûte moins cher. S'installe alors un système de
cooptation du personnel sur des bases essentiellement ethnique. Selon l'ethnie
« qui a le pouvoir de décision » (comprendre par là
l'ethnie à laquelle appartient la majeure partie des cadres
décisionnaires locaux) dans l'ONG, ou le réseau d'ONGs, la
cooptation va se faire en faveur des individus de l'une ou l'autre ethnie. Et
le facteur expérience étant un élément très
important dans ce type d'organisations, on se retrouve à long terme avec
une presque homogénéisation ethnique du secteur suite à la
pratique courante de transfert de personnel d'une organisation à l'autre
selon le début ou la clôture des projets.
Il est très important de souligner ici que cette
cooptation, quoique basée sur le critère ethnique, ne se fait pas
au mépris des compétences professionnelles. En effet, c'est la
solidité et la richesse du curriculum vitae des candidats retenus qui
constituent l'assurance pour le cadre local joueur de disposer de moyens pour
justifier auprès des bailleurs de fonds et des autres partenaires
(nationaux ou internationaux) la pertinence du choix de recrutement
opéré.
Les joueurs sont également soucieux d'atteindre les
objectifs des projets de l'ONG. Ils ont toujours à l'esprit la
réalisation des résultats car, de ceux-ci dépend la
confiance à eux accordée par les responsables ou les partenaires
occidentaux. Ainsi, dans des cas particuliers, s'ils ont le pouvoir de
décision en matière des ressources
humaines, ils n'hésiteront pas à favoriser le
recrutement ou l'avancement d'un collègue d'une autre ethnie que la
leur, s'il a les compétences requises, dans l'optique de l'atteinte des
objectifs. Quoique n'ayant pas entièrement intériorisé les
règles et les valeurs prônées par l'organisation, ils ne
sont pas aveuglés par les effluves tribalistes de leurs consciences
individuelles. À l'intérieur de l'ONG, seuls comptent
l'accès aux ressources et la réalisation de soi, même si
pour y parvenir, il faut passer par la collaboration avec les « autres
» et la réalisation des projets de développement ou
humanitaires en faveurs de groupes cibles n'étant pas de leur ethnie.
Contrairement aux employés locaux coopératifs,
hors de l'organisation, les joueurs rentrent dans leur réseau ethnique
(c'est-à-dire l'ensemble des liens qui les rattachent aux individus de
leur ethnie). Ils ne ressentent pas spécialement le besoin
d'élargir leur réseau social aux individus d'autres ethnies sauf
s'ils y voient un intérêt financier ou matériel
particulier. En dehors des relations intra-ethniques, leur conception des
rapports interethniques est essentiellement utilitariste : la valeur
suprême est placée dans l'utilité.
Le troisième type d'employés locaux est celui
des irréductibles. Ils limitent les rapports interethniques aux strict
minimum, aussi bien au travail que dans leur milieu de vie. Complètement
en phase avec les clichés ethniques de la conscience collective de leur
groupe d'appartenance, leurs consciences individuelles sont imperméables
aux valeurs de pluralisme que promeut l'ONG. S'ils dissimulent leur
hostilité aux « autres » en présence de la
hiérarchie, ils ne se privent pas de faire l'étalage de leurs
opinions auprès de leurs collaborateurs.
Les moments de crise dans l'ONG et dans son environnement sont
pour eux des occasions privilégiées de diaboliser ceux qui ne
sont pas de leur ethnie. Des comportements de cette nature nous ont
été rapportés lors de nos entretiens par des
employés burundais. A titre d'exemple, lorsque des massacres avaient
été perpétrées contre les habitants d'un camp de
réfugiés d'un pays voisin par des miliciens d'une ethnie que nous
appellerons « X », quelques employés d'une ethnie « Z
» appartenant à une grande ONG internationale (qui est très
active dans le secteur de la paix et la réconciliation) s'en
étaient pris à leurs collaborateurs de
l'ethnie « X » à coup d'insultes tribalistes
et de qualifications outrageuses. Parmi ces derniers, certains avaient
répliqué et la situation avait failli
dégénérer. Il a fallu l'intervention d'autres
collègues pour calmer les esprits et réconcilier les deux
groupes.
Ce type d'incidents, quoique très rares, constitue un
des instants durant lesquels les employés irréductibles peuvent
enfin laisser exploser leur haine trop longtemps contenue. En effet, leurs
lieux d'expression sont des plus réduites dans l'organisation, les
employés coopératifs et joueurs ne trouvant aucun
intérêt dans la confrontation. Ils sont ainsi obligés
malgré eux de tolérer la présence des individus
appartenant à d'autres groupes dans l'organisation. Ils vivent avec
dépit le recrutement ou la promotion interne d'une personne qui leur est
différente sur le plan identitaire.
Les irréductibles sont généralement des
employés aux qualifications limitées, occupant des postes
subalternes et ayant un salaire modeste. Leur position non
privilégiée dans l'ONG exacerbe leur ethnisme car supportant mal
d'avoir comme supérieurs hiérarchiques des individus appartenant
à une ethnie qu'ils abhorrent. Ce n'est donc pas les idéaux de
vivre ensemble, de réconciliation et de pluralisme que mettent en avant
les dirigeants de l'organisation qui vont modifier le moins du monde leur
vision particulière de la vie en société. La modestie des
salaires de certains irréductibles implique que leurs conditions de vie
ne sont pas aussi bonnes que celles de leurs collègues cadres. Les
« autres » deviennent alors des boucs émissaires, la cause de
leur inconfort matériel, car occupant des postes qui leur reviendraient
de droit.
Ceci tendrait à confirmer l'hypothèse
avancée par certains analystes de la crise burundaise selon laquelle
plus la position sociale des individus est élevée, ou alors, plus
les individus sont matériellement à l'aise, plus leur conscience
ethnique s'atténue. Ils développeraient ainsi d'autres modes
d'identification basés essentiellement sur la classe sociale,
l'appartenance à une même sphère d'activité, ou
à un même club professionnel, la fréquentation des
mêmes endroits de loisir, etc. C'est ainsi que, même pendant les
moments les plus tendus de la guerre civile, les quartiers dits
résidentiels habités par les individus aux revenus assez
confortables
n'ont pas connus les troubles et la balkanisation ethnique
qu'on observait alors dans les quartiers populaires. Pour les habitants de ces
quartiers résidentiels, la nécessité de sauvegarder les
conditions qui constituent l'essence de leur style de vie passait avant l'envie
d'en découdre avec le voisin appartenant à l' « autre ethnie
».
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