II-2- Le principe de non-ingérence
Le principe de non-ingérence découle d'une
certaine lecture d'une notion propre au droit internationale humanitaire : le
droit d'ingérence. Ici, les managers des organisations internationales
s'abstiennent d'avoir recours à ce droit dans la définition des
profils pour la formation et le développement des staffs locaux. Mais
qu'est-ce que le droit d'ingérence ?
Impulsé (du moins dans l'esprit) au lendemain de la fin
de la Deuxième Guerre mondiale au moment de l'adoption de la
Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, le droit
d'ingérence consiste à consacrer un droit de regard de la
communauté internationale, dans les Etats, sur les conditions de vie de
leurs propres citoyens et une prohibition des comportements
considérés comme étant contraires à certains
principes démocratiques de base.
Mais dans les milieux de l'humanitaire, l'expression de
«droit» ou de «devoir d'ingérence» (à
laquelle on a rapidement accolé le qualificatif
d'«humanitaire») est apparue à la fin des années 1980
sous la plume de Mario Bettati, professeur de droit international public
à l'Université Paris II, et de Bernard Kouchner, homme politique
français qui fut l'un des fondateurs de Médecins sans
frontières. Ils voulaient s'opposer, selon l'expression du second,
à « la théorie archaïque de la souveraineté
des Etats, sacralisée en protection des massacres
». La formule a vite fait recette, particulièrement avec
l'avènement d'un nouvel ordre mondial sensé replacer au premier
rang des priorités des valeurs comme la démocratie, l'Etat de
droit et le respect des droits de la personne humaine. La
nécessité de secourir les populations en détresse
imposerait en effet à chacun un «devoir d'assistance au peuple en
danger», qui transcenderait les règles juridiques
traditionnelles.
C'est en grande partie le choc immense causé par les
atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale qui inspira
à la communauté internationale l'idée de rendre plus
intolérable, à travers le monde, le sacro-saint principe de la
non- ingérence. Il devint désormais possible de pouvoir demander
des comptes aux gouvernements sur leur manière de traiter leurs
citoyens. La principale conséquence de cet état de chose fut que
« le rempart de la souveraineté ne permit plus aux gouvernements,
comme autrefois, de faire n'importe quoi sans avoir à répondre,
au moins politiquement ou diplomatiquement, de leurs
actes.»53
En effet, le droit international humanitaire classique
était depuis toujours porté à privilégier la
neutralité et la souveraineté des Etats pour sauvegarder la
collaboration avec les pires comme avec les meilleurs des régimes. La
consécration du droit d'ingérence vint remettre en question cette
situation pour ne privilégier que le sort des populations quelques
soient les Etats. Il s'agit alors, pour les organisation humanitaires, de
porter remède, de façon unilatérale, par quelque moyen
physique que ce soit, au mauvais sort réservé aux victimes de
toutes les sortes imaginables de calamités sans attendre l'aval des
autorités des Etats où se passe l'intervention.
Le droit d'ingérence s'oppose au principe de
neutralité jadis prôné dans les organisations
internationales humanitaires. Principe directeur par excellence du droit
international classique, la neutralité fut, dès les
premières véritables balbutiements de l'action humanitaire, une
des règles de conduite fondamentales des organisations vouées
à cette cause. Supposant autant une abstention dans des situations de
conflit qu'une renonciation à toute prise de position sur la politique
des gouvernements, ce principe comporte deux aspects essentiels selon Mario
Bettati : « premièrement, il assimile neutralité et
impartialité. Deuxièmement, il comporte un
53 BETTATI Mario, Le Droit d'ingérence :
mutation de l'ordre international, Odile Jacob, Paris, 1996.
volet souvent très contesté découlant d'une
certaine réciprocité souvent exigée par les États
en conflit : la neutralité politique ou idéologique. »54
Cette « neutralité », ou absence de prise de
position sur les politiques des régimes des Etats, qu'ils soient
jugés fréquentables ou non, a pendant longtemps contraint les
travailleurs de l'humanitaire à adopter une attitude inerte,
résignée, docile et même parfois fataliste au gré
des circonstances (guerres civiles, abus des droits de l'homme,
génocides, etc.).
Le principe de non-ingérence pose la question des
risques moraux et humains : comment observer une obligation de garder, en
toutes circonstances, une totale réserve dans les controverses
idéologiques ou ethniques, peu importe le comportement barbare ou
criminel des belligérants ?
Au Burundi, les responsables des ONG internationales qui
observent cette forme de neutralité avancent l'argument suivant :
l'État étant le seul maître du bonheur comme du malheur des
siens, en plus d'être autant l'auteur que le sujet principal du droit
international classique, les organisations internationales travaillant au sein
de cet Etat n'ont pas à bouleverser les pratiques en vigueur en
matière de gestion des ressources humaines. Elles s'en tiennent à
réaliser les activités qui entrent dans le cadre de leurs
planifications stratégiques et opérationnelles, sans plus.
En d'autres termes, si le gouvernement ne leur spécifie
pas, en termes clairs, d'introduire dans leurs politiques de gestion des
ressources humaines locales le principe d'équilibre ethnique, les
organisations internationales n'ont pas à le faire sous prétexte
de vouloir donner les mêmes chances à toutes les composantes
ethniques du pays.
Dans ces ONG, la prise en compte explicite du facteur ethnique
dans la gestion du personnel local est complètement
évacuée. Les responsables se veulent les chantres de la
neutralité. Même si la donne ethnique constitue un
phénomène transversal à tous les domaines de la
société burundaise, ils choisissent
délibérément de ne pas voir l'impact qu'elle peut avoir
sur la réalisation des objectifs des organisations. Ils sont convaincus
que l'instauration d'un système de recrutement du personnel transparent
et axé sur la compétence, et de la mise en place de grilles
d'évaluation pour opérer les avancements, constituent des gages
de justice sociale.
54 BETTATI Mario, Idem.
Mais quelle est l'incidence de ces deux approches sur les
relations professionnelles au sein des ONG internationales opérant au
Burundi ?
Chapitre III
Incidence des modèles managériaux sur les relations
professionnelles dans les ONG internationales
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Les différentes approches de management des
équipes locales en vigueur dans les ONG internationales, qu'elles soient
explicites ou tacites, ont forcément une incidence sur les relations
professionnelles. Dans les faits, il n'est pas aisé de percevoir de
prime abord, l'effet de tel ou tel autre style managérial sur le climat
social des différentes ONG en raison de la complexité des
comportements humains dans un contexte de conflit ethnique latent. Toutefois,
deux tendances semblent se dégager globalement. Elles épousent
les approches managériales que nous avons identifié dans le
chapitre précédent : l'acceptation affichée de
l'altérité conséquence de l'approche Do no Harm
combinée au modèle de management interculturel, et la
négation du problème ethnique produit du principe de non
ingérence.
En réalité, les deux types de comportement ne
sont pas si tranchés, en dépit des apparences. Elles s'imbriquent
et s'interpénètrent en fonction des contextes et des
événements. Ce sont des comportements de situation.
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