1.2.3.2.3. Autorévélation de Jésus
à Marthe
Jésus répond à Marthe par un « 'Eyw
EL'LL » de révélation : E~yc3~ EL~ItL 11 "
~~v~~Ot~OLc K~L'
11 " (c311 ~( o" 1TLOtE1'c3v EL~çE~ItE~K~6v
~~1To9~~v11l (11~OEtcL, KOL ~ 1TW i~ o"
(c3iv K~L~ 1TLOtE1'c3v EL'cE~ItE~ o)~
~ It11
~~1To9~~v11l EL'c to~v~L~c3ivc.
1TLOtE~~ELc to~ito; (je suis la résurrection et la vie.
Qui croit en
moi, même s 'il meurt, vivra ; et quiconque vit et
croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? vv. 25-26). Comme le dit
Charles l'Eplattenier, « c 'est ici sans doute que s 'exprime avec la
plus impressionnante netteté la notion johannique de l 'eschatologie
réalisée99 ». Marthe vient de se
référer à l'eschatologie classique, du moins telle que la
professaient depuis peu les Pharisiens : la résurrection des morts est
un des éléments du plan de salut définitif, que Dieu doit
réaliser à la fin des temps. Mais Jésus, maintenant,
abandonne le futur équivoque du v. 23, et s'exprime au présent.
Dans un « Moi je suis » souverain, il fait de la résurrection
une réalité effective, ici et maintenant. En lui, dans sa
personne divine, le triomphe de la vie est déjà là.
Jésus dit très concrètement à Marthe : « le
dernier jour que tu évoques, il est là ! La vie dont je suis
porteur est plus forte que toutes les puissances de la mort ». En effet,
dans cette déclaration, la mort n'est pas niée, ou traitée
en amie, elle est bien le « dernier ennemi » à vaincre (cf.
1Co 15, 26).
Bien entendu, il convient de noter que la déclaration
de Jésus est à comprendre en se situant au niveau post-pascal.
Elle anticipe sur l'événement que le lecteur confesse, avec la
communauté, comme la révélation décisive et la
certitude fondamentale de la foi. C'est la résurrection du
Crucifié qui donnera à ses propres promesses leur force
convaincante. Il est « la résurrection et la vie » parce qu'il
peut dire à son église : « J'ai été mort, et
voici, je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens
les clefs de la mort et du séjour des morts » (Ap 1, 18). C'est
effectivement à ce niveau que se tient l'évangéliste, tant
lorsqu'il fait exprimer à Jésus la portée salutaire de
cette révélation, que lorsqu'il transcrira la réponse de
Marthe.
Lazare semble un peu oublié dans ce dialogue
théologique central. Jésus ne dit pas à Marthe : «
c'est maintenant que je vais réveiller ton frère de la mort !
» Il formule une promesse générale, concernant le salut de
tout croyant : celui qui croit en moi, même s 'il meurt, vivra et
quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Dans le premier stique,
comme nous l'avons vu dans l'analyse du vocabulaire, ~'1ToeyiOK
(mourir) a le sens obvie de trépas et (~'o (vivre) a le sens fort de vie
éternelle ; dans le second, « mourir (pour touj ours) » a le
sens fort de perte définitive, de privation à jamais de la vie
divine, tandis que « vivre », précédent 1T LOtED')
(croire), semble dire la situation de celui qui est encore en ce
monde100. Les deux sentences sont parallèles pour le sens :
le croyant est destiné à la vie qui ne finit pas. Jésus
révèle que la résurrection de vie, celle que Marthe, selon
sa foi juive, attend de Dieu au dernier jour, est son oeuvre
propre101. On voit ici la transition entre la foi traditionnelle et
la nouveauté de la foi en Christ.
1.2.3.2.4. La confession de foi de Marthe
Jésus termine sa révélation en
interpellant Marthe : 1TLOtED'ELç toD~to; (crois-tu cela ?). En
guise de réponse, Marthe prononce aussi une confession de foi qui porte
non sur le pouvoir eschatologique de Jésus mais sur son identité
: ycL~ KD'p LE,E''~~ 1TE1T L'OtEDK~o-t L Oi
EL!
ç toD ~eEoD~ o" EL'ç to~y
KóOiLoyE'pXóiLEyoç (oui,
Seigneur, je crois que tu es le
"
~
~
"
"
o
DL
ço
o XpLOto
Christ, Le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde,
v. 27). On peut voir un décalage entre cette réponse et la
proclamation que Jésus vient de faire. Mais en fait, le narrateur a
voulu donner un caractère exemplaire à ce dialogue de confession
de foi. Jean ne nous donne pas l'évolution psychologique de Marthe dans
ce colloque avec Jésus. En trois répliques, elle est
passée de la conviction d'un lien privilégié de
Jésus avec Dieu à la reconnaissance de l'Envoyé
eschatologique par qui le Règne de Dieu s'est approché, et donc
de la foi juive à une foi proprement chrétienne. Sa confession du
Christ correspond fort bien à celle des premiers chrétiens (cf.
Mt 16, 16p ; Ga 4, 4 ; 1Jn 5,5 et cf. Jn 6,69 ; 10,36) et surtout selon la
présentation de l'évangile de Jean (cf. 20,3 1). A travers Marthe
nous reconnaissons la communauté johannique dans son expression de foi
chrétienne. Certes Marthe, dans le récit, ignore quel sera
l'itinéraire de Jésus, et devant la tombe elle reculera d'effroi
en entendant l'ordre de soulever la pierre (11,39). Il reste qu'elle est
illuminée par la parole de Jésus au
point qu'elle ne revient pas sur la mort de son frère
comme si une nouvelle demande était superflue ; et elle va trouver sa
soeur.
1.2.4. Jésus et Marie : v. 28-38
Dans cette section largement dominée par le champ
sémantique du deuil, nous observerons le mouvement des personnages avant
de considérer les diverses attitudes psychologiques en
présence.
1.2.4.1. Le champ sémantique du deuil ou de l'
affliction devant la mort ()9c~vcroç
C'est toute la section qui est ainsi dominée par le
champ sémantique du deuil ou de l'affliction devant la mort. Il suffit
pour s'en convaincre de remarquer tous ces termes qui se rattachent à
cette constellation de sens : 1flcpctu9ou~tEvoL cu~~i~v (pour la consoler) ;
to~
~vrtEL'ov (le tombeau) L-vc K?cu'~~$ ~
E~KEL (pour y pleurer) v. 31 ; EL!öEv cu~~i~v K?cL~ouocv (la
vit pleurer) v. 33 ; KcL 'toiç ouvE?9o~vtcçcu~t~~ $
'IouöcL~ouç K?cL~ovtcç (et ceux qui l'accompagnaient
pleurant) v. 33 ; E~vE13p LInj~ocro t~~$ 1flvEu~tct L (il
frémit dans son esprit) v. 33 ; KcL~E~tc~pc%Ev E"cur.o~v (et se troubla)
v. 33 ; E~öc~KpuoEv (il versa des larmes), v. 35 ; E~~13pLIt~~iEvoç
(frémissant), v. 38 ; EL~ç to~ IvrtEL~ov (au tombeau) v. 38.
Succédant à la section lumineuse de Jésus
le révélateur, cette section est tragique et elle est envahie par
le champ sémantique du deuil ou de l'affliction devant la
mort102. Du début (v.3 1) à la fin (v. 38) l'ombre du
tombeau avec ses aspects troublants traverse tous les versets de la section.
D'ailleurs, tous les personnages de la section font mouvement vers le
tombeau.
1.2.4.2. Rassemblement des personnages : v.
28-31
Les versets 28-30 constituent une sorte de transition
permettant l'effacement de Marthe au profit de Marie. La mise en scène
est assez élémentaire : Jésus reste à l'endroit
où s'est déroulé son entretien avec Marthe. Serait-ce pour
mieux nous permettre de saisir le parallélisme antithétique entre
Marthe et Marie ? En tout cas, il est certain que le rédacteur veut
accentuer l'opposition entre les deux soeurs. D'ailleurs par une série
de déplacements, il va réunir tous les acteurs de cette
scène. C'est d'abord Marthe qui fait le mouvement, pour rejoindre sa
soeur : « ayant dit, elle s 'en alla appeler sa soeur Marie, lui
disant en secret : ``le Maître est là et il t 'appelle''
» (v. 28). La discrétion de Marthe voulait sans doute
éviter que
102 Lire A. MARCHADOUR, op. cit., p. 87 et P. L. MARCEL,
Regard sur Jésus à la lumière de saint Jean,
Kinshasa, Verbum Bible/Editions Paulines, 2003, pp. 202-203.
les ``consolateurs'' entourant Marie ne soient pas
mêlés à la suite des événements,
précaution qui va s'avérer vaine103. Marthe provoque
ainsi un sursaut chez sa soeur que le narrateur transcrit successivement par
les deux verbes classiques du vocabulaire de la résurrection ! «
Celle-ci, à cette nouvelle, se leva (éyE1~p(J)) bien vite et
alla vers lui » (v.29). Le v. 30 précise que Jésus
était resté à l'écart du village, comme en attente.
Il est le seul des personnages de cette section à ne pas se
déplacer : tous viennent à lui. Le v. 31 est relativement
développé. Il attire l'attention sur le rôle non
négligeable que vont jouer « les Juifs qui étaient avec
Marie dans la maison. » Marie est ainsi associée aux Juifs par deux
fois dans ce récit : ici au v. 31 et aussi en Jn 11, 45. Ces Juifs la
voient « se lever » (~~v~~otr1flL), et ils la suivent, « en
pensant qu 'elle allait au tombeau pour y pleurer ». Ils sont touj
ours dans la logique du deuil et de la sympathie humaine qu'il
suscite104.
1.2.4.3. La rencontre de Jésus avec Marie : v.
32-33
Une série de dialogues retarde encore le
dénouement du récit (complications diverses). Plus qu'un effet de
suspense, il semble que le rédacteur cherche à nous faire mesurer
l'extraordinaire enjeu de cet affrontement de Jésus avec la
réalité de la mort. C'est d'abord la rencontre de Marie et de
Jésus, parallèle et différenciée par rapport
à celle relatée aux versets 21ss : « Arrivée
là où était Jésus, Marie, en le voyant, tomba
à ses pieds et lui dit : ``Seigneur, si tu avais été ici,
mon frère ne serait pas mort !'' » (v. 32). Elle reprend
exactement la petite phrase prononcée déjà par sa soeur.
Effet rhétorique de répétition, typique donc de la
tradition orale ! Ce sera l'unique prise de parole de Marie dans tout le
récit. C'est une silencieuse, mais elle s'exprime avec son corps (note
psychologique importante !) comme l'a déjà suggéré
le v. 2 de l'introduction du récit. Elle se jette aux pieds de
Jésus, ce que Marthe n'a pas fait, pour lui communiquer sa
détresse et son affection, sans rien demander. Le verset suivant
ajoutera qu'elle pleure, et que sa présence suscite la réaction
de Jésus, dans ce même registre corporel, où se manifestent
les émotions les plus fortes. Le contraste est frappant avec
l'échange théologique qu'avait provoqué le propos de
Marthe. La différence psychologique est nette entre les deux soeurs. Et
elle aura une répercussion sur la réaction psychologique du
Maître.
1.2.4.4. Le trouble de Jésus devant la mort :
v.33-38
Les versets 33 à 35 nous donnent les réactions de
Jésus en face de Marie : 'I~ooiç o~5v
"
(J)
|
ç E~5ÔEv ~~~ti~v K?~~~oUOcv K~~
~to~~ç ouvE?eo~vt~ç ~~~t~ l$
'IoUÔ~~~olJç K?~~~ovtcç,E~vEl3pL1fl~~Octo
|
103 Cf. C. L'EPLATTENIER, op. cit., p. 233.
104 Lire C. F. MOLLA, Le quatrième Evangile,
Genève, Ed. Labor et Fides, 1977, pp. 149-161.
~
~
tC) $
' E,
~vEU ItctL KcL
tc~pc%Ev E"cUtèv KcL 'EL'lTEv( 1TOU ~tEeEL~KctE cU~tO~v;
?E~yOUoLv cU~tC)~$ KU~pLE,
L'ÔE.E~Ôc~KpUoEv O" 'IroOU~ç (Lorsqu 'il
la vit pleurer, et pleurer aussi les Juifs qui
,, ~
EpXOU KcL
l 'avaient accompagnée, Jésus frémit
en son esprit et se troubla. Il dit : ``où l 'avez-vous mis ? '' Ils lui
dirent : ``Seigneur, viens et vois. '' Jésus pleura )105
. Les réactions de Jésus dans ces versets sont
décrites par trois verbes : E~vE3pLIt~~octO (frémir, v. 33),
E~tc~pc%Ev, (se troubler,
v. 33) et E~Ôc~KpUoEv (verser des larmes, v.35).
L'interprétation de ce passage a préoccupé les
exégètes anciens, soucieux de concilier le donné textuel
avec la maîtrise souveraine de l'Homme-Dieu sur
lui-même106. Le motif des émotions de Jésus
n'est pas spécifié, seule l'occasion ressort du contexte : les
pleurs de Marie et des Juifs (v.33) et l'invitation à voir la tombe. Le
premier verbe E~It3p LItc~OItc L signifie littéralement ``produire un
bruit sourd''. S 'il est uni avec un complément qui désigne des
personnes, ce verbe peut signifier ``gronder,'' ``s'indigner
contre''107 ou ``interdire à,'' et implique du
mécontentement ou de la sévérité à leur
égard. Ici Jésus ne ``frémit'' pas contre quelqu'un : le
caractère tout intérieur de l'émotion est souligné
par le rédacteur, qui ajoute ``en esprit'' (tC)~$ vEU~ItctL :
v. 33) ou ``en lui-même'' (E~v E"cUtC)~$ v. 38). Les pleurs
des compagnons de Marie ne seraient-ils, quant à eux, que lamentations
rituelles plus ou moins sincères, qui provoqueraient chez Jésus
une réaction indignée108 (cf. Mc 5, 3 8s) ? Mais les
versets suivants semblent plaider en faveur de leur sincérité.
L'émotion de Jésus est plutôt à interpréter
comme illustrant le grand mystère de l'incarnation.
L'évangéliste vient de présenter Jésus dans
l'assurance souveraine de sa victoire sur la mort : il n'en montre pas moins,
dans le même temps, qu'en homme de chair et de sang il est
profondément affecté par la douleur de son amie prostrée
à ses pieds, et aussi bouleversé spirituellement par la
présence tragique de la mort.
Le verbe qui suit, relié par ~ai, et la mention des
larmes vont dans le même sens : ``se troubler'' (tcpc~ooC)) du v. 33
appartient chez Jean au contexte de la Passion (cf. Jn 12, 27) ; Jésus
dit : « mon âme est troublée » face à l'heure qui
est là, et en 13,21 il se trouble en esprit à cause de la
trahison de Judas ; dans le Discours d'adieu, l'âme des disciples est
« troublée » à cause de la séparation d'avec
Jésus qu'il leur a annoncée (14,1). Dans notre contexte,
105 Rappel : Nous citons le texte grec quand nous avons besoin
d'attirer l'attention sur quelques particularités littéraires ou
sémantiques. Quant il s'agit de scruter le sens du message contenu dans
le texte, nous nous contentons de la version française. C'est là
notre option.
106 Cf. Interprétation des Pères de l'Eglise du
passage chez A. MARCHADOUR, op. cit., p. 210-211.
107 R. BULTMANN en déduit la colère de
Jésus face à l'incroyance des Juifs qui ne comprennent pas que
lui le révélateur est la résurrection et la vie, face
à qui la mort terrestre n'est rien en fait.
108 C'est ce que suggère la note k de la TOB à
propos de Jn 11, 34 : « en esprit ; l'expression évoque une
profonde colère devant les lamentations qui sont, en fait, l'expression
de l'impuissance et du manque d'espérance devant la mort (11,38) ».
D'ailleurs, E. OSTY traduit le v. 33 comme suit : « Jésus donc,
quand il la vit pleurer, pleurer aussi les Juifs qui l'avaient
accompagnée, gronda en son esprit et se troubla » (in La Bible
d'Osty, Paris, Seuil, 1973, p. 2288)
l'occasion du trouble est la même que pour
``frémir''. On est donc autorisé à conclure que, par la
désolation de Marie qu'il aimait (v. 5) puis par la remarque des Juifs,
Jésus se trouve confronté à la réalité de la
mort, non seulement celle de Lazare, mais aussi la sienne, imminente selon
l'orientation même du récit (cf. 11, 7-16) et il réagit par
un combat intérieur109. La forme verbale E~Ô~~KpUOEV
(v. 35) est encore un hapax legomenon du N.T. et il désigne les larmes
versées en silence, sans nuance de lamentation
funèbre110. Ces larmes (~àipua) sont
mentionnées aussi dans l'épître aux Hébreux qui
évoque bien l'agonie du Christ (He 5,7). Elles ne sont pas semblables
aux pleurs de lamentation et mieux elles expriment un sentiment profond. Alors
que le trouble n'est connu que du narrateur qui nous fait y communier, certains
Juifs ne constatent que les larmes et les attribuent à son amitié
pour Lazare (cf. v. 3.5) : « voyez comme il l'aimait ! » (v.
36)
Mais d'autres Juifs posent tout haut une interrogation qui
rejoint la déception de Marthe et Marie, et montre qu'ils
créditent Jésus d'un pouvoir miraculé avéré
: « Ne pouvaitil pas, lui qui a ouvert les yeux de l 'aveugle, faire
aussi que celui-ci ne mourût pas ? » (v. 37) Cela sous-entend
que le pouvoir d'un guérisseur peut empêcher que la maladie ne
conduise à la mort, mais qu'il est impuissant lorsqu'a été
franchi le seuil fatidique de la tombe. Le rappel, dans ce sens, du miracle de
Siloé met encore une fois en évidence le pouvoir de Jésus,
comme le faisait l'exclamation redoublée des deux soeurs (vv. 21.32). Et
le signe de Lazare, qui est celui de la vie, est mis en continuité avec
le signe de la lumière. « Alors Jésus, frémissant
à nouveau en lui-même, se rend au tombeau. C'était une
grotte, avec une pierre placée pardessus » (v. 38). La
précédente émotion de Jésus tenait à son
affrontement secret avec la mort, l'interrogation des Juifs prend un sens qui
en justifie le retour. Jésus devant la tombe de Lazare est une
présentation décalée de Jésus devant sa propre
tombe, devant sa propre mort111. La présentation n'est pas
loin de nous ramener devant le tombeau vide.
1.2.5. L'intervention victorieuse de Jésus : v.
39-44
Jésus face à Lazare gisant dans le noir tombeau
est la figure qui nous est donnée au début de cette section qui
nous donne le dénouement de l'intrigue du récit. Jésus
retrouve son autorité. Il est seul au devant de la scène. Sa
parole fait autorité112.
1.2.5.1. L'autorité de Jésus face à
la mort
Cette autorité de Jésus face à la mort se
manifeste à travers les ordres qu'il donne aux hommes et le pouvoir
qu'il reçoit de son Père :
Jésus dit : « enlevez la pierre » (v.
39) ; Ils enlevèrent donc la pierre (v. 41)
Jésus leva les yeux (v.4 1). Il cria : « viens
ici dehors » (v. 43). Et il sortit (v.44) Jésus dit : «
déliez-le et laissez-le aller » (v.44).
Le récit s'étire dans une sorte de ralenti,
chaque action est décrite par l'ordre donné par Jésus et
l'exécution qui s'ensuit. Ici encore, l'interprétation accompagne
et parfois précède l'événement113.
Le narrateur ne craint pas les détails réalistes
qui soulignent l'horreur de la mort. Marthe redoute carrément
l'ouverture du tombeau (v. 39). Cette réaction contraste avec la belle
assurance dont elle avait fait montre dans la section de son dialogue avec
Jésus. Jésus apparaît ainsi d'autant plus seul face au
pouvoir de la mort. Mais la fonction première de l'intervention de
Marthe est sûrement pour souligner les quatre jours (11,17) et la
corruption du cadavre. La réplique « ne t 'ai-je pas dit que si
tu crois tu verras la gloire de Dieu ? » (v.40) nous renvoie à
la parole de Jésus au début du récit sur le thème
de la gloire de Dieu. La gloire de Dieu dit le sens ultime, qui inclut les
diverses significations données par Jésus à ses oeuvres.
La foi est la condition pour « voir» (óp~~()) la gloire de
Dieu. C'est une préparation importante pour découvrir dans le
retour de Lazare à la vie un signe dont le prodige n'est que le support
nécessaire. La prière même de Jésus en est une
illustration.
1.2.5.2. La prière de Jésus à son
Père
rEp, Eu~XcpLor()
K0uO~~ç Lou : Père, je te rends grâce
parce que tu m 'as
~
« ~~
- ,, OOL 0 r~ ~
~
exaucé » (v.4 1). Comme la confession de
Marthe anticipait le don de la vie à Lazare, de même ici aussi
Jésus rend grâce avant la sortie de Lazare. Il ``savait'' que son
Père l'écoute touj ours. Cette étrange liberté avec
la syntaxe qui maltraite la concordance des temps est ici éclairante. La
prière que Jésus formule n'est pas une demande mais
déjà une action de grâce. L'action de grâce porte sur
un fait situé dans le passé (l'aoriste ``~,,Kouo~~c'' renvoie
à un moment ponctuel du passé)114, alors que
l'événement qui justifie l'action de grâce n'a pas encore
eu lieu. Jésus savait (ij(~~iv) : cet imparfait qualifie un
savoir indépendant de la
113 « Tout se passe comme dans le récit de la
création : l'énoncé d'un ordre, aussitôt suivi de
son exécution » remarque M. GOURGUES, op. cit., p. 125.
114 Cf. M. CARREZ, Grammaire grecque du Nouveau Testament,
Genève, Labor et Fides, 1985, p. 142.
chronologie des faits. Encore une fois la parole
précède le signe chez Saint Jean, la révélation
vient avant l'événement !
En continuité avec l'annonce de la gloire qui va se
manifester, Jésus, dans sa prière, se tourne vers son Père
en levant les yeux vers le ciel (v.41). Il y a ici un nouveau
dépassement de frontière : de la terre au ciel. Jésus est
en communication incessante avec son Père et l'assistance le
reconnaît. Jésus sait que le Père l'a exaucé
(~)Kouo~~c) et l'événement n'en sera qu'une conséquence.
Ce verbe grec est le même que pour l'écoute par Jésus des
paroles du Père (cf. Jn 5,30 ; 8,40 ;15,15). L'action de grâce,
parce que Jésus a été exaucé, présuppose
cependant une demande. Cette prière pourrait se référer,
par-delà le miracle de Lazare, à la traversée de l'Heure,
en accord avec l'évocation précédente du trouble de
Jésus. Quant à l'exaucement constant du Fils par le Père,
il est pour Jean au fondement de la prière des croyants. En effet,
Jésus aurait pu se contenter d'une prière intérieure,
qu'il sait déjà exaucée (cf. v.22). Mais il rend
grâce à haute voix, pour que la foule rapporte à Dieu la
gloire de ce que va accomplir son envoyé. Cet ultime commentaire
préalable au miracle rejoint la conclusion de celui de Cana (cf. Jn
2,11) : les signes que fait Jésus conduisent à croire, parce
qu'ils authentifient l'oeuvre qu'il vient accomplir de la part de son
Père (cf. v.15 et Jn 6,29). L'interruption par Marthe et la
prière de Jésus devant la tombe ouverte ont encore
différé l'événement du miracle, mais en ont dit le
sens115. S 'il nous faut retenir dans cette section une dominante
lexico-sémantique, le thème de l'ouverture opposé à
l'enfermement par lequel s'achevait la section précédente serait
le plus indiqué. Ainsi, de la fermeture du tombeau (v. 38 : une pierre
était posée dessus !), on passe à l'ouverture, de
l'enfermement de Lazare on passe à sa sortie, « du voilement on
aboutit au dévoilement » comme l'écrit Alain
Marchadour116.
1.2.5.3. La libération de Lazare
Les précédents éléments narratifs
ont amené tous les personnages à s'approcher du tombeau de
Lazare. En deux versets très succincts, Jean va décrire le
mouvement décisif vers lequel tendait tout le drame, celui du mort
sortant de sa tombe (dénouement de l'intrigue), une sortie
commandée par la parole souveraine du Fils (cf. Jn 5,28) : «
Cela dit, il s 'écria d'une voix forte : ``Lazare, viens dehors !''
Le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandelettes, et son
visage était enveloppé d'un suaire. Jésus leur dit :
``déliez-le et laissez-le aller.'' » (vv.43-44). Outre la
sobriété dans la description du miracle, il apparaît que le
narrateur joue
assez subtilement, dans ce bref tableau, avec des analogies et
des différences entre cette ``résurrection'' et celle de
Jésus. En Jn 19, 40, le corps de Jésus, descendu de la croix, est
lui aussi lié de ``bandelettes'' (quoique le terme soit différent
!) et Jn 20,7 évoque le ``suaire'' (même terme !) qui était
sur la tête. Mais aucun récit canonique n'ose montrer Jésus
« sortant du tombeau » et Jean fera remarquer, comme un signe de
négation du règne de la mort, que ces bandelettes et ce suaire
sont méticuleusement rangés dans le tombeau vide ! (cf. 20,6s).
Le surgissement de Lazare hors de sa tombe est de soi un prodige inimaginable.
Jean esquisse l'image surréaliste d'un être qui fait ses premiers
pas chancelants, encore hésitant entre la vie et la mort, encore
empêtré dans l'appareil de son ensevelissement. Il faut que
Jésus fasse intervenir les vivants pour que Lazare rentre dans leur
cercle, enfin « délié des liens de la mort » (cf. Ps
18,5.20)117.
Et le récit prend fin, laissant le lecteur face
à Lazare vivant, mais muet sur ce qu'il éprouve. Si
l'évangéliste a omis de noter la joie des retrouvailles, alors
qu'il s'est étendu sur le chagrin des soeurs, cela tient non seulement
à son art narratif qui n'ajoute rien de secondaire au signe rendu
présent, mais aussi au fait que la perspective du récit est
centré sur Jésus allant à sa
mort-résurrection118. Lazare a certes dû reprendre le
cours interrompu d'une existence terrestre qui reste destinée à
la mort (cf. 12, 10). Mais tout autre est le mystère de la
résurrection du Christ, qui « montera vers son Père »
(20,17), pour retrouver « la gloire qu'il avait avant la fondation du
monde » (cf. 17,14). Comme le remarquent Boismard et Lamouille, pour
Lazare il ne s'agit donc pas de résurrection au sens strict du terme,
mais plutôt de réanimation119. Puisque la mort garde
encore son pouvoir sur Lazare et continue bien de le menacer. Les chefs Juifs
envisageront même d'éliminer Lazare car à cause de lui
(signe de la puissance du Christ), beaucoup de gens croyaient maintenant en
Jésus (cf. Jn 12,10-11). Ce miracle, situé au seuil du
récit de la Passion du Christ, est bien aux yeux de
l'évangéliste le signe suprême qui désigne
Jésus comme celui qui peut donner la vie éternelle, parce qu'il
est vainqueur de la mort. A ce niveau de signe, le destin de Lazare figure et
annonce celui de Jésus. Il conforte également la promesse de la
résurrection des croyants (cf. Jn 5,28 ; 6,39s)120. Mais
c'est surtout l'imbrication des deux destins de Lazare et de Jésus que
nous allons retenir à cause surtout de leur intérêt
christologique et théologique.
|
|