1.2.2.5. La perspective de la mort de Jésus
évoquée
Avant que les disciples ne disparaissent du récit,
après avoir joué leur rôle dans le dialogue introductif
(comme au chapitre 9), Jean donne encore la parole à l'un d'eux, qui
reviendra nommément en Jn 14, 5 ; 20, 24 et 21, 2 : « Thomas
donc appelé Didyme (qui signifie jumeau) dit à ses condisciples :
allons, nous aussi, pour mourir avec lui ! » (v. 16). Thomas ne
semble guère avoir cherché à pénétrer le
sens du propos très paradoxal qu'il vient d'entendre86. Il se
fait ainsi le porte-parole du groupe. Mais les faits contrediront cet
élan des disciples87. En attendant, c'est le thème de
la mort de Jésus qui résonne, en contraste avec le réveil
qu'il a annoncé comme certain pour son ami.
Au terme de cette section, le lecteur comprend bien que le
miracle aura lieu non seulement en raison de l'amour de Jésus pour ses
amis, mais pour manifester la gloire de Dieu et susciter la foi en Celui qui
affronte la mort : il a le pouvoir de déposer sa vie et le pouvoir de la
reprendre pour la communiquer aux hommes. Il le dira autrement d'ailleurs
à Marthe.
1.2.3. Jésus et Marthe (v. 17-27)
Nous distinguerons deux niveaux dans l'analyse narrative de
cette section : le déplacement des personnages et le dialogue central
entre Jésus et Marthe. Avec cette section, nous entrons dans les
complications de l'intrigue du récit88.
1.2.3.1. Déplacement des personnages : v.
17-20
« A son arrivée, Jésus trouva Lazare
dans le tombeau depuis quatre jours » (v. 17). Cet étonnant
raccourci montre bien que le temps du récit ne coïncide pas avec le
temps de l'histoire. Nous nous trouvons en présence d'une sorte
d'ellipse où un temps déterminé de l'histoire (le temps du
déplacement) est totalement escamoté dans le
récit89.
Lazare a dû mourir peu après que les soeurs aient
lancé leur appel à Jésus et être enseveli le jour
même, selon la coutume fréquente en Orient. Ces « quatre
jours » à nouveau mentionnés au v. 39 sont une donnée
importante dans ce récit, en ce qu'ils marquent la réalité
et la radicalité de cette mort. Pour les juifs d'alors, la mort
réelle était en effet consommée
quatre jours après le décès, lorsque le
corps commence à se décomposer. La résurrection de Lazare
ne pourra pas être assimilée à la réanimation d'un
corps que le souffle vient de quitter et qui serait un miracle de
guérison poussé à l'extrême limite (cf. Ac 20, 1
0)90.
Le v. 18 indique que Béthanie est très proche de
Jérusalem, moins de 3 Km, sans doute afin d'expliquer la venue de «
nombreux Juifs » auprès de Marthe et de Marie « pour les
réconforter au sujet de leur frère » (v. 19). Les deux
soeurs, qui, ensemble, ont fait appel au « Seigneur », se comportent
de manière opposée face au mystère de la
mort91. Marthe accourt aussitôt vers Jésus ; Marie
demeure chez elle « assise » comme il convient à une femme en
deuil92. Après l'analyse des déplacements des divers
personnages de cette section, abordons le dialogue central de ce récit :
celui de Jésus et de Marthe.
1.2.3.2. Le dialogue entre Jésus et Marthe : v.
21-27
La scène entre Marthe et Jésus, souvent
traitée par les spécialistes de l'exégèse
historico-critique comme un ajout tardif93, occupe dans le
dispositif narratif actuel une place centrale. Elle est fortement
structurée et unifiée autant dans la forme que dans le fond.
1.2.3.2.1. Structure du dialogue entre Jésus et
Marthe
En voici les éléments structurants d'après
les analyses de A. Marchadour94 : - Elle partit à sa
rencontre (~(tflvrfloEv) : v. 20
Arrivée/dép art :
- Ayant dit cela, elle s'éloigna
(àtfl~XOEv) : v. 28.
Elle partit à sa rencontre (20)
A - Marthe lui dit : Seigneur (21)
Si tu avais été là, mon frère ne
serait pas mort Séquence I Mais je sais
que tout ce que tu demanderas à Dieu Dieu te le donnera
(22).
B - Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera (23)
90 Voir C. L'EPLATTENIER, op. cit., p. 229.
91 Marthe exprime sa confiance puis, magnifiquement, sa foi ;
Marie, aux pieds de Jésus, demeure accablée sous le poids de la
douleur. L'une affirme l'espérance dans la vie qui ne finit pas, l'autre
ne connaît que la séparation advenue. A ces attitudes
psychologiques contrastantes correspondent des réactions
différentes de Jésus, à travers lesquelles
transparaît son propre engagement devant la mort.
92 Cf. l'Excursus que nous avons fait sur la mort et le deuil
dans la société juive, à la fin du premier chapitre.
93 C'est par exemple l'opinion de M. E. BOISMARD et A. LAMOUILLE,
op. cit., p. 282.
94 A. MARCHADOUR, op. cit., pp. 83-84.
A - Marthe lui dit :
Je sais qu'il ressuscitera
à la résurrection au dernier jour.
B - Jésus lui dit :
JE SUIS la Résurrection et la Vie.
Celui qui croit en moi, même s'il meurt, vivra
(25) Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais
|
A - Elle lui dit (27)
Oui, Seigneur
Séquence II Je crois
que tu es le Christ,
Le Fils de Dieu
Celui qui vient dans le monde (27).
Ayant dit cela elle s 'éloigna (28).
Cette conjonction/disjonction où les
éléments narratifs l'emportent encadre un échange
théologique très dense et bien construit formellement comme il
apparaît sur le schéma95. Deux principaux verbes de
mouvements (i(3tflvrfloEv, à3tfl~XOEv)
encadrent cette double séquence. Les verbes de déclaration (dire,
savoir, croire) structurent le dialogue. Le message central est donné
avec solennité « Je suis la résurrection et la vie ».
C'est une autorévélation de grande portée. A la
révélation centrale de Jésus répond la confession
de foi de Marthe. Croire, mourir, vivre, sont évoqués dans un
rapport dialectique. Il s'agit surtout de croire en Celui qui vient de se
révéler. Le thème principal est donc la foi (croire) qui
est l'aboutissement du dialogue entre Jésus et Marthe. Celle-ci part de
la connaissance théorique
(Je sais, je sais, à je crois au JE SUIS) à
l'adhésion totale dans la foi. Analysons maintenant ces divers
éléments du dialogue entre Jésus et Marthe.
1.2.3.2.2. Les éléments du dialogue entre
Jésus et Marthe
Le dialogue entre Jésus et Marthe se développe
en effet sur une double étape. La première étape est
caractérisée par une double affirmation de Marthe (avec la
reprise du «Oi~~, je sais ») encadrant une sentence
générale de Jésus. Ce qui caractérise cette
séquence est bien l'effacement de Jésus au profit de Dieu. Lazare
reste l'objet central de la demande de Marthe et de la réponse de
Jésus :
Mon frère ne serait pas mort
Ton frère ressuscitera.
Ce dialogue met en jeu une fois encore le procédé
du malentendu, à partir d'une parole à double sens96.
Jésus annonce à Marthe : c'yc0ti'0EtcL o"
c'öE?46c 0oD (v. 23) dans un futur
indéterminé et elle répond :
oL!öc o-t L c'yc0ti'0Etc
LE'yti) $ c'yc0tc'0E LE'yti)$
E'0xc'tj i"ILE'pc (v.
24). Ce disant, elle s'inscrit dans la ligne du judaïsme
orthodoxe. Ce n'est point de sa part un simple acquiescement à ce que le
Maître dit, mais l'affirmation d'une certitude. Cela concerne une
lointaine perspective eschatologique, qui ne peut guère soulager la
douleur présente de la perte de son frère. On peut sentir dans
cette réplique même une nouvelle déception.
La seconde étape voit un déplacement du dialogue
: Jésus passe au premier plan sous la forme d'un «*Eyth
EL'LL ». Le grec hellénistique tend à banaliser
ces formes redondantes « moi, je » ; mais il reste que dans
l'ensemble du récit, ce passage est celui qui inclut un discours
autorévélant de Jésus, souligné d'ailleurs par
l'importance des anaphoriques97 : *Eyth (plus le verbe
à la première personne au v. 25) EL'c E'ILE (vv. 25.26). Du
registre du savoir et du futur de la première phrase, on passe au
discours de la foi (le verbe croire est repris 2 fois, sous la forme d'une
sentence générale, puis d'une interpellation directe : 1TL0tED'EL
toD)to; (crois-tu cela ? v. 26). La réponse de Marthe épousera le
même registre du présent de l'engagement : elle reprend la formule
redondante « *Eyth » suivie du verbe croire au parfait ce
qui marque la permanence de l'adhésion à Jésus triplement
confessé : NcL~ KD'p LE, E''~~
ç toD )eEoD) o" EL'c to~y
Kó0ILoyE'pxóILEyoc. On constate
"
-
~
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'
"
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o
0tEDKc o
tL 0D ~ EL!
1TE1T L
DL
ço
o xpL0to
ici que le discours s'est centré sur Jésus et
Marthe, Lazare s'effaçant après avoir été au centre
de la première partie du dialogue. On peut noter aussi au passage la
dimension
interpersonnelle (le jeu du « je-tu »),
l'épaisseur théologique de l'entretien et une certaine
antinarrativité même qui brise le suspense par d'importants
ensembles kérygmatiques insérés dans cette
séquence. Cela est typique à l'évangéliste Jean qui
n'hésite pas à mélanger les genres comme le remarque bien
A. Marchadour : « cette cohabitation d'une intrigue narrative
dramatique et d'une Parole transcendante venue de Dieu est la marque du
récit évangélique et éminemment de Jean
98 ».
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