EXCURSUS : La mort et le deuil en contexte juif de
l'Ancien Testament
Par cet excursus sur la mort et le deuil dans le contexte de
la société juive vétérotestamentaire, nous voulons
mieux saisir le contexte de funérailles et de deuil qui marque notre
récit de la résurrection de Lazare60.
Il est incontestable que les anciens Hébreux ont cru
à l'immortalité de l'âme. Pour eux donc, au moment de la
mort, l'être humain se divisait en deux : le corps qui retournait
à la terre dans le tombeau et l'âme qui se rendait dans un
séjour appelé schéol. C'est là que ceux qui
mouraient étaient réunis à leurs pères (cf. Gn
25,17 ; 3 5,29 ; 49,32 ; Dt 32,50). Et une fois passé les portes du
schéol (cf. Jb 38,17 ; cf. Sg 16,13), il n'y a point de retour (cf. Jb
10,21s). Telle est la perspective désolante que la mort ouvre à
l'homme pour le jour où il doit être « réuni à
ses pères » (Gn 49,29).
En Palestine, les cérémonies des
funérailles ne paraissent pas avoir varié sensiblement chez les
Hébreux depuis les temps les plus reculés jusqu'à la
destruction de Jérusalem par les Romains. Même encore de nos
jours, les Juifs comme les Arabes indigènes de Palestine suivent les
mêmes coutumes61. Aussitôt après le
décès, on ferme les yeux du défunt et on lui fait sa
toilette funèbre : les pieds et les mains sont entourés de
bandelettes et le corps enveloppé d'un linceul dans lequel on dispose
des parfums (aromates, myrrhe et aloès : cf. Jn 19,39.40 ; cf. Jn
12,3.7). Le corps est étendu sur une bière ouverte en haut (cf.
2R 3,31), de façon à laisser voir le visage (cf. Lc 7,14) et
placé souvent au milieu d'une grande pièce de la maison ou dans
la chambre haute (cf. Ac 9,37). Les parents et les amis l'entourent dans les
larmes et les gémissements (cf. Ac 9,39). Les manifestations de deuil
sont diverses : pleurs et lamentations ; on se jette à terre (cf. Jb
1,20 ;2R 13,31), on crie en s'arrachant les cheveux comme en mode orientale,
dans certains cas on se fait des incisions sanglantes (cf. Jr 16,6) d'ailleurs
défendues par la Loi (cf. Lv 19,28 ; 2 1,25), on déchire ses
vêtements (cf. Gn 37,34 ; 2R 3,31) ; on se couvre la tête de cendre
et de poussière, on revêt le cilice, des vêtements sombres
(cf. 2R 14,2 ; Jdt 10,2), on cesse de s'oindre d'huile et d'autres soins de
toilette (cf. 2R 14,2) on se voile la tête (cf. 2R19,4) on s'assoit et on
reçoit des visites silencieuses des
amis pendant 7 jours (cf. Ac 9,39 ; Rm 12,15), on jeûne,
on va pieds nus... En plus des pleureuses qui invitent les passants par leurs
chants à se lamenter (cf. Jr 9,17 ; Am 5,16 ; Mt 9,23 ; Mc 5,3 8), des
musiciens font entendre sur la flûte des airs lugubres (cf. Jr 48,3 ; Mt
9,23). Les lamentations funèbres font d'ordinaire l'éloge du
défunt (cf. 2R 3,33-34).
L'ensevelissement se faisait le même jour du
décès car la chaleur climatique ne permet pas de garder longtemps
le cadavre dans la maison. Le corps, enveloppé d'un suaire, était
mis au tombeau. La tombe était creusée dans les parois rocheuses
que fermait une pierre. Les cavernes naturelles faisaient aussi bien l'affaire
en certaines circonstances. Le culte des morts obligeait les Hébreux
à certains devoirs envers la dépouille de ceux qui ne sont plus.
La privation de sépulture était considérée comme
une malédiction des plus graves (cf. Jr 8,2 ; 14,16 ; 16,4.6 ; 22,19 ;
1M 7,17). Selon les Chaldéens, ancêtres des Hébreux,
l'esprit du mort abandonné sans sépulture revenait tourmenter les
vivants jusqu'à ce qu'il eût obtenu la nourriture, les
vêtements, les armes dont il était censé avoir besoin dans
l'autre monde ; prières, libations, offrandes s'imposaient
également à ses enfants et à ses héritiers. En
retour de ces dons divers, il les protégeait62. Moïse
dût épurer ces croyances qui ne manquèrent pas
néanmoins de subsister dans certains esprits (interdiction de l'offrande
d'aliments aux morts et de la nécromancie surtout). La durée du
deuil varie entre 7 jours et 30 jours : 70 jours de deuil pour Jacob dont 7
jours de funérailles (cf. Gn 50,3.10), 30 jours pour Aaron et pour
Moïse (cf. Nb 20,29 ; Dt 24,8) 7 jours de deuil pour Saül (cf. 1R 3
1,13), 30 jours de deuil ordinaire pour le père et pour la mère
(cf. Dt 21,13) ; les veuves portaient le deuil plus longtemps et quelquefois
toute leur vie (cf. Gn 38,14 ; 2R 14,2 ; Lc 2,37).
Aucune cérémonie religieuse n'était
liée aux funérailles qui étaient avant tout une affaire
familiale. Il n'est question de la prière pour les morts que dans l'un
des derniers livres de l'Ancien Testament (cf. 2M 12, 39-46)63.
Cette pratique de l'offrande sacrificielle pour les morts fut d'ailleurs
liée à la naissance de la foi en la résurrection des
morts. On ne le retrouve dans aucun des livres sacrés antérieurs
à cette époque tardive (IIème siècle
avant notre ère). Nous aurons l'occasion de découvrir dans un
second excursus, l'élaboration et l'évolution lentes de cette foi
en la résurrection dans la société juive suivant les
données bibliques.
*****
62 G. MASPERO, Histoire ancienne, t. 1, p. 683-689
cité dans AAVV, Dictionnaire de la Bible, t. 4, Paris, Letouzey
et Ané, 1912, article ``les Morts'', col. 1315.
63 Comme le dit E. F. PENOUKOU, « les conceptions de vie
et de mort, dans la mesure où elles apparaissent dans les livres de
l'Ancien Testament, sont naturellement apparentées à celles qui
étaient courantes dans tout l'Orient, et sur bien des points, elles
dépendent d'idées élaborées dans les grands empires
civilisés, et qui se sont répandues dans les pays voisins sous
forme de notions fixées » (in Foi chrétienne et
compréhension africaine. Pour une herméneutique mina de la mort
et de la résurrection à partir d'une analyse critique de 1Co 15.
Tome 1, Paris, Institut Catholique, 1979, p. 118).
CHAPITRE 2 : Approche Synchronique
Et Portée Théologique de Jn 11, 1-44
|
Introduction
Pour ce chapitre, nous ferons usage de la méthode
synchronique qui nous permettra d'analyser le texte dans sa structure interne.
En suivant les diverses macrostructures du texte, nous serons attentif au
vocabulaire, à la grammaire, au style, à la syntaxe, aux acteurs
ou personnages, à la sémantique même du texte qui sont au
service d'une certaine logique narrative. Le fait que nous ayons affaire
à un récit, nous amènera à privilégier une
analyse narrative à côté d'autres analyses synchroniques
comme l'analyse rhétorique et l'analyse sémiotique. Cela nous
permettra ensuite de dégager la portée théologique du
texte.
1. Analyse synchronique de Jn 11, 1-44
Nous voulons, dans les paragraphes suivants, analyser les
éléments qui, dans le cadre de la synchronie, sont porteurs de
sens pour la bonne compréhension de notre texte. Nous dégagerons
tantôt les éléments narratifs tantôt les
éléments rhétoriques du texte. Dans l'analyse de la
grammaire et de la sémantique des mots64, nous ferons usage
de techniques simples de sémiotique sans entrer dans les dédales
de la méthode. Pour ce faire, nous suivrons les grandes structures du
texte.
1.1. Analyse du vocabulaire
Nous optons de nous arrêter sur l'analyse dans notre
texte du vocabulaire de la mort d'une part et du vocabulaire de la vie d'autre
part65 à cause bien sûr de leur intérêt
exégétique et théologique pour notre
étude66.
64 Tantôt nous citons le texte grec pour mieux saisir les
nuances littéraires quand il le faut, tantôt nous nous bornons
à la traduction française du texte quand il s'agit d'une simple
analyse du message biblique.
65 C'est à dessein que nous avons opté de porter
notre attention sur les verbes et les substantifs relatifs à la mort et
à la vie. Nous n'analysons pas ici leur forme dans le texte. L'analyse
narrative nous en donnera l'occasion quand il le faudra. Nous voulons
simplement attirer l'attention sur le double registre de la mort et de la vie
sur lequel l'auteur a bâti son récit. Cela a pour but de mettre en
lumière la signification interne du texte.
66 Cf. P. POUCOUTA, op. cit., pp. 164-166. Voir aussi M.
CARREZ et F. MOREL, Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament,
Genève, Labor et Fides et Pierrefitte, Société
biblique française, 1988.
1.1.1. Le vocabulaire de la mort
Le vocabulaire de la mort recouvre essentiellement les verbes
c~o9EvE'(1), KOL1tc'O1tcL,
c~iTO9vi1'oK(1), ~cK~l'(1), K?cL'(1),E~1t.pL1tc'O1tcL, et les
substantifs c~o9E'vELc, 9c'vc~Oç, 1tvi11tEL'Ov.
- le verbe c~o9EvE'(1) qui revient à plusieurs reprises
(vv. 1.3.6) signifie être sans vigueur, sans force, être faible,
être malade. Ce verbe s'accompagne du substantif c~o9E'vELc qui
désigne la faiblesse, la maladie (v. 4).
- le verbe KO L1tc'O1tc L qui revient à deux reprises
dans le texte (vv. 11.12) signifie « dormir ». C'est ainsi que
l'avaient compris les disciples. Mais il évoque également le
sommeil de la mort. Il signifie alors mourir. C'est le sens qu'il a dans notre
texte. De même le verbe c~iTO9vi1'oK(1), abondamment utilisé (vv.
14.16.21.25.26.37), signifie mourir, au sens physique du terme. Il s'agit de la
mort de Lazare, mais aussi de celle dont on menace Jésus. A ces deux
verbes s'ajoute le substantif 9c'vc~Oç, mort (vv. 4.13).
- le verbe K?cL'(1) signifie pleurer ou plus
précisément se lamenter. Utilisé trois fois dans le texte
(vv. 31.33), il est employé pour Marie et les Juifs qui pleurent et se
lamentent. Le verbe K?cL'(1) évoque donc l'ambiance de la mort.
- Jean utilise un autre terme pour traduire les pleurs de
Jésus. Il s'agit du verbe ~cK~l'(1), pleurer, verser des larmes (v. 35).
C'est l'unique fois qu'il est employé dans le Nouveau Testament (hapax
legomenon). L'évangéliste a certainement voulu distinguer le
chagrin de Jésus des lamentations et de l'ambiance de deuil.
- l'évangéliste emploie également le
verbe E~1t.pL1tc'O1tcL pour exprimer les sentiments de Jésus (v.33). Il
signifie s'emporter, se courroucer, être violemment ému.
Jésus ne critique pas ceux qui pleurent. Ne pleure-t-il pas lui aussi ?
C'est plutôt l'expression de sa révolte devant le mal et la
détresse humaine.
- Enfin, le terme 1tvi11tEL'Ov évoqué à
trois reprises (vv. 17.3 1.38) vient de 1tvi11tOvEl'(1) (se souvenir, se
rappeler). Il signifie d'abord souvenir. D'où le sens de monument
commémoratif, essentiellement pour parler d'un mort, urne contenant les
cendres d'un mort, chez les Grecs. Ce qui donne tombeau. Mais
généralement chez les Juifs les morts étaient ensevelis
dans des cavernes naturelles, ou creusées dans la paroi rocheuse que
fermait une pierre comme nous l'avons vu dans l'excursus67. Du champ
sémantique de la mort, l'écrivain sacré nous fait passer
à celui de la vie beaucoup plus réconfortant.
1.1.2. Le vocabulaire de la vie
Si notre texte sent la mort, il exhale aussi la vie comme
l'illustrent les expressions
E~%uivI.'((i), c~vI.'~t1lItI., c~vc'Otc~I.ç, ((i)11',
(c'(i),iI.OtEu'(i), öO%c'((i), öó%c, c~ycic'(i).
- le verbe E~%uivI.'((i) n'est utilisé qu'ici dans le
Nouveau Testament (v.11). Il signifie sortir du sommeil, réveiller et
ici réveiller de la mort. Jésus annonce déjà le
réveil de Lazare de la mort. - le terme c~vI.'OtTItI. qui revient
à trois reprises (vv. 23. 24), est formé du verbe
I.-~trItI. (placer, présenter, mettre débout) et de la
préposition c)vc (de bas en haut, haut). Il signifie se
lever, se dresser, ressusciter, en parlant des morts. Il est renforcé
par le substantif c~vc'otc~I.ç (v.25) qui désigne l'action de se
dresser ou de se mettre debout, le relèvement, la résurrection.
Le terme souligne la victoire sur la mort. Jésus se présente bien
comme la résurrection (v. 24-25). - le verbe (c'(i) signifie vivre au
sens physique mais aussi spirituel. Il a ici les deux acceptions (vv. 25.26).
De même, le substantif ((i)ii (v.25) signifie la vie au sens physique,
mais aussi théologique. Liés au vocabulaire de la
résurrection, les deux termes ont ici cette portée spirituelle et
théologique.
- le verbe iI.atEu'(i) (croire, adhérer) est lié au
thème de la résurrection (vv.15.25.26.27.42). Le signe suscite la
foi, l'adhésion. Celle-ci est liée au don de la vie.
- le verbe öo%c'((i) et le substantif öó%c (v.
4.40) sont également liés au thème de la
résurrection. Jésus est la manifestation de la présence
active de Dieu au milieu des hommes. Il le prouve principalement par les signes
qu'il accomplit, comme ici en donnant la vie (v. 44). - le verbe c~ycic'(i)
(aimer) n'est utilisé qu'une seule fois dans le texte (v.5) tandis que
le synonyme 4 I.?E'(i) revient à deux reprises (vv.3 .36). Les deux
termes disent les sentiments de Jésus, son affection pour la famille de
Béthanie. En outre, les pleurs de Jésus sur Lazare font dire aux
Juifs : I.)öE i(i)~çE~4 I.'?E I. cu~tóv (voyez
comment il l'aimait, v. 36).
On peut représenter les deux champs sémantiques de
la mort et de la vie dans un tableau synoptique68.
Mort / Oc'vctoç
|
Vie / Z(i)~'
|
c~aeEvE'(i) (être malade) : vv. 1.3.6
|
c~vI.'atrItI. (se lever) : vv. 23. 24
|
KOI.Itc'OItcI. (dormir) : vv.1 1.12
|
E~%uivI.'((i) (se réveiller) : v.11
|
68 Cela nous permet de constater comment
l'évangéliste nous fait passer du champ sémantique de la
mort au champ sémantique de la vie avec Jésus, l'acteur principal
de ce récit de la résurrection de Lazare.
c ~1ToeviaKc1) (mourir) : vv. 14.16.21.25.26.37
|
(c 'o (vivre) : vv. 25.26
|
öc Kp1'i) (verser des larmes) : v. 35
|
öo%c '(o (glorifier) : v. 4
|
K?c L'O (pleurer) : vv. 31.33
|
1TLatE1'J (croire) : vv.15.25.26.27.42
|
E~~.pLItc 'OItc L (être violemment ému) : v.33
|
c ~yc 1Tc '~ (aimer) : v.5 / 4L?E'o : vv.3.36
|
c ~aeE'vE Lc (maladie) : v. 4
|
c ~vc 'atc aLç (résurrection) : v.25
|
ec 'vc ~oç (mort) : vv. 4.13
|
(cr (vie) : v.25
|
~vrtEL'Ov (tombeau) : vv. 17.3 1.38
|
öó%c (gloire) : v. 4.40
|
Mort et vie, mieux, mort et résurrection, semblent
vraiment les thèmes forts du récit de Lazare en Jn 11,1-44. St
Jean les noue autour de sa visée théologique de la foi. En
définitive, par Jésus, la vie a vaincu la mort. Et celui qui
croit en Jésus devient vainqueur et vivant avec lui69.
Après ces remarques sur le vocabulaire de la mort et de la vie, nous
pouvons nous lancer dans l'analyse narrative de notre texte.
1. 2. Analyse narrative
Le récit de la résurrection de Lazare est
entrecoupé de discours qui en éclairent le sens. Il se
présente comme un drame à rebondissements
(exposition-complications-dénouement). Voyons de plus près
l'organisation de ce récit en faisant attention à la narratologie
et à tous les éléments de synchronie qui peuvent
éclairer notre compréhension du texte.
1.2.1. La scène introductive : v.
1-6
Cette partie introduit les personnages appelés à
entrer en scène par la suite. Il s'agit bien de l'introduction d'un
récit. Il s'ouvre à la manière d'un conte populaire :
?Hv öE' t Lç c ~aeEvc3'v (il y avait un malade).
L'imparfait de EitL' nous situe dans le passé historique propre
à la narration. Le pronom indéfini tig nous situe plutôt
dans le général même si par la suite ce malade sera
défini. Son nom est Act"ctpog qui signifie « à qui Dieu
vient en aide ». Il est originaire de Béthanie, une bourgade
située à 3 Km de Jérusalem. Cette Béthanie est
mentionnée comme le lieu où Jésus
résidait à la fin de sa vie publique (cf. Mc 11,1.11 ; Mt 2
1,17). Remarquons l'ordre d'énonciation qui accorde une
préséance à Marthe par rapport à Marie (v. 1).
Au verset 2, Marie est identifiée, dans une
prolepse70, avec la femme de l'onction de Jn 12, 18. Albert
Deschamps remarque ici « des redondances lourdes et malhabiles
»71 témoin d'une « glose du rédacteur
ecclésiastique »72. Les
exégètes se sont plu à souligner d'ailleurs les
difficultés de cette section introductive de notre texte. Barrett parle
même d'une « introduction maladroite »73 pendant que
Fortna fait remarquer que la syntaxe est gauche.74 Boismard prend
appui sur la répétition du verbe ~~KOl~ELV en Jn 11, 4 et 11, 6
pour y repérer ce qu'on a appelé une Wideraufnahme et y
discerner une interpolation tardive75. L'inconstance de la
nomination des personnages semble lui donner un argument de plus. Aux versets 1
et 2, les deux soeurs sont nommées ensemble. Une glose parle bien de
Marie. Et au verset 5, c'est Marthe qui est nominalement citée au
dépend de sa soeur.
Mais l'analyse rhétorique de cette section jugée
maladroite par de nombreux critiques nous apparaît au contraire
très habile dans la mesure où le narrateur y a concentré
une série de valeurs sémantiques qui seront ensuite
monnayées tout au long du récit. Si on part du principe que le
message évangélique fut d'abord oral avant d'être mis par
écrit, on peut reconnaître une sorte de chiasme, certes moins net,
dans cette section introductive76.
A - doOEvc~v (v. 1) : étant malade
B - Aá"apog
C - Mapia
D - Kai MdpOag
D' - TEv MdpOav (v. 5)
C' - Kai ' f'v
à~E?Apf'v a'&
f~ g B' - Kai' 'v Ad"apov
A' - àoOEvEi (v. 6) : était
malade
70 La prolepse est une figure de style qui consiste à
anticiper narrativement des faits à venir.
71 COLLECTIF, Genèse et structure d'un texte du
Nouveau Testament. Etude interdisciplinaire du chapitre 11 de l
'évangile de Jean, Paris et Louvain, Le cerf et Cabay, 1981, p.
46.
72 Ibid., p. 54.
73 C. K. BARRETT, The Gospel according to St John,
Londres, 1978, p. 322 cité par A. MARCHADOUR, Lazare. Histoire
d'un récit, récits d'une histoire, Paris, les
éditions du Cerf, 1988, p. 73.
74 FORTNA, op. cit., p. 75.
75 M. E. BOISMARD cité par A. MARCHADOUR, op. cit.,
p. 74.
76 Nous nous inspirons ici du schéma de A. MARCHADOUR,
Lazare. Histoire d 'un récit, récits d 'une histoire,
Paris, les éditions du Cerf, 1988, p. 74.
Nous notons de nombreuses occurrences de la racine de
~~o9E'vELc (maladie) : v. 1.2.3.4.6. On en compte dans chaque verset de cette
section introductive sauf au verset 5 où il est question de l'amour de
Jésus pour les trois personnages principaux du récit
c'est-à-dire Marthe, sa soeur et Lazare. La maladie est un thème
récurent donc au début de ce récit. A côté de
cela est introduit aussi le thème de la mort. Il est
évoqué discrètement dans la prolepse sur l'onction de
Béthanie qui est en lien avec l'ensevelissement du Christ. D'ailleurs,
le verbe ~~1To9v1j'oKo (mourir) reviendra 9 fois dans le récit et
9~'v~toç (la mort) 2 fois. On notera la double mention du nom de Lazare
et de son état de malade dans ces versets introductifs. Ce personnage
sera nommé 15 fois jusqu'en Jn 12, 17 ; 11 fois sous son nom et 4 fois
comme le ~~öE?46ç (frère). C'est dire qu'il tient une place
importante dans cette partie du livre qui précède la passion sans
qu'il ne prononce lui-même cependant une seule parole77 !
Au verset 3, un simple pronom cLu~~~hv renvoie
à la personne de Jésus et fait le lien avec le sommaire
précédent. Ici on a une simple information en apparence, mais
sous laquelle se laisse entendre un discret appel à intervenir. Jean
emploie ici le verbe pLXE') (aimer d'amitié) qu'on retrouvera au v. 32.
Le Maître est appelé Ku~pLog (Seigneur) qui ne peut être
qu'un titre christologique, fruit de l'expérience post-pascale. Ce titre
reviendra 9 fois dans le récit et s'appliquera à Jésus.
Boismard et Lamouille remarquent ici que la formule «
cL~TE~~tELXcLv...XE~youocLL » ne se lit pas ailleurs chez Jean. «
C'est un sémitisme, caractéristique surtout lorsque, comme ici,
le complément direct du verbe ``envoyer'' est sous-entendu
78».
Au verset 4, le participe ~~Ko~'aoç (ayant entendu), en
début de phrase et sans complément, fréquent chez Mt, ne
se lit nulle part ailleurs chez Jean. Dans ce verset, Jésus
réagit comme lors de la rencontre de l'aveugle-né (Jn 9, 3) par
un propos sur la finalité de
cette maladie : ~~-t'q i " ~~a9E'vELc
o)~KE)OtLv 1TPÔç 9~'vWtov ~~A)' 1)"1TE~Pti~ç
öó%~ç to~ ~9Eo~~,L-vc
öo%~~9~~$ o" uL"ôç to~~ 9Eo~~
öL' c~~t~~ç (cette maladie ne mène pas à la mort,
elle est pour la
gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit
glorifié par elle). Au niveau narratif, la première
affirmation qu'entendent les disciples, contribue à préparer le
malentendu qui va survenir peu après (v. 12s.). Pourtant Jésus
n'oppose pas à la mort la guérison, mais la öó%c to~~
9Eoi~ (gloire de Dieu). Cela est de grande portée et commande l'ensemble
du récit. Par là, Jean nous invite à dépasser
l'anecdote pour faire une lecture proprement théologique.
1.2.2. Dialogue avec les disciples : v. 7-16
L'ensemble de cette section forme une unité de sens
confirmée par l'unité de personnages.
1.2.2.1. Analyse syntaxique de la section
Avec Michel Gourgues, on peut déceler dans cette
section, une structure en forme de chiasme,79 où les
éléments se répondent et s'explicitent les uns les autres,
autour des vv. 11- 14 qui constituent le noyau central :
A - v. 7-8 : Danger encouru
B - v. 9-10 : Sens de
l'intervention C - v. 11-12 :
Annonce de l'intervention
C' - v. 13-14 :
B' - v. 15 : Sens de l'intervention
A' - v. 16 : Danger encouru
Par exemple, au O)y4~Ev E~~c tT'v 'IoU~O~~Ov
1TO~?~v (v. 7) au début de la scène répond, à la
fin, le O)y4LEv KOi. ' T"pEtc (v. 16). Au danger clairement
exprimé au v. 8 O)y4LEv KOL 'T"pE1c répond aussi
~t,vO O~1ToeO~v4LEv ItEt' OU~toU (v. 16). A pOeTtOic (v. 7)
du début de la séquence correspond aUppOeTtOic au v.
16... Les versets centraux développent l'élément nouveau
qui distingue cette scène par rapport à l'introduction : c'est
l'affirmation explicite de la mort de Lazare et de la décision de
Jésus d'aller le réveiller (v. 11-14).
Mais au plan purement formel, on peut remarquer la triple
occurrence de l'impératif pluriel O)y4~Ev au commencement (v.
7) et à la fin (v. 15 et 16). Cette inclusion verbale est
confirmée par la reprise au verset 16 du mot ~OeTtT~ attesté au
verset 7. L'ensemble de ces versets se caractérise aussi par une
concentration particulièrement frappante de suffixes ou d'anaphoriques
de la première personne du pluriel80 :
v. 7 : O)y4~Ev v. 11 :
o" %~~?oc T"p4~v v. 15 :
oU~KT)tTvE~KEL ; O)y4~Ev v. 16 :
O)y4~Ev KOL 'T"LEL~cLt, vOO,
1ToeO, v4~Ev ItEt ' OU,toU~.
Ce « nous » inclusif (je + vous) associe
Jésus et les disciples dans le déplacement
(~'yw&~v, allons ), dans l'amitié commune pour Lazare
(notre ami, o~ cpi'Xog i~&w~v). Mais une distance
demeure entre Jésus (Je) et les disciples, sous la forme d'un «
nous »
d'opposition ~)y~ItEv K~L
~fl"ItEL~çL-vc ~~1To9~'v~ItEv ItEt' ~u~tou (allons et
mourons avec lui) et même d'un je opposé à
vous : x~L'ix öL'u"It~~çL-vc 1TLOtEu'OfltE,
o-tL ou~Kfl)ItflvE~KEL (je me
réjouis pour vous que nous n 'ayons pas
été là afin que vous croyiez) v. 15.
1.2.2.2. La décision de Jésus
d'affronter la mort
Dans la section introductive, Jésus était
nommé en relation avec la famille de Lazare. Mais dans cette
deuxième section, voici réapparaître les disciples 81
. Ils apparaissent brusquement au v. 7 et disparaissent au v. 16 sans
qu'il soit plus jamais question d'eux dans la suite du récit. Cela forme
bien une inclusion rédactionnelle. Leur opposition au départ pour
la Judée permet à Jésus d'exprimer sa résolution
face à la mort de Lazare et face à la sienne. Avec ce dialogue,
bien distinct de l'introduction (cf. E)1TELt ItEt~~ tou~to :
après quoi, v. 7), on peut dire que la tonalité de la narration
change : Jésus parle à la 1 ère personne et
l'action
s'engage : ~)y~ItEv EL~ç tfl~v
'Iouö~L'av~ ( v. 7). Les disciples protestent ; le rappel de
la
lapidation renvoie au contexte antérieur (Jn 8, 59 ;
10, 31) et le thème de la mort de Jésus apparaît en clair.
Par trois fois dans ce passage, il est clairement question de mort (v. 13.
14.16).
1.2.2.3. Le sens du proverbe de
Jésus
"N'y a-t-il pas douze heures de jour? Si quelqu'un marche
le jour, il ne bute pas, parce qu'il voit la lumière de ce monde; mais s
'il marche la nuit, il bute, parce que la lumière n 'est pas en lui."
(v. 9-10). Malgré cette dernière expression qui rompt le
parallélisme exact des deux propositions, le sens général
de cette sentence d'allure proverbiale est assez clair. Son application au
contexte, comme justification du comportement de Jésus est moins
évident. Jésus parle-t-il de sa propre route ? Le texte rend
difficile cette lecture à cause de l'expression
to~ 4iç ou~K E)OtLvE~v ~u~t~~$ (
la lumière n 'est pas en lui), v. 10, qui ne peut s'appliquer
au
Christ. Ici la lumière n'est pas celle du jour ou du
soleil mais la lumière intérieure qui conduit le croyant. La
métaphore s'appuie sur la représentation sémitique de
l'oeil conçu comme une lampe dans le corps (cf. Mt 6, 22s). De plus,
1TpooKo'1Tt~ (trébucher) se réfère ordinairement
dans la Bible à la chute dans le péché
(Jr 13, 16)82. Il est préférable donc de rapprocher
notre texte d'une autre parole semblable de Jésus en Jn 12, 35-37 :
« Pour peu de temps encore la lumière est parmi vous. Marchez
tant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne
vous saisissent : celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas
où il va... ». Jésus inviterait les disciples ici
à surmonter leur réticence à le suivre donc.
1.2.2.4. La connaissance par Jésus de la mort
de Lazare
Dans une deuxième étape du dialogue (1tEt~~
tO1)~tO : après quoi, v.11) Jésus annonce le but de son
départ : il va réveiller Lazare qui s'est endormi :
KEKoL'!n-raL. La mort est volontiers assimilée au sommeil, en
particulier dans le Nouveau Testament, en vue du réveil qu'est la
résurrection des morts83. Jean utilise ici le verbe rare de
E~%1)1TVL'(c qui est un hapax legomenon dans le N.T., plutôt que E~yEL'pc
qui signifie « ressusciter » (cf. Jn 2, 22 ; 5, 21). Ainsi est
amené plus sûrement le malentendu des versets 12 et 13. Nous
retrouvons bien le procédé johannique du malentendu, ici
très naturel du fait de l'ambiguïté du verbe « dormir
» (lEloL'!n-raL : être couché ) souvent
employé par euphémisme pour désigner la mort. Les
disciples imaginent un Lazare convalescent que la visite de Jésus va
réconforter. C'est
pourquoi ils disent bien EL~ KEKOL'1t1t~L oc 91'oEtcL
(s 'il est endormi, il guérira! V. 12. ) EL~p1'KEL
öE~ O" 'I1oO1)~ç 1TEpL ~ tO1)~ 9~V~'tO1)~1)~tO1)~~
E~KEL~VOL öE ~ E)öO%~V O5tL 1TEpL ~
t1~çKOL1t1'oEc ç tO1)~ 1)51TVO1) ?E'yEL (Or
Jésus a parlé de sa mort, mais eux pensèrent qu 'il
parlait de la dormition du sommeil) v.13 ! Et le narrateur d'expliquer
qu'ils avaient pensé à la première phase de oc
'$(c (guérir) et oc '$(c (sauver) comme le dit la
parole de Jésus à celui qui a été guéri : ta
foi t'a sauvé (Mt 9, 22s ; Mc 10, 52 ; Lc 17, 19). Signalons que
1)51TVOç (dormition) est encore un hapax
legomenon84. Le verset 13 pourrait bien être une glose du
dernier rédacteur, car il explique un peu lourdement la méprise
que la réponse de Jésus suffit à
écourter85 : « Alors donc Jésus leur dit
ouvertement : Lazare est mort, et je me réjouis pour vous, afin que vous
croyiez, de ce que je n 'étais pas là. Mais allons vers lui !
» (v. 14-15). Jésus sait la mort de son ami, sans qu'un
messager ne l'en ait informé. Nouveau signe de cette clairvoyance unique
que Jean ne cesse de lui attribuer. Jésus tient à marquer
d'avance un second aspect de la finalité de l'épisode : s'il vise
à glorifier le Fils, il doit aussi fortifier la foi des disciples. Les
deux aspects seront réunis au v. 40.
|