2.3.2. Le Sitz im Leben du récit
Plusieurs hypothèses sont ici avancées par les
commentateurs de la péricope. Nous mentionnons les plus en vue :
- Pour A. Loisy,45 les destinataires du
récit sont les premiers chrétiens et à travers eux tous
les chrétiens en général. Ainsi, quand Jésus parle
de Lazare qui est endormi et qu'il va réveiller (v.11), c'est pour
signifier en fait que la mort du chrétien n'est qu'un sommeil, non une
mort véritable. Lazare représente à ce moment tout
chrétien. Les personnages mêmes du récit sont des figures
qui représentent des groupes de l'Eglise : Marthe représente les
judéochrétiens et Marie plutôt les fidèles venus du
paganisme. La résurrection de Lazare est le symbole de la
résurrection de tous les justes. Loisy nous plonge ainsi dans une
lecture allégorique du récit qui ne manquait sûrement pas
d'émules aux premiers siècles du christianisme (cf.
Origène, Clément d'Alexandrie, Augustin etc.).
- Bultmann46 nous renvoie au contexte des premiers
chrétiens pour saisir le sens du récit. Ce qui est raconté
dans l'épisode de Lazare, c'est la rencontre entre le
révélateur et le croyant parfait symbolisé par Marthe, la
chrétienne. Tout croyant, qui reconnaît alors en Jésus le
révélateur suprême, échappe à la mort. Marthe
est une véritable figure symbolique à qui tout croyant peut
s'identifier, dans la mesure où comme elle, il choisit Jésus
comme l'irruption définitive de Dieu dans le monde. Dans le dialogue de
Marthe avec Jésus, se trouve projetée l'expérience humaine
des premiers chrétiens confrontés au scandale de la mort et
pourtant provoqués à parier sur la vraie vie présente en
Jésus et par lui. Face à Marthe la croyante, est campée
l'image de ceux qui ont besoin comme Marie d'un signe extérieur pour
reconnaître en Jésus le révélateur.
- Pour rechercher toujours le Sitz im Leben de notre
récit, des exégètes comme Sass, n'hésitent pas
aussi à comparer Jn 11, 1-44 et Marc 5, 21-43. Sass
particulièrement voit dans l'épisode de Lazare des traits communs
avec la résurrection de la fille de Jaïre : dramatisation, effet de
suspense (par l'intervention retardante de l'hémorroïsse). Le
Sitz im Leben de
l'évangile de Marc ici est assez voisin de celui de
l'Eglise de Thessalonique où les difficultés avaient surgi au
sujet de la mort des croyants survenue avant le retour attendu de Jésus
le Christ (1Th 4-5). Le but de Marc, c'est de donner confiance aussi à
sa communauté affectée par la mort de certains de ses membres.
Dans l'histoire de la fille de Jaïre, c'est précisément la
situation de la communauté qui est décrite : le retard de
Jésus, l'espérance des hommes, mais aussi la foi du père
qui n'est pas seulement une foi en Jésus comme en un guérisseur,
mais comme en quelqu'un qui a puissance sur la mort. Et Sass de noter que le
Sitz im Leben de « la résurrection de Lazare doit
être une situation semblable à celle de Marc
»47.
En effet, comme l'écrivent Boismard et Lamouille,
« la plupart des commentateurs admettent aujourd'hui que Jn a repris le
récit de la résurrection de Lazare à une source plus
ancienne 48» dont le Sitz im Leben peut
être le même que dans les autres récits de
résurrection rapportés par les synoptiques. La critique de la
tradition n'hésite d'ailleurs pas à rapprocher le récit de
Lazare de la tradition synoptique.
2.4. Critique de la Tradition
Le récit de la résurrection de Lazare s'inscrit
dans une tradition vétérotestamentaire et néotestamentaire
de la résurrection des morts. Mais en St Jean, cette tradition gagne en
netteté et en ampleur.
En effet, les récits de la résurrection sont
relativement nombreux dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Elie ressuscite le
fils d'une veuve qui l'hébergeait (1R 17,17-24), et son disciple
Elisée en fait autant pour le fils de la shunamite (2R 4,18-37). Dans
les synoptiques, Jésus ressuscite la fille de Jaïre (Mc 5, 22-24 ;
35-43 et par.) et le fils de la veuve de Naïn (Lc 7,11-17). D'après
Ac 9, 36-43, c'est Pierre qui rend la vie à une femme du nom de Tabitha
ou Dorcas. « Le récit johannique offre des contacts avec tous ces
récits49 ». Comme en 1 R 17,18 ou 2R 4,28, Marthe et
Marie reprochent à Jésus d'avoir laissé mourir leur
frère (Jn 11,21.32). Comme en Ac 9,38, Marthe et Marie envoient dire
à Jésus que Lazare est malade (Jn 11,3). Comme en Mc 5,23.3 5, il
s'agit d'un malade dont on apprend ensuite qu'il vient de mourir (Jn 11,3.11).
Comme en Mc 5,41 et Ac 9,40, Jésus effectue la résurrection en
donnant un ordre au mort qui obéit (Jn 11,43-44). « Nous sommes
donc devant un récit de forme classique50
». En introduisant le dialogue de Jésus avec ses disciples, St
Jean a voulu vraiment
harmoniser son récit à celui de la
résurrection de la fille de Jaïre tel qu'il le lisait dans
Marc51. Ce souci d'harmoniser apparaît à plusieurs
endroits du récit. Bien qu'avec des verbes différents,
l'équivoque portant sur la mort comparée à un sommeil se
lisait déjà en Mc 5,39- 40 : « l'enfant n'est pas morte,
mais elle dort. Et ils se moquaient de lui ». Mais selon Boismard
l'emprunt net au récit de Marc se trouve au v. 32 où Jean ajoute
les mots « le voyant, elle tomba à ses pieds » ; de
même, on lit en Mc 5,22 que lorsque Jaïre arrive près de
Jésus, « le voyant, il tombe à ses pieds » ; ce
parallèle est d'autant plus frappant que, dans Marc comme dans Jean,
c'est le seul cas où l'on voit quelqu'un ``tomber aux pieds'' de
Jésus52. En Jn 11,33, ce n'est pas seulement Marie qui
pleure, mais aussi les Juifs qui sont venus avec elle ; il y a donc dans le
récit johannique un groupe de ``pleureurs'' analogue à celui que
l'on trouve en Mc 5,38b. En Jn 11,28, Marthe annonce à Marie
l'arrivée de Jésus en lui disant : « le Maître
est là » ; de même en Mc 5,35, les gens qui viennent
avertir Jaïre que sa fille est morte ajoutent : « Pourquoi
déranges-tu encore le Maître ? ». Pour Boismard,
« une telle façon de parler de Jésus ne se lit ailleurs dans
les Synoptiques qu'en Mc 14,14 et par. ; dans Jn, qu'en 13,14 ; elle est donc
très rare et le contact ici entre les récits de Jn et de Mc ne
doit pas être fortuit53 ». L'influence sur le
récit johannique de la tradition synoptique et de tout
l'arrière-plan vétérotestamentaire sur la
résurrection des morts est donc formelle selon Boismard.
Mais St Jean adapte cette tradition de la résurrection
des corps en fonction de son époque et de sa communauté. Il faut
rappeler qu'il est l'un des derniers écrivains du Nouveau
Testament54. Il a devant lui quand il écrivait
l'événement exceptionnel de la résurrection du Christ avec
l'expérience de nombreux témoins attestés par la tradition
néotestamentaire (cf. 1 Co 15,3-8). La résurrection du Christ est
le fondement même de cette tradition de la résurrection des morts
chez les évangélistes. C'est parce que le Christ est
ressuscité et vivant que les autres résurrections
opérées par Jésus durant son ministère terrestre
sont vraies. On comprend pourquoi St Jean insiste sur la mort réelle de
Lazare dans les 4 jours passés au tombeau avant sa revivification. Chez
les Synoptiques, Jésus ressuscite des personnes qui viennent juste de
mourir. L'intrigue est alors plus élaborée chez St Jean.
A cela, il faut ajouter l'influence de la situation de la
communauté johannique en attente du retour glorieux du Christ. Cette
Parousie tarde à se manifester et les amis du Christ en viennent
à connaître la mort. Mais le récit de la
résurrection de Lazare aura pour but de
51 Cf. E. M. BOISMARD et A. LAMOUILLE, op. cit., p.
292.
52 Idem.
53 Id.
54 Cf. W. HARRINGTON, Nouvelle Introduction à la
Bible, Paris, Seuil, 1971, p. 943.
consolider la foi de ces frères et soeurs
découragés et qui attendent l'intervention rapide du maître
de la vie. C'est dans ce sens que St Jean reliera à la tradition
testamentaire de la revivification des morts ses thèmes
théologiques favoris que sont la foi, la gloire de Dieu, la vie
éternelle, le salut... Il les insèrera dans son récit
à travers des discours kérygmatiques qui ne cachent point les
cicatrices de plusieurs remaniements rédactionnels.
2.5. Histoire de la rédaction du
récit
De nombreux exégètes sont aujourd'hui d'avis que
St Jean a eu recours à un récit primitif pour composer
l'épisode de la résurrection de Lazare. Les hypothèses ne
manquent pas dans ce sens. Mais ce qui force le consensus, c'est bien
l'intention théologique de l'auteur dans ce récit. St Jean a
assurément retravaillé des matériaux préexistants
dans une visée théologique bien nette : susciter la foi de ses
lecteurs en Jésus, le Maître de la vie. Cette intention
théologique est très claire. Les longs discours
kérygmatiques, qu'il intercale dans la trame de son récit, sont
à dessein. L'autorévélation du Christ à Marthe et
sa nette confession de foi constituent bien le sommet de ce récit. Cet
objectif dans la rédaction de son texte ne manque pas de
dédramatiser même l'intrigue de son récit.
Mais à l'origine du récit de Lazare, il convient
de placer l'événement pascal. Le rédacteur fait partie
d'une communauté de foi constituée après la
passion-mort-résurrection de Jésus. Il met en scène
Jésus, il convoque les personnages, il utilise les titres
théologiques et christologiques qui ne sont compréhensibles
qu'après l'événement pascal. Il convient de
reconnaître qu'il s'agit bien d'une écriture pascale, d'un
récit postpascal. Fils de Dieu et Messie ne peuvent être
appliqués à Jésus qu'après sa manifestation comme
tel dans l'événement pascal. Jésus est appelé
Seigneur dans le discours de Marthe et de Marie (v. 3. 21 32) et dans celui des
témoins (v. 34) en lien avec sa résurrection. En un mot, le
rédacteur écrit bien comme un chrétien et les
interlocuteurs de Jésus même dans ce récit s'adressent
à lui par intermittence comme au Ressuscité que Dieu a fait
Seigneur. Ainsi à travers le récit de l'aventure de Lazare, le
rédacteur nous donne le parcours déjà achevé de
Jésus : il est celui qui rencontre la mort et s'y plonge avec son
cortège de pleurs et de deuil ; mais en même temps il est le
Seigneur omniscient et tout-puissant qui vient de la part de Dieu et sort
victorieux de son combat contre la mort qu'il se risque à affronter sur
son propre terrain. « En lui, toutes les figures de l'Ancien Testament
convergent et prennent sens. Le narrateur le sait parce qu'il est situé
au terme du récit55 ».
C'est bien le fruit d'une composition littéraire, d'une
création littéraire. Cette mise en intrigue est oeuvre
créatrice qui dépend moins des événements bruts que
de la perspective narrative de l'auteur : susciter et soutenir la foi de ses
lecteurs en Jésus-Christ Ressuscité et Vivant. Elle répond
cependant à des critères et à un genre littéraire
précis, même si le rédacteur l'adapte magnifiquement
à sa visée théologique. A côté de la logique
narrative qui va de l'exposition aux complications pour aboutir au
dénouement de l'intrigue, on remarque des doublets, des
incohérences, des précisions inutiles et tardives qui sont autant
de cicatrices de remaniements rédactionnels certains.
Mais s'il est clair que St Jean a retravaillé ainsi le
récit primitif reçu, nous sommes incapable, dans l'état
actuel des recherches, de dire son origine exacte, le « degré
zéro d'où il est sorti et s'est développé »,
comme le dit Alain Marchadour56. Des exégètes comme
Boismard et Lamouille tentent des hypothèses de reconstitution de cette
histoire rédactionnelle57. Ce que nous pouvons retenir, c'est
que notre récit, à travers toute son histoire
rédactionnelle, vise un objectif narratif et kérygmatique assez
clair pour nous permettre de rencontrer et de connaître celui qui a
affronté la mort et qui l'a vaincue par la puissance de sa Parole,
c'est-à-dire Jésus-Christ.
Conclusion au chapitre
La méthode historico-critique nous a permis
d'être sensible aux cicatrices qui subsistent aux transformations
successives du texte. Mais comme le dit Alain Marchadour « cette
sensibilité s'accompagne parfois d'une méconnaissance certaine de
la logique narrative à l'oeuvre dans un texte 58». Les
spécialistes de la synchronie, de nos jours, ont éveillé
notre sens à découvrir une stratégie narrative à
l'intérieur des textes où les critiques trouvent des ruptures
linguistiques, stylistiques et théologiques complexes. C'est là
tout l'intérêt de la complémentarité des
méthodes en exégèse. Comme le remarque fort bien A. L.
Deschamp, un familier de la méthode historico-critique dans cette
étude interdisciplinaire précisément consacrée
à l'épisode de Lazare59 « au total, en vertu de
la méthode historicolittéraire, l'étude synchronique de
Jean parait devoir prendre le pas sur une étude diachronique
conséquente ». Ce qui nous encourage à l'approche
synchronique de notre texte en vue d'une meilleure compréhension de la
Parole de Dieu qu'elle nous révèle.
*****
56 A. MARCHADOUR, op. cit., p. 193.
57 M.-E. BOISMARD et A. LAMOUILLE, op. cit., pp.
277-294.
58 A. MARCHADOUR, op. cit., p. 60.
59 COLLECTIF, Genèse et structure d'un texte du
Nouveau Testament. Etude interdisciplinaire du chapitre 11 de l
'évangile de Jean, Paris et Louvain, Le Cerf et Cabay, 1981, p.
48.
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