3 - Inculturation du discours chrétien sur la mort
et la vie chez les Lobi
Après avoir montré les difficultés pour
les Lobi de lire le message chrétien sur la mort et la
résurrection de Lazare et après avoir vu les limites de la
conception traditionnelle lobi sur la mort et la vie dans l'au-delà, il
convient d'envisager un terrain de conciliation et d'entente entre les deux
niveaux de dialogue : la culture biblique et la culture des Lobi. Nous pensons
là prendre en compte la perspective d'inculturation appelée de
tous les voeux par les pasteurs actuels du continent africain à
l'occasion du dernier synode sur l'Afrique288.
3.1. La mort comme un voyage vers la maison du
Père
Dans la péricope johannique étudiée, la
mort est comparée à un sommeil. Cela est une inculturation
sémite de la notion de mort. Et dans la péricope de la
résurrection de Lazare, cette conception traditionnelle est reprise par
Jésus (cf. Jn 11,11). Lazare repose dans la mort. Cela crée un
malentendu d'ailleurs dans l'auditoire de Jésus. Une
herméneutique africaine peut bien y voir aussi l'ambiguïté
d'une telle conception de la mort. Ce qui nous ouvre la possibilité
d'avoir diverses conceptions de la mort selon nos traditions socio-
286 C'est aussi cette conception de résurrection
qu'avaient la plupart des Juifs, exceptés les sadducéens, au
temps de Jésus. C'est cette conception que récuse Jésus.
Comme l'écrit, M. GOURGUES in Cahiers Evangile n°41, op.
cit., p. 16, « Pour Jésus, la résurrection implique une
condition nouvelle, un mode de vie et de corporéité
transformé. Cette conception diffère profondément de
représentations, parfois assez grossières, selon lesquelles la
résurrection ne signifie que la reprise du mode antérieur de vie
et de corporéité, à la manière d'une
réanimation de cadavres. Ainsi en est-il dans certains écrits du
judaïsme, tant hellénistique que palestinien ».
287 Cf. P. RAYET, Après la mort ? Paris,
O.E.I.L., 1996, 146p. pour avoir l'essentiel de la doctrine chrétienne
sur la mort et l'au-delà (la communion des saints, la
résurrection de la chair, la vie éternelle etc.). 288 Cf. EIA
n° 67.
anthropologiques. De ce point de vue, il n'y aurait pas de
problème à concevoir la mort comme voyage par exemple comme nous
l'avons vu chez les Lobi289.
De plus, à plusieurs reprises, Jésus a
évoqué sa mort dans la perspective d'un voyage ou tout au moins
d'un départ : en Jn 7,33 il annonce son prochain départ vers
Celui qui l'a envoyé ; et où il va, ses antagonistes ne peuvent
pas venir. Ceux-ci l'ont ainsi compris en Jn 8,21-22 puisqu'ils firent cette
réflexion sur Jésus « Va-t-il se donner la mort, qu 'il
dise : `où je vais, vous ne pouvez venir' ? ». Il redira la
même chose à ses disciples dans son discours d'adieu en Jn 13,33.
A Pierre qui lui demande où il va, Jésus répond «
où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; mais tu me suivras
plus tard » Jn 13,36. Ce départ ou ce `partir' signifie
clairement la mort de Jésus. Il signifie aussi la résurrection et
la glorification de Jésus. En Jn 14, 3 Jésus dit en effet :
« quand je serai allé et que je vous aurez
préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous
prendrai près de moi afin que là où je suis, vous aussi
vous soyez ». Au verset précédent, Jésus avait
explicitement parlé de la maison de son Père où il y a
assez de places. Dans la théologie johannique, nous savons bien que la
mort, la résurrection, l'ascension et la glorification sont un
même moment, une même ``Heure''290. Le départ de
Jésus peut bien signifier sa mort-résurrection-exaltation.
`Partir' en langue africaine lobiri se dit `a gal'.
C'est le même terme qu'on retrouve pour dire par euphémisme
que quelqu'un est mort `a gaal'. On se souvient du souhait habituel fait
au mort en milieu lobi `f< gal b** !' La mort a souvent
été considérée par les sociétés
africaines comme un voyage291. Et nous pensons que cette analogie
peut se retrouver dans ce départ de Jésus que les Lobi
traduiraient volontiers par la même notion que voyage. Nous trouvons
pertinent une telle analogie pour désigner la mort de Jésus dans
le contexte
289 Comme l'affirme M. GOURGUES, ibid., in Cahiers
Evangile n°41, op. cit., p. 28, « tout ce qui concerne
l'après-mort, de même que le mystère du Christ
ressuscité, de sa vie et de sa condition présentes, appartient
évidemment au monde ``de l'invisible et de l'indicible'' que le symbole
a fonction d'exprimer. La résurrection du Christ n'est pas une simple
réanimation qui, comme celle de Lazare (Jn 11,1-44) ou celle du jeune de
Naïn (Lc 7,11-17), l'aurait amené à reprendre sa condition
et sa situation de vie antérieures. Depuis la résurrection, le
Christ n'appartient plus à notre monde, celui pour lequel nos mots sont
faits ». Il ne faut donc pas prendre à la lettre le langage
symbolique employé à propos de l'exaltation du Christ. Et chaque
peuple peut bien trouver le symbole le plus pertinent pour le traduire. De la
conception de la mort dérive bien celle de la résurrection.
290 Cf. J. K. KOUMAGLO, Tod als Verherrlichung. Eine
exegetische Untersuchung zur Perikope 12,20-36 im Blick auf die johanneische
Christologie und Soteriologie, Innsbruck, 1997, pp. 62-63. Voir M. QUESNEL
et P. GRUSON, La Bible et sa culture. Jésus et le Nouveau Testament,
Paris, Desclée de Brouwer, 2000, pp. 434-43 8. 291 Selon B.
YAHANON, dans Les rites funéraires chez les ``Fon'' de Ouidah,
Abidjan, ICAO, 1983, p. 36, chez les Fons de Ouidah « quand un
vieillard meurt on ne dit jamais qu'il est mort, on dit plutôt : ``Eyi
houé'' il est allé à la maison ». Voir aussi C. E.
DAGBOVOU, De la mort selon la vie religieuse vodun à la
MortRésurrection dans le Christ en référence à Mc
15,39, Abidjan, ICAO, 1994, 118p.
africain lobi. La mort de Jésus serait donc un voyage
mais surtout un voyage vers la maison de son Père (cf. Jn
14,2-3)292.
En effet, Jésus est venu du Père et il retourne
à travers sa mort vers la demeure du Père. Saint Jean nous le dit
clairement de la bouche de Jésus : « Que votre coeur ne se
trouble ni ne s 'effraie. Vous avez entendu que je vous ai dit : je m 'en vais
et je reviendrai vers vous. Si vous m 'aimiez, vous vous réjouirez de ce
que je vais vers le Père, parce que le Père est plus grand que
moi » Jn 14, 27c-28. Jésus va vers son Père dans sa
mort. « Je suis sorti d'auprès du Père et venu dans le
monde. A présent je quitte le monde et je vais vers le Père
» (Jn 16,28). Mourir pour Jésus est bien donc un retour vers
le Père. Une telle conception n'est pas incompréhensible pour les
Africains, mieux pour les Lobi, pour qui la mort est bien un voyage vers le
pays des ancêtres ou des `pères'. En Lc 16, 19-3 1 sur la parabole
du mauvais riche et du pauvre Lazare, cette même notion de la mort
subsiste dans l'expression `être emporté dans le sein d'Abraham'
pour dire la mort du pauvre Lazare. Cette expression typiquement
hébraïque répond à l'ancienne locution
vétérotestamentaire `être réuni à ses
pères', c'est-à-dire aux patriarches (cf. Gn 15,15 ; 47,30 ; Dt
31,16 ; Jg 2,10). La mort peut bien être évoquée comme un
chemin vers la maison de l'ancêtre. Les Juifs comprenaient ainsi cette
expression. Les Lobi comprennent aussi que la mort les conduit vers la maison
des ancêtres, des `pères'.
Nous pensons qu'un tel discours bibliquement ancré et
anthropologiquement inculturé chez des peuples africains comme les Lobi
peut contribuer à lever tout malentendu sur la notion de la mort dans
les mentalités des chrétiens aujourd'hui293.
Considérer la mort comme un voyage vers la maison du Père ou des
`pères' nous paraît donc pertinent pour une théologie de la
mort en Afrique294. Ce faisant, nous pensons suivre la dynamique de
la pensée johannique qui, d'une part, s'est montrée
inculturée dans la pensée juive de son milieu de vie (en
considérant la mort comme un repos) et d'autre part, qui n'a pas
manqué d'éveiller notre soupçon sur
l'ambiguïté de la notion de mort comme repos (dans l'usage de
l'artifice littéraire du malentendu). Mais considérer la mort
comme un voyage et non comme un repos nous
292 Cf. A. M. DOURMA, Le chrétien Nawda et la
célébration des funérailles : contribution pour une
célébration chrétienne de la vie à travers le rite
de « Kurem » (enterrement) en pays Nawda - Nord Togo, Abidjan,
UCAO, 2004, pp. 99-101.
293 Comme le dit le COLLECTIF, Des prêtres Noirs s
'interrogent, op. cit., pp. 183-184, « rien n'empêche de
procéder comme saint Paul, rien n'empêche d'exploiter les
croyances populaires pour y greffer les vérités
révélées. A cet effet, le héraut du message
chrétien se fera une mentalité semblable à celle du peuple
qu'il vient évangéliser, surtout lorsque cette mentalité
est ouverte à la réception de ce qu'elle ne peut trouver
réalisé ailleurs que dans l'Eglise ».
294 J. M. ELA le dit bien aussi dans Ma foi d'Africain,
op. cit., p. 38 : « Il est caractéristique de bien de cultures
africaines de ne jamais dire de quelqu'un qu'il est mort : d'une personne, on
dira volontiers qu'elle est partie, qu'elle nous a laissés, qu'elle
n'est plus, qu'elle est passée » (Sic).
amène à reconsidérer la résurrection
autre qu'un réveil de la mort. Comment pouvons-nous dire `africainement'
alors la résurrection si la mort est considérée comme un
voyage ?
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