CHAPITRE 4 : Maladie, Mort et Vie chez les Lobi
En référence à la maladie puis à
la mort de Lazare, nous voulons, dans ce chapitre, étudier la notion de
la maladie, de la mort et de la vie dans l'au-delà chez les Lobi. C'est
en vue du dialogue que nous voulons établir en définitive entre
l'Evangile et la société des hommes lobi. Nous pensons qu'une
telle étude nous permettra de mieux réussir notre tentative
d'inculturation de la Parole de Dieu dans une culture africaine comme celle des
Lobi, déjà du point de vue des concepts.
1. La conception de la maladie chez les
Lobi
Toute maladie chez les Lobi du monde traditionnel a toujours
une cause. La recherche de la cause cachée et les manifestations de
compassion incombent à tous les membres de la famille du malade.
1.1. Toute maladie a une cause
cachée
Pour les Lobi, toute maladie a une cause cachée qu'il
faut chercher à découvrir pour espérer
l'amélioration de l'état de santé d'un malade. Cette cause
peut être une sanction divine ou de quelque entité spirituelle.
Elle survient à la suite de transgression d'interdits sociaux et moraux.
Elle est souvent une punition des entités spirituelles Th< la ou des
ancêtres, les K*nt<na. Elle peut être provoquée
par la méchanceté des sorciers ou d<t]dara. Elle peut
être commandée par un ennemi humain qui en veut au malade. Des
simples maux de tête aux maux de ventre chroniques en passant par la
stérilité ou l'impuissance sexuelle, une large gamme de maladies
frappe fréquemment les Lobi qui y voient touj ours une main hostile
invisible.
Quand un Lobi tombe malade, il cherche donc à
connaître la cause invisible de son mal. Il consulte le devin ou
bù*rdaar pour savoir qui lui en veut. Il se rendra chez le
prêtre des entités spirituelles pour conjurer le sort qui lui est
jeté210. Le devin comme le prêtre de la religion
traditionnelle fera un sacrifice de poussin ou de poules pour intercéder
en faveur du malade. Il lui indiquera si possible les remèdes
appropriés à prendre. Et si l'état de santé du
malade ne s'améliore pas, il passera à un autre devin ou à
un autre prêtre guérisseur traditionnel.
1.2. Marques de compassion face au malade
lobi
Le malade chez les Lobi est entouré de grands soins.
Les parents et les amis accourent à la nouvelle de la maladie, qui pour
rendre une simple visite, qui pour apporter des remèdes. Ces
remèdes consistent le plus souvent en des plantes ou des écorces
médicinales assorties de nombreux interdits (surtout alimentaires). La
nouvelle du malade est relayée de bouche à oreille, surtout dans
les salutations qui s'intéressent à l'état de santé
des parents et amis dans la société. Il est toujours
bienséant de rendre visite aux malades, chez eux ou chez le
210 Nous évitons exprès de nommer les prêtres
de la religion traditionnelle des féticheurs car le terme fétiche
comme le souligne le Petit Robert électronique est un ``Nom
donné par les Blancs aux objets de culte des civilisations dites
primitives''. Il est donc péjoratif et tendancieux.
guérisseur traditionnel211. A l'occasion de
ces visites, les Lobi échangent des conseils en vue d'un prompt
rétablissement du malade. Un autre guérisseur peut être
conseillé à l'occasion même. On apporte souvent à
manger ou à boire au malade et à ses parents autour de lui. Il se
peut qu'un parent au cours d'une consultation divinatoire reçoive une
révélation sur la maladie dont souffre le malade. Il prendra le
soin d'avertir qui de droit et d'y porter une solution en vue de la
guérison du malade.
Si au bout de multiples sacrifices où la
solidarité familiale et alliée se manifeste fortement, le malade
est guéri, on procèdera à des sacrifices d'action de
grâce aux entités spirituelles favorables. Les ancêtres ne
seront pas laissés en reste. Mais au cas où la maladie s'empire,
les Lobi suspendront toute activité sociale pour veiller le malade. Ils
seront à ses petits soins. Ils lutteront pour qu'il
survive212. On s'endettera pour chercher tous les remèdes
possibles. Mais les Lobi n'aiment pas voir un malade souffrir atrocement.
Certains n'hésitent pas en pareille circonstance à pratiquer une
certaine forme d'euthanasie par le truchement de certaines herbes ou plantes de
la nature. Certains artifices sociaux existent même pour hâter le
départ de certaines vieilles personnes malades et très
souffrantes213. Mais cela n'est pas chose fréquente. Les Lobi
tiennent à la vie de leurs parents et amis. En cas de situation
critique, les femmes pleurent autour du malade pour le retenir encore sur
terre. En effet, selon les Lobi, le malade dans le coma, sort de lui-même
et se met en communication avec ses ancêtres pour négocier ses
modalités de voyage dans la mort. Les pleurs des parents, que
l'âme ou Thuu de ce malade voit, peuvent l'émouvoir et la retenir
encore sur la terre. Mais si elle décide de partir, rien ne peut
vraiment la retenir. La mort redouble la peine et les pleurs des parents ou
alliés accourus au chevet du malade. La mort est fortement
célébrée chez les Lobi qui la considèrent comme un
passage, un voyage, du monde des vivants à celui des morts.
211 K. J. BICABA écrivant sur les rites
funéraires en pays Bwamu (essai de recherche anthropologique),
Abidjan, ICAO, 1987, p. 67, le rapporte aussi : « lorsque l'entourage
sait qu'un membre de la communauté est malade, il a le devoir selon la
solidarité fraternelle de lui dire bonj our chaque matin ou
régulièrement jusqu'à ce qu'il y ait du mieux »
212 Nous souscrivons entièrement ici à la
pensée de N. Y. SOEDE in Sens et enjeux de l 'éthique, op.
cit., p. 96, qui développe la thèse sur la conception
africaine de la vie comme « valeur fondamentale de la pensée
philosophique et de l'existence ». L'homme lobi est cet ``être-vie''
comme le dit SOEDE, perpétuellement en quête de mieux être
et de plus de vie. C'est surtout, à notre avis, cet homme-relation ou
``l'être-bien-avec'' en quête d'harmonie sociale dont nous avons
parlé plus haut.
213 Par exemple, les parents d'un chef de famille peuvent
déboulonner la représentation de son esprit tutélaire
appelé Th<lkhaa en autorisant les ancêtres à
venir récupérer dans leur giron le moribond souffrant. Pour les
Lobi, la souffrance physique est le pire des maux. Elle dégrade l'homme
et porte une atteinte grave à son humanité qui s'en trouve
fragilisée. Mieux vaut mourir que de trop souffrir et de faire souffrir
ses proches, disent les Lobi, au coeur de leurs grandes souffrances
physiques.
2. La célébration de la mort chez
les Lobi
Les Lobi ont plusieurs cérémonies pour
célébrer la mort. Nous voulons en donner les grandes
lignes214. Tout décès d'un adulte lobi est suivi de
deux grandes funérailles : les premières funérailles ou
Biir et les secondes funérailles ou Bobuur. Entre les deux
s'écoule le temps de deuil.
2.1. Les premières
funérailles
Les premières funérailles ou Biir sont
déclenchées à la mort d'un Lobi. Elles sont
caractérisées par les lamentations bruyantes des femmes et des
hommes pris à court par le décès d'un être cher. On
pleure, on crie, on se lamente, on tombe et on roule à terre en signe de
désolation, on néglige son habillement, on n'a pas le temps de
s'alimenter, on déambule, on s'assoit en quinconce, on joue de la
musique sur le balafon ou xylophone, on danse, on donne et écoute des
témoignages sur la vie du disparu, on fait des cadeaux (jet de cauris et
de céréales) et des commissions au partant vers l'au-delà,
on lui souhaite bon voyage, on exhorte les ancêtres de lui faire bon
accueil, on envoie des émissaires pour annoncer les funérailles
aux parents et alliés les plus éloignés, on fait retentir
des coups de fusil pour annoncer les funérailles à toute la
région, on exécute des mîmes de la vie passée du
défunt... autant de manifestations de deuil qui caractérisent les
premières funérailles des Lobi. Tout comme dans la
société juive vétérotestamentaire, l'émotion
est forte lors des funérailles des Lobi. Les premières
funérailles suspendent les activités de la famille et du village.
La solidarité dans le deuil est ici très forte. Les
funérailles durent deux à trois jours. Mais habituellement, le
corps du défunt dure 24 heures. La toilette funèbre est touj ours
faite avec grand soin215. « Après avoir fait la
toilette du cadavre, on l 'interroge pour connaître les raisons du
décès, qui ne peut provenir que d'une faute commise par le
défunt ou d'un maléfice dont il faut identifier l'auteur.
Même la mort d'un vieillard qui fut longtemps déclinant est
considérée comme due à une faute ou provoquée par
quelqu 'un ; il semble n 'y avoir aucune mort sans cause, quel que soit l
'âge du disparu216... »
Pendant le déroulement des funérailles, les
fossoyeurs, organisés en confrérie comme nous l'avons vu dans le
précédent chapitre, procèdent au creusement de la tombe.
Mais ils ne commencent pas sans avoir auparavant fait un sacrifice à
l'esprit tutélaire de la terre villageoise où l'enterrement doit
être fait. La tombe ou « le Kaar prend l 'aspect de deux
alcôves, l 'une à l 'Est, l 'autre à l 'Ouest,
séparées par un petit tertre médian (...). Le cadavre est
alors placé dans la position d'une personne qui dort, la main gauche
sous la tête217 » et la face toujours
tournée vers l'Est, l'horizon des origines des Lobi et la direction du
pays des morts. Les premières funérailles ne prennent pas fin
avec l'enterrement. Elles se prolongent touj ours par une veillée
funèbre durant la nuit. Les instruments et objets qui ont
été en contact avec le défunt sont placés au milieu
de l'assistance qui continue de manifester au disparu ses hommages. Des dons
sont faits en nature et en espèces antiques (cauris ou monnaies
anciennes chez les Lobi) aux endeuillés pour pouvoir dédommager
les joueurs de musique funèbre et les fossoyeurs qui prennent une part
active à ces funérailles. Un grand monde prend toujours part, par
solidarité, aux premières funérailles d'un
Lobi218.
2.2. La période de deuil
Entre les premières funérailles et les secondes
ou dernières funérailles des Lobi, s'écoule la
période de deuil. Selon les circonstances du décès, cette
période de deuil peut prendre deux semaines à six mois ou
même un an. Le principe est qu'il faut régler tous les
problèmes qui empêcheraient l'âme du défunt de
réussir son voyage vers l'au-delà. On fera venir plusieurs devins
(3 normalement pour les hommes et 4 pour les femmes) dans la famille
éplorée pour rechercher tous les arrangements sacrificiels
à faire pour libérer le défunt sur sa route vers le pays
des morts. Pendant ce temps, les veufs, les veuves et les orphelins sont soumis
à de nombreux interdits. Nous remarquons surtout que les veuves ont une
condition de vie plus drastique : elles sont coupées de la vie
villageoise pendant tout le temps du veuvage qui peut prendre six mois à
un an. Elles ne se lavent pas et doivent s'oindre chaque jour de kaolin blanc.
Elles se déplacent rarement et quand elles sont obligées de
sortir de chez elles, elles emportent touj ours leur tabouret pour ne pas
souiller les sièges du commun des mortels. Elles ne doivent toucher
personne. On les estime impures. Les veufs et les orphelins se rasent
la tête en signe de deuil. Ils font preuve de
modération dans l'expression de leurs sentiments durant l'entre-deux
funérailles. L'impureté rituelle les frappe moins à notre
analyse.
Dans la maison funèbre, les souvenirs du défunt
sont disposés dans une chambre. Il est supposé que l'âme du
défunt rôde touj ours dans les environs avant sa mise en route
définitive prévue aux secondes funérailles219.
Devant les représentations du défunt constituées de sa
canne ou gboo, de ses photos, de son arc et carquois en ce qui concerne les
hommes, de ses habits et poteries pour les femmes, des lamentations sont faites
par les parents proches les jours qui suivent immédiatement
l'enterrement du défunt. On continue de servir la nourriture du
défunt pour souligner sa présence encore dans le giron familial.
Les retardataires viennent là lui rendre hommage touj ours, en y jetant
des cauris ou autres dons en nature. On évitera toutes palabres et
autres actes répréhensibles dans la société,
pendant cette période de deuil, dans la maison mortuaire, jusqu'aux
dernières funérailles ou secondes funérailles.
2.3. Les secondes funérailles
Après tous les réglages religieux et surtout
sacrificiels pour permettre le voyage effectif de l'âme du défunt,
ont lieu les secondes funérailles ou Bobuur. Elles sont importantes
suivant le rang et la considération sociale dont jouit le défunt.
Elles sont organisées en fonction des clans et des traditions locales.
Elles peuvent être symboliques ou très fastes. Pour les vieilles
personnes défuntes, elles peuvent durer une semaine avec des
manifestations qui drainent un grand monde encore dans la maison du disparu.
Quelques lamentations rituelles sont entendues les premiers jours. Mais le ton
cède vite à la joie et à une ambiance de fête
traditionnelle. On regrette bien le départ définitif d'un
être cher vers l'autre monde d'où on ne
219 Nous avons recueilli plusieurs témoignages de Lobi
sur leur expérience de la mort. Ceux-ci sont assez intrigants surtout
quand on les compare aux expériences des ``NDE'' ou Near Death
Experiences (cf. Dr R. MOODY, la vie après la vie,
édition Robert Laffont, 1978, 181p.). A l'article de la mort,
presque tous les Lobi, dans leurs délires, disent apercevoir à
leurs côtés les membres défunts de leur famille, surtout
leurs proches parents s'ils sont déjà morts (père et
mère, grands-pères ou grands-mères). Ceux-ci, disent-ils,
viennent les conduire au pays des morts. Des voyants lobi affirment
bénéficier d'apparitions de défunts avec souvent le
crâne rasé (signe de deuil dans la société). De
même, les porteurs de cadavres lobi se disent touj ours mus par une force
invisible que l'on attribue à l'esprit du mort. Ce sont autant de
croyances et de phénomènes liés à la mort qui
alimentent les craintes des Lobi de la mort et de tout ce qui l'entoure. C'est
aussi ce qui explique l'importance des funérailles et du deuil dans
cette société. Sur le sujet des expériences avec le monde
d'outre-tombe, voir aussi T. FOURCHAUD, La mort. Témoignages de
vies, édition La Bonne Nouvelle, Saint-Denis-du-Maine, 2006, 160p.
; J. VERNETTE, Peut-on communiquer avec l'au-delà ? Paris,
Editions du Centurion, 1990, 127p. avec de vibrants témoignages sur les
revenants qui ressemblent fort drôlement à ceux que nous ont
contés les Lobi (crâne rasé, sensations lourdes en leur
présence etc. pp. 83-86). Voir aussi P. RAYET, Après la mort
? Paris, Edition O.E.I.L., 1996, 146p. surtout les expériences des
saints avec le monde de l'au-delà, pp. 65-104.
peut plus revenir, mais aussi on fête l'entrée
d'un nouvel ambassadeur des hommes dans le monde des
ancêtres220.
Ainsi le premier grand jour des secondes funérailles
est appelé Bowiri et consiste à faire des consultations
divinatoires et divers sacrifices de réparation pour les fautes du
défunt. Il y a ce jour-là des pleurs bruyants. Il y a une sorte
de re-jeu des premières funérailles pendant un laps de temps
assez raisonnable. Le deuxième jour ou Bi$l-wiri ou
J$v<-wiri, on procède à de nombreux sacrifices pour
mettre en route le défunt à qui on dit adieu. C'est après
cela que s'ouvrira une véritable ambiance de fête où les
orphelins, les veufs et les veuves sont réintégrés dans la
vie sociale à travers un grand repas rituel consommé souvent sur
la terrasse des maisons lobi. Le troisième jour ou
Khîdîgba-wiri, les fossoyeurs sortent de la maison toutes
les saletés du défunt et rompent de manière symbolique
tout ce qui pourrait retenir dans la maison l'âme du défunt. Ils
les conduisent vers l'Est, la route du pays des morts. S'instaure alors une
véritable fête familiale et villageoise pour
célébrer l'entrée du défunt dans le royaume des
morts. Le quatrième jour où Jùkuulbîsa-wiri,
une grande danse traditionnelle honorera enfin le défunt pour
valoriser ses qualités paysannes, honneurs sensés convaincre les
ancêtres pour qu'ils accueillent celui qui frappe maintenant à
leur porte. Les réjouissances officielles prennent fin avec ce
quatrième grand jour des secondes funérailles221. Les
parents proches resteront dans la maison du défunt pour ranger le
matériel et pour régler les questions d'héritage des biens
et des charges. Les veufs et les veuves reprennent leur vie sociale normale.
Sans relater tous les détails de ces funérailles
traditionnelles, nous remarquons une organisation sociale bien définie
dans les rites de ce peuple sans écriture mais qui conserve
fidèlement depuis des générations des rites
immémoriaux. C'est dans ces rites que transparaît une certaine
conception de la mort et de la vie dans l'au-delà qui mérite
notre attention.
3. La conception sur la mort et sur
l'au-delà chez les Lobi
Les Lobi ont un mythe pour expliquer l'origine de la mort. Quand
elle survient, la mort est considérée comme un voyage de
l'âme de cette terre vers l'au-delà222.
L'au-delà est
220 Cf. M. FIELOUX et J. LOMBARD, « A propos du tournage
et de la réalisation des ``Mémoires de Binduté Da'' »
in AAVV, Images d'Afrique et Sciences Sociales. Les pays lobi, birifor et
dagara, Paris, Ed. Karthala & ORSTOM, 1993, pp. 423-439.
221 Encore une fois de plus, il s'agit d'une
présentation sommaire. Nous savons en général la
complexité des rites funéraires africains. Nous n'entrons pas
dans les détails. Mais tout est organisé pour faire un adieu
à l'âme du défunt en route pour l'au-delà. L'aspect
purificateur des rites, d'une part pour ce défunt et d'autre part pour
les vivants qu'il laisse sur terre, est de loin le plus important dans ces
rites, à notre analyse.
222 On est loin ici de la conception juive de la mort comme
sommeil : cf. Supra, 1.2.2.4., p. 42.
un décalque de cette terre mais tout en positif. Dans
l'au-delà, l'harmonie originelle est retrouvée223.
C'est pourquoi, les habitants de l'au-delà sont
vénérés des Lobi en quête d'harmonie à tout
point de vue.
3.1. L'origine de la mort selon les Lobi
Louis-Vincent Thomas et René Luneau, traitant de la
question de la mort en Afrique, affirment ceci : « L 'origine
première de la mort demeure de même mystérieuse.
Très souvent, les mythes font allusion à une faute de l'homme qui
expliquerait également l'éloignement du ciel de la terre ; ou
bien encore à une sorte de fatalité, d'engrenage maudit où
l'animal porteur du message de mort arrive, auprès des hommes, juste
avant l 'animal porteur du message de vie. Dans les deux cas, Dieu reste la
raison permissive fondamentale, les causes magico-religieuses plus encore que
les causes naturelles, seulement conditionnantes (vieillesse, maladie,
accident, vengeance), expliquant le décès de telle ou telle
personne.224 » Cela est bien vrai en ce qui
concerne la société des Lobi. Pour les Lobi, la mort n'existait
pas. Un mythe nous donne l'origine de la mort dans la société des
hommes. Nous retrouvons ce mythe dans beaucoup de sociétés
africaines225.
Aux temps anciens, quand Thâgba Dieu vivait
au milieu des hommes, la société des hommes, la nature et le
cosmos vivaient en harmonie. Les fils des hommes pouvaient même s 'amuser
avec les fils de Dieu, jusqu 'au jour où la femme-là brisa l
'interdit originel. Ce qui éloigna Dieu de la terre pour toujours.
Après que Thâgba Dieu ait pris congé de la terre, il
envoya un émissaire aux hommes pour choisir entre la mort
éternelle et la vie après la mort sur terre : a wù khi
wù n q<n$ et a wù khi w a n q] ga226. La
mort était devenue fatale pour les hommes. Mais ils pouvaient encore
choisir entre une mort sans retour sur cette terre et une mort avec retour sur
la terre. Les hommes se réunirent sur la place du marché et
discutèrent longuement sans parvenir à un consensus, l 'harmonie
ayant déserté de leur sein. Ils choisirent pour finir deux
animaux emblématiques avec les deux messages contraires. La
majorité choisit le chien en se disant que ce fidèle compagnon
des hommes est alerte en
223 On ne peut s'empêcher de penser ici au
maât des égypto-pharaoniens dans leur eschatologie
dominée par le mythe d'Osiris et d'Isis (cf. N.Y. SOEDE, Sens et
enjeux de l'éthique, op. cit., pp. 35-37). C'est à l'aune du
maât que le jugement dernier est fait avant l'entrée dans
le royaume des morts des égyptiens de l'Antiquité. De même,
chez les Lobi, l'homme au soir de sa vie, sera jugé sur ses
capacités et sur ses efforts sur la terre à rechercher cet
équilibre humain et social auquel il aspire ontologiquement. Ce sera le
critère d'agrégation dans le cercle des ancêtres où
règne l'harmonie accomplie.
224 L.-V. THOMAS et R. LUNEAU, La terre africaine et ses
religions, Paris, l'Harmattan, 1975, p. 247.
225 Nous avons entendu le même mythe chez les
Abouré de Côte d'Ivoire située en zone forestière.
Et D. B. GUIGBILE, dans Vie, mort et ancestralité chez les Moba du
Nord Togo, Paris, l'Harmattan, p. 133, nous conte le même mythe.
226 Littéralement traduit : si on meurt on revient et si
on meurt on ne revient pas !
course et pourra rapporter à Thâgba
Dieu que les hommes désirent revenir vivre sur cette terre
après leur mort. Le bouc devait rapporter le message contraire de la
minorité : à quoi bon revenir sur cette terre où la
souffrance est désormais installée pour de bon. Si on meurt,
mieux vaut ne plus revenir ici227. Les deux messagers prirent la
route vers le pays lointain de Thâgba Dieu. En cours de route, le
bouc céda à la tentation des tendres herbes qui jalonnent la
route menant chez Thâgba Dieu. Le chien profita pour prendre une
bonne longueur d'avance sur son concurrent. Mais au point d'atteindre le but,
il succomba à la tentation des os en découvrant au passage une
soupe en préparation chez une parturiente. Confiant de
l 'avance considérable qu 'il avait prise, il
décida de patienter jusqu 'au repas de la femme pour espérer se
régaler des os de la viande contenue dans la soupe. Entre temps, le bouc
repus, reprit sa course, difficile mais tenace. Il s 'était rendu compte
de son retard. Déterminé qu 'il était, il ne faisait point
attention aux chèvres qui l 'interpellaient sur son passage. Il traversa
le village où le chien attendait patiemment ses os. C 'est ainsi qu 'il
parvint le premier devant Thâgba Dieu et lâcha le message
funeste : les hommes, après leur mort, ne veulent pas revenir sur cette
terre. Et Dieu prit note de la décision des hommes. Pendant que
l 'émissaire des hommes était accueilli avec
faste dans la maison de Thâgba Dieu, le chien arriva devant l
'Eternel après avoir calmé sa faim et sa passion. Il se mit
à crier le message de la majorité des hommes désirant
revenir sur cette terre pour une autre vie après l 'inéluctable
mort, mais il se vit rabroué car le véritable émissaire
des hommes était déjà arrivé et avait
révélé le désir des hommes. Voilà pourquoi
quand les hommes meurent, ils meurent pour de bon et ne reviennent plus vivre
sur cette terre. C 'est ainsi que la mort éternelle entra dans la race
des hommes, dit le mythe.
Le mythe a pour but de nous expliquer pourquoi la mort est
fatale et comment elle est un chemin de non retour sur cette
terre228. Elle est la conséquence de la faute originelle et
du désordre entre les hommes. L'harmonie originelle brisée, rien
de salutaire ne peut se concevoir entre tous les hommes. La mort
elle-même symbolise ce désordre dans la vie des hommes. Les
funérailles traditionnelles seront d'ailleurs une dramatisation ou une
théâtralisation de cet état de désordre dans lequel
la mort plonge la race des hommes. En
227 Joseph Antoine Kambou qui rapporte aussi ce mythe traduit
le double message des hommes ainsi : « si on meurt on ressuscite...le
second devait dire exactement le contraire » cf. J.A. KAMBOU, op.
cit., p.150. Nous reviendrons sur l'implication d'une telle traduction qui
peut être tout à fait juste !
228 Il faut préciser avec J. L. CUNCHILLAS, à la
suite d'ailleurs de P. RICOEUR que « le mythe n'a rien à voir avec
le mensonge. Il exprime au contraire une profonde vérité
métaphysique. Il dérange le rationalisme car son existence prouve
que certaines vérités échappent à la raison »
in COLLECTIF, La création dans l'Orient ancien, Paris, Cerf,
1987, pp. 81-82. Voir P. RICOEUR, De l'interprétation. Essai sur
Freud, Paris, Seuil, 1965, pp. 221-222.
même temps, seule la mort ouvre la perspective du voyage de
l'homme vers l'harmonie originelle.
3.2. La mort comme voyage
Pour les Lobi, la mort est avant tout un voyage ad
originem. En cela, cette conception qu'on retrouve déjà chez
les Egyptiens des temps pharaoniques, existe d'ailleurs chez plusieurs peuples
d'Afrique229. Chez les Lobi, l'épreuve ultime de l'âme
en route pour l'audelà est bien la traversée du fleuve mythique
(la Volta). Les cauris et autres menues pièces qu'on jette au mort lui
permettront de payer la traversée du fleuve. On lui met sur la
tête ou entre les mains une calebasse qui lui servira de gobelet pour
étancher sa soif en cours de route. De plus, les divers sacrifices
effectués sont nécessaires pour purifier l'âme afin de
faciliter sa traversée du fleuve. Les âmes qui sont
bloquées au bord du fleuve viendront tourmenter les hommes pour qu'ils
fassent quelque chose en leur faveur230. Cela ressort bien souvent
dans les consultations divinatoires.
Mais c'est surtout lors des témoignages que les Lobi
font a l'occasion d'un décès, que nous avons cette conception de
la mort comme voyage clairement exprimée. Durant les funérailles
d'un de nos grands oncles paternels, un de ses frères se présenta
devant le joueur de balafon et fit ce discours interprété sur les
lames du xylophone par le musicien: DL Ltv! Bizr
W, m /Iuv sail ai ki- hde, si
yetri gL nil Fer ke ft lxii IczvL l7lcrr gq
ir ke n sail kz.ui 1713 ii pn 1w; 1r ha iw
uI lxxii (u/wi g DL m kuv lx,
I.zu( jmnL LC ., çta Içcê'ff
ke a bLek, 1w sa thxi ii.v ft I
Nous pouvons traduire cela comme suit: Tout est bien231 !
O Buor (nom d'initiation de caste ou de confrerie)! Comme nos
ancêtres l'ont dit. la mort existe vraiment, nous en avons lapreuve
aujourd'hui encore! Toi qui n 'avais peur de rien, toi si brave dans n 'importe
queue situation, te voici
229 Cf. J. M. ELA, Mafoi d'Africain, Paris,
Karthala, 1985, pp. 36-56.
230 Ce sont autant de rites funéraires dont le
symbolisme n'est pas sans évoquer l'antique croyance égyptienne
de la survie de l'âme et de son voyage fluvial vers la thébaide.
Tout comme dans le mythe d'Osiris dont le cadavre voyage sur le Nil avant
d'être repêché par la ténacité d'Isis son
épouse qui lui redonne vie, ainsi selon les égyptiens de
L'Antiquité, l'âme après la mort empruntait la barque
d'Osiris le dieu du royaume des morts pour le voyage mortuaire sur le Nil vers
"l'Occident", le séjour des morts. Voir J. VERCOUTTER in
Encyclopédie Universalis France S.A., 2003, art. "religion de
l'Egypte antique" et aussi L. PFIRSCH, <<La religion égyptienne
>>, in Encyclopédie des religions, Bayard Editions, 1997,
pp. 35-53.
231 Même devant le malheur, l'homme lobi confessera que
tout est bien comme pour dire que tout ce que Dieu fait est bien! Nous avons
dans cette expression un concentré d'une philosophie et d'une certaine
théologie lobi. Mais ce n'est pas la foi a un fatalisme beat car le Lobi
ne croit pas trop au Destin mais plutôt a des forces et des causes
invisibles qui peuvent être fatales pour l'homme qui n'est pas vigilant.
Cette conception nous rappelle encore la mentalité égyptienne
antique sur la notion du maât, symbole de l'ordre universel
voulu par le démiurge lors de la creation et que la
témérité humaine a trouble. La mort vient le redire aux
Lobi en quête d'harmonie après la faute originelle qui a
brisé l'interdit divin. Le bowc ou le har-v-ii (harmonie, paix)
est paradoxalement troublée et aussi possible dans la mort.
aujourd 'hui inerte ; Tes ancêtres t 'ont
devancé là-bas, reçois ces vingt cauris pour payer ton
voyage jusqu 'à eux ! Plusieurs provisions sont données au
défunt pour sa route. On lui fera des commissions orales pour les
ancêtres. On lui souhaitera bonne route et bon voyage (fi gal b** : ce
qui correspond à reposes-toi en paix dans la mentalité
occidentale !). Toutes ces cérémonies funéraires bien
complexes sont à comprendre comme une préparation de cet ultime
voyage de l'âme thuu vers le pays des morts ou Khîdi-dù*.
La femme aura sa canne et portera ses plus beaux atours pour ce voyage.
L'homme aura son carquois et ses meilleures flèches pour sa route aussi.
Leurs trophées de guerre ou de chasse les accompagneront. Leurs
richesses et les produits de leur labeur seront exposés pour que les
substances soient emportées comme gages de leur fidélité
aux valeurs sociales des Lobi et comme témoignages en faveur de leur
canonisation dans le cercle des ancêtres.
De plus, les lamentations funèbres sont un large champ
sémantique de la conception de la mort comme voyage vers
l'au-delà chez les Lobi. Une de nos grand-mères à
l'occasion de funérailles en famille pleurait ainsi : Wei wei wei !
Thâgba yaa anye f< p$ s$r n<w$ ra m$ ! Weeey ! Am$ na hana m<
Dibe ra ya n$r$ ! Am$ th*na f< le ktîd< huora yoo? Kpi$r naa n
j b<saan n be m< n** hù*ra ga yoo! Damuun naa n j
bi n bu m< hù*ra ga! Wei wei wey! Fa n kh$r h<<n khiru
yuu ga î bi ! Si fa j < Thâgba ka bu s*r$ ga d$ ! Khiri, s<
f< n `lar w aa thu! Gala b** yaa (trépignements et
gesticulations de désolation) ! Nous pouvons traduire comme suit :
Désastre ! Dieu, pourquoi nous as-tu plongé dans une si
grande peine ! Malheur ! Qui me redonnera mon Dibe (nom du défunt) ! Qui
t 'a envoyé sur la route du pays des ancêtres ? Kpièr
(père défunt de Dibe), que le fiston ne trébuche jamais en
route surtout ! Damoun (mère défunte de Dibe), que le petit ne se
perde surtout pas en cours de route ! Vraiment, Dieu est-il juste en nous
traitant ainsi ? Mort, que tu es vraiment brave ! Vas-y en paix
(gestes de désolation extrême)! Durant les
funérailles, toutes les lamentations seront comme des cris de
révolte contre la mort comme voyage sans retour possible. Le
thème de voyage sera toujours explicitement évoqué. Les
musiques exécutées au balafon lors des funérailles vont
dans le même sens. Giovanna Antongini et Tito Spini, deux chercheurs
italiens, nous en donnent quelques échos dans leur
ouvrage232. La mort pour les Lobi est vraiment un voyage, un
passage, une traversée vers l'au-delà.
3.3. L'au-delà chez les Lobi
« Certes la mort, en tant qu 'elle implique
séparation, engendre la douleur, surtout si le défunt
était un homme en pleine force et n 'ayant pas achevé sa mission.
Mais il ne s 'agit pas d'une destruction totale et définitive ;
seulement d'un passage, d'une transition vers une nouvelle
existence233. » Cette existence est un
au-delà par rapport à cette terre des hommes. Et pour les Lobi,
l'au-delà est le village des morts (khîdiduo), le village
des ancêtres (ktinaw*du*). Ils le localisent de manière
symbolique et même mythique sous la volta ou audelà de ce fleuve
situé vers l'Orient du pays lobi. Le mort est toujours exposé le
visage tourné vers l'Est234. Les sacrifices aux
ancêtres sont souvent faits sur les pistes menant vers l'Est. Le cadavre
dans la tombe a le visage tourné vers l'Est. L'Est du pays lobi du
Burkina comme de la Côte d'Ivoire est orienté vers le Ghana. Et
puisque la mémoire collective situe l'origine immédiate des Lobi
vers le Ghana, nous pouvons conclure que le village des morts se situe aussi
vers le Ghana. Mais nous pensons que cette situation est plus que symbolique.
L'au-delà des Lobi n'est plus ou moins qu'un retour aux sources,
à l'harmonie originelle perdue sur cette terre depuis la faute
originelle235.
Pour les Lobi, le pays des morts est l'image idéale de
tout village lobi. Il y règne l'ordre, la fraternité, la
solidarité, l'entente, la richesse, le partage, la bonne ambiance,
l'harmonie avec la nature, avec les entités spirituelles
supérieures, la réconciliation avec Thâgba Dieu,
somme toute, le lieu paradisiaque dont un Lobi peut rêver. C'est pourquoi
les contes insistent sur l'impossibilité pour quelqu'un qui a
visité ce paradis de revenir vivre sur cette terre, sur cette
``vallée des larmes''. Pour accéder à ce beau pays
où il fait bon vivre, on se doit d'être spirituellement pur et
purifié. C'est la raison des multiples sacrifices postmortem dans le
cérémonial funéraire complexe des Lobi. On peut
traîner avant d'accéder au pays des morts. On peut être
bloqué au bord du fleuve. Il faut l'aide sacrificielle des humains pour
aider les âmes bloquées dans leur voyage vers le pays des
ancêtres. Les ancêtres euxmêmes contribuent activement
à la réussite de ce voyage. Leur médiation est
sollicitée dans les libations et les prières rituelles. Le
défunt qui aura réussi facilement et correctement ce
233 L.-V. THOMAS et R. LUNEAU, Les religions d'Afrique
noire, Paris, Librairie Arthène Fayard, 1969, p. 225.
234 Nous nous référons ici à une
exposition officielle du défunt paré de ses plus beaux atours qui
se fait devant la société entière avant sa mise en tombe.
A cette occasion, le mort a le visage tourné vers l'Orient, vers le pays
des ancêtres. Il n'est pas ici question de l'exposition du défunt
quand il est encore dans la maison mortuaire. Là, le visage est toujours
tourné vers la sortie de la maison pour signifier son départ, car
mourir ici c'est bien partir !
235 N. P. DIALLO, Funérailles San. Chemin de vie,
Abidjan, ICAO, 1983, p. 174, écrit aussi à propos de
l'audelà chez les Samo : « Dans l'au-delà, les
Ancêtres et tous les morts vivent dans de grands villages où la
société est à l'image de celle d'ici-bas. On y retrouve
son village, son quartier, son clan, sa famille ».
voyage prendra place au milieu des ancêtres et il pourra
être invoqué ensuite par les vivants236.
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