2. Le combat politique.
Aujourd'hui, il n'est pas du tout étonnant de parler du
combat politique. En effet, certains auteurs évolutionnistes ont
souligné clairement le caractère aussi belliqueux de la vie
humaine dans sa dimension sociale. De même que les bêtes
s'affrontent, poussées par je ne sais quels instincts, de même les
hommes sont doublement dira-t-on en lutte. Ils se retrouvent dans une
société où l'on doit non seulement vivre mais aussi
s'assurer de toutes sécurités. L'on vit le tragique d'un combat
doublement nourri et par la raison et les passions égoïstes qui
n'aident pas souvent l'homme à s'émanciper pour aller de l'avant.
Une approche réaliste élucide bien la pertinence
des rapports intersubjectifs que Machiavel souligne dans le combat politique.
Il ne s'agit pas du tout d'adhérer au principe de « l'homme loup
pour l'homme» comme l'a si bien affirmé Hobbes, ni de concevoir la
politique, la vie en société comme une fourberie de bataille sans
fin. La pointe n'est pas ici de dénigrer la politique mais de souligner
quelques insuffisances ontologiquement liées à finitude humaine.
Le combat politique rappelle sans complaisance que l'homme n'est pas seulement
un être de raison. Il est non seulement calculateur mais aussi, à
la merci de ses propres passions. L'homme est aussi bien capable de donner sens
à sa vie que de pouvoir subir les caprices de la fortune. L'on n'est
plus « maître dans sa propre maison ».
Toutefois, au-delà de tout ce qui échappe au
contrôle humain, le combat politique prend sens dans la mesure où
il est d'abord orienté vers la recherche d'une gestion efficace de la
chose publique, des affaires d'Etat. Précisant sa pensée,
Machiavel écrit : « il faut savoir qu'il y a deux manières
de combattre, l'une par les lois, l'autre par la force » . Ainsi, l'on n'a
pas de la peine à comprendre que si la raison en l'homme était
constante, si l'homme avait la pleine maîtrise de sa raison, Machiavel
s'arrêterait à concevoir tout simplement le combat politique comme
la quête du « juste milieu » au moyen d'un dialogue raisonnable
et rationnel.
Mais « le plus que l'homme » indique en même
temps l'insuffisance de vouloir mener le combat politique uniquement par la
première manière, c'est-à-dire au moyen des lois. Il faut
donc recourir à son corrélatif qui est la force. Car « l'une
sans l'autre n'est pas durable » . L'on comprend que la loi sans la force
ne dure, mais alors, pourquoi la force sans la loi ne peut-elle durer ? Une
question qui peut éclaircir davantage les véritables intuitions
machiavéliennes. Intuitions, en fait, qu'on pourrait retrouver dans les
premières motivations qui ont été à la source du
secret du Prince : trouver un libérateur mieux, un rédempteur de
l'Italie asservie de barbares.
Pour ce faire, le prince ne peut pas combattre uniquement au
moyen des passions (de la bête). Un gouvernement qui s'appuie sur la fore
peut bien mettre les peuples à dos et durer un temps, mais s'il ne
s'appuie sur des lois que ceux-ci estimeront justes, il ne pourra durer
indéfiniment. C'est justement ce qui se profile derrière cette
pensée de Blaise Pascal : « La justice sans force est impuissante ;
la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la
justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que
ce qui est fort soit juste » . Il s'agit d'une pensée toujours
à la recherche de l'équilibre. Elle converge bien avec
l'intuition machiavélienne. L'on comprend mal que la fortuna (le hasard)
nous porte éternellement en position de puissance si nous n'avons pas
appris nous-mêmes, grâce à la virtù, à
transformer notre puissance en « droit et l'obéissance en devoir
».
2. 1. Savoir bien user de la bête et de l'homme.
Nous entrons ici dans une des pages les plus sombres de la
pensée de Machiavel. En effet, Machiavel est persuadé qu'un bon
gouverneur doit: « savoir bien pratiquer la bête et l'homme » .
Lorsqu'on pratique l'homme dans la gestion de l'Etat, cela renvoie à
l'application des lois, à gouverner selon les prescriptions
légales. Tandis que l'usage de la bête fait tantôt allusion
à la force tantôt à la ruse. Autrement dit, la violence et
la ruse sont utilisées comme des garde-fous pour un pouvoir encore
égoïste. En réalité, Machiavel reprend ici de
manière claire un précepte ancien de la mythologie grecque. En
effet, en Grèce antique, comme dans la tradition philosophique, la
politique était toujours sous la coupe de la morale. Ainsi, bon nombre
de vérités ne pouvaient être révélées
que sous forme mythique en raison de directives morales de leur
époque.
Machiavel met à nu ce qui fut voilé autrefois :
« Cette règle fut enseignée au prince en paroles
voilées par les anciens auteurs qui écrivent comme Achille et
plusieurs autres de ces grands seigneurs du temps passé furent
donnés à élever au Centaure Chiron pour les instruire sous
sa discipline » . L'intuition du meilleur usage de la bête se donne
au regard de ces deux animaux : le lion et le renard. Il semble que l'homme
politique doit beaucoup apprendre de ces deux bêtes. Si le lion peut de
se défendre contre le loup, le renard, quant à lui, est capable
de reconnaître les pièges qui lui sont tendus et qui peuvent faire
de lui la proie de son ennemi. Si l'association du prince au lion, quelque peu
traditionnelle, ne choque pas tellement (car communément le lion,
appelé le roi de la forêt, symbolise la force, l'autorité)
cependant, l'association du prince au renard reste moins convenue et symbolise
la ruse, la tournure d'esprit qui est moralement ambiguë.
Si le prince bon doit de temps à l'autre se comporter
comme un lion, cela ne va pas sans évoquer les situations tragiques qui
susciteraient en lui un tel comportement d'exception. Car un prince doit
être à mesure de se laisser aller selon que le vent de la fortune
lui inspirerait la meilleure façon de se conserver en même temps
que le patrimoine de l'Etat. La ruse est portée à sa forme
extrême dans l'infidélité à la parole donnée,
mais une infidélité toujours dissimulée. En cela, toute
promesse faite ne tient qu'à consolider le projet entrepris : sauver et
conserver l'Etat. « Le sage Seigneur ne peut garder sa foi si cette
observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l'ont induit
à promettre soient éteintes » . La ruse peut permettre
d'arriver à la « meilleure fin » mais s'il ne doit donc faire
aucun doute pour le prince que la fin justifie le moyen, une telle
vérité ne peut pas être divulguée sans fard (pour la
bienveillance du paraître qui est une fois de plus, une exaltation de la
ruse).
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