CHAPITRE.II:
EFFICACITE DANS LE RAPPORT ENTRE MORALE ET
POLITIQUE.
1. L'action politique au-delà de
l'impératif moral inconditionnel.
La notion d'impératif inconditionnel nous fait penser
à morale kantienne. En discourant sur les conditions de
possibilité de la morale, Kant distingue les impératifs
hypothétiques de l'impératif catégorique. Les
impératifs hypothétiques renvoient davantage à la
nécessité pratique d'une action possible,
considérée comme moyen conduisant à une fin que l'on
poursuit. Tandis que l'impératif catégorique représente
une action comme nécessaire à elle-même objectivement
(universellement) et sans rapport à un autre but. Les enjeux
déterminants de la morale kantienne ressortent en termes d'obligation,
de devoir et de commandement.
Agir moralement signifie alors n'agir rien que par devoir en
s'écartant de tout désir utilitariste, mieux,
conséquentialiste. Il n'y a donc chez Kant qu'un seul impératif
catégorique : « Agir uniquement d'après la maxime qui fait
que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle
» . L'impératif catégorique donne donc un critère
formel, de cohérence, qui commande de vérifier les
possibilités d'universalisation de notre maxime sans qu'il y ait
contradiction. Il faut alors se demander si une règle d'action qu'on
s'octroie soi-même peut devenir ainsi la règle de tout homme
placé dans la même condition. Si oui, c'est qu'on est en
présence de la loi morale. Dans le cas contraire, cela signifie qu'on
veut faire une exception pour soi. Kant a sans doute le mérite d'avoir
fondé la morale sur du solide, d'avoir posé les conditions de
possibilité d'un agir moral efficace. N'est-ce pas là même
un défi pour l'homme en tant qu'il est un être de liberté
et capable de bien ?
Cependant l'on doit éviter de verser dans ce que
Machiavel appellerait l'« idéalisme moral ». En effet,
l'idéalisme moral aplatit l'action politique, l'enferme dans la
cécité du jugement et la rend moins efficace. Au regard de
Machiavel, la connaissance de l'idéal, du bien que poursuit la
visée éthique reste chose noble. Toutefois, l'on ne doit pas
manquer de souligner l'impossibilité dans laquelle l'on se retrouve
souvent devant l'effort réalisé dans la conformité de son
vécu pratique à l'idéal théorique que l'on se
propose : « il y a si loin de la sorte qu'on vit à celle selon
laquelle on devrait vivre que celui qui laissera ce qui se fait pour ce qui se
devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu'à se
conserver » . La morale classique n'est plus l'unique voie qui
décide de la validité du bien. Il n'en est donc plus question,
surtout lorsqu'il s'agit de prôner pour la prééminence de
la chose publique.
La politique, dans son but primordial, semble partager les
mêmes objectifs que la morale : la gestion des groupes et de leurs
intérêts. Toutefois, chez Machiavel, il apparaît une nette
séparation entre les vertus morales et les vertus politiques. La
réalisation de la sagesse politique s'en gardera d'être
éternellement sous emprise de la morale. Le prince doit jouer selon
l'opportunité. Au-delà de la mesure d'action qu'exige
l'objectivité morale, le prince discernera plutôt la
validité de son action en conformité avec la
nécessité d'Etat. L'action politique, si seulement si
nécessité l'exige pourra passer outre, mieux sublimer
l'impératif moral pour ne le rencontre que dans leurs aspirations
ultimes qui se résument mieux dans la réalisation dialectique de
« l'universel concret et de l'universel de l'individu » selon ces
mots chers à E. Weil. Autrement dit, la conformité à ce
qui se devrait faire (la morale) se heurte contre l'action politique dont les
moyens sont parfois moralement difficiles à admettre.
Toutefois, il ne s'agit pas d'une récusation pure et
simple des vertus morales. Même s'il n'est pas nécessaire au
prince d'avoir toutes les vertus, il doit cependant paraître les
posséder pour garantir la quiétude de son peuple. Le rapport
entre la morale et la politique reste un rapport de supplément
plutôt que de subordination. A ce titre, la vissé d'une bonne
politique est moralement acceptable. La politique renvoie donc à la
gestion efficace des affaires d'Etat. La règle du jeu qui sous-tend
l'efficacité politique n'exige que des bons effets pour qu'il n'y ait
que des bonnes causes. Ce principe n'est réalisable que dans la mesure
où le prince sera suffisamment vertueux et plein de bons sens politique.
1.1. Du bon sens dans l'agir du prince.
La fin du livre XV se révèle comme un grand
champ du discernement et redonne sens à la conscience finie du prince en
face de sa lourde responsabilité. Machiavel nous replonge une fois de
plus dans la recherche du « juste milieu ». Le juste milieu qu'il
replace au fondement même de toute entreprise du prince. Le prince est
ensuite saisi comme un être relationnel. Il n'est pas du tout le surhomme
machiavélique comme d'aucuns l'ont souvent envisagé. La
confidence de sa conduite n'est pas un tabou. Le prince est jugé en
fonction de certaines qualités qui lui apportent louange ou blâme.
Autrement dit, un tel prince sera tenu pour libéral, pour ladre; tel
outre sera estimé généreux ou rapace ; cruel, plein de
pitié ; parjure, fidèle à sa parole ;
efféminé et pusillanime, l'autre encore sera traité de
hardi et courageux ; de plein d'humanité ou orgueilleux ; luxurieux,
chaste ; intègre, roué ; dur ou aimable ; religieux ou
incrédule, et ainsi de suite.
A entendre Machiavel, il serait même souhaitable qu'un
prince porte toutes ces susdites qualités. Puisqu'il est évident
que les qualités ne se peuvent toutes avoir à cause de notre
finitude humaine, Machiavel suggère plutôt au prince de s'exercer
au sens de la mesure. « Car, tout bien considéré, [le
prince] trouvera quelque chose qui semble être vice, mais en la suivant,
il obtient aise et sécurité » . Toute vertu ne concourt pas
nécessairement à la conservation de l'Etat et à la
sauvegarde du trésor public.
Lorsqu'on s'applique à bien analyser une vertu morale
sous le modèle machiavélien , on peut alors se rendre compte
jusqu'où sa possession est une chose dangereuse pour un prince. Car un
prince tout libéral se complait à donner de son bien pour
satisfaire autrui, il dépense par pur altruisme. Mais cette
généreuse disposition tend à amenuiser sa richesse; ainsi
pour continuer à pratiquer sa libéralité, le prince se
voit obligé de taxer excessivement la population, ce qui le rend
justement détestable à ses propres sujets.
En effet, la libéralité qui de prima facie est
une vertu, peut cependant rendre impopulaire et par conséquent affaiblir
le prince et son Etat. Il vaut mieux que le prince soit parcimonieux, qu'il
donne peu de son bien et qu'il passe même pour un avare s'il doit lors de
toute attaque se protéger contre les ennemis extérieurs sans
toutefois accabler son peuple des impôts exagérés.
L'exigence du vrai sens de l'équilibre devrait davantage accompagner nos
délibérations pour déterminer ce qui est réellement
avantageux à l'Etat et à l'humanité. D'où
l'importance soulignée de la prudence du prince qui doit être
saisie selon la perceptive même de la virtù.
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