2. Le rôle de la vertu à l'absence d'une
heureuse fortune.
Maintenir et sauver l'Etat, tel est le projet qu'entreprend le
politique machiavélien. Il s'agit d'un projet dont la réalisation
s'inscrit dans un certain ordre historique. C'est dire que l'histoire
n'étant qu'en partie prévisible, qu'on le veuille ou pas, on ne
peut pas rêver d'une stabilité accomplie d'un Etat historiquement
établi. Deux raisons peuvent fonder cette affirmation. D'une part,
l'horizon des succès envisagés dans le projet entrepris demeure
encore problématique et d'autre part, l'on s'en gardera de toutes
complaisances de soi-même, car nous ne sommes pas toujours les
maîtres de la dégénérescence qui s'inscrit aussi
dans la nature, dans le devenir des choses.
C'est ce que vient à propos exprimer ces paroles de
Marie-Claire Lepape : « Le mouvement hasardeux de l'histoire de l'ordre
au désordre, et du désordre à l'ordre, les
inéluctables révolutions du monde sont l'excuse des
médiocres, mais aussi l'échec possible de la volonté libre
» . Nous voudrions que l'on nous comprenne bien à ce niveau et que
l'on ne nous prête pas l'intention de verser dans la pure conception
déterministe des événements du monde. Cela n'est pas la
thèse de Machiavel. Contrairement au déterminisme absolu,
Machiavel pense que l'individu n'est pas complètement
dépouillé de sa part de responsabilité face à tout
ce qui lui advient.
En effet, Machiavel stipule que l'individu est capable de
modifier le fait imprécatoire de la fortune :
Je sais bien qu'aucuns furent et sont en opinion que les
affaires de ce monde soient en cette sorte gouvernées de Dieu et de la
fortune, que les hommes avec toutes leur sagesse ne les puissent redresser, et
n'y aient même aucun remède ; par ainsi ils pourraient estimer
bien vain de suer à les maîtriser, au lieu de se laisser gouverner
par le sort .
Le sort a en lui-même sa propre rationalité.
Selon son gré, il peut nous être favorable comme cela advient
qu'il nous soit porteur des malheurs quelquefois.
Qu'importe, il n'est donc plus question que l'homme se
remette totalement en état de résignation en face de caprices de
la fortune, du hasard. La conception déterministe reste redoutable. Elle
spolie l'individu de toute responsabilité de ce qui lui advient pour
l'assigner ainsi à quelques causes extérieures ou
intérieures dont l'individu serait incapable de maîtriser. Dans un
monde où la question de responsabilité est de mise, une telle
conception pose certainement question. Non seulement qu'elle est atypique mais
aussi elle n'a aucune garantie reconstructive pour la prospérité
en ce qu'elle tend à avilir l'homme dans ses capacités
créatrices et même prévisionnelles. Ces capacités
créatrices, prévisionnelles ou rationnelles, c'est justement ce
que renferme le concept de virtù sur le plan politique.
Pour en venir à la position machiavélienne face
à la conception déterministe, l'on notera : Machiavel reste
d'avis que la fortune (le hasard) peut être maîtresse de la
moitié de nos oeuvres sed etiam, elle nous laisse gouverner à peu
près l'autre moitié. Le rôle de la virtù est
à retrouver pleinement dans l'autre moitié qui nous revient :
l'aptitude à bien évaluer, à savoir exploiter une
situation politique en vue de faire face aux tempêtes qui s'abattront sur
l'Etat.
La vertu (la valeur politique) semble être la
catégorie par excellence par laquelle on réussit à donner
un sens favorable à la fortune pour autant qu'on peut le faire. Car la
fortune jouera toujours un rôle. A entendre Machiavel, devant une
mauvaise fortune, la virtù consiste à être hardi
plutôt que prudent. Car la fortune ressemble fort à cette femme
que l'on doit battre et soumettre. La fortune est davantage soumise à
ceux qui la traitent avec brutalité qu'à ceux qui la prennent
avec autant de considérations.
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