A. Un principe fondé en droit international
Le droit de participer à la direction des affaires
publiques et à la vie politique constitue l'un des droits de la personne
déclarés par différents instruments internationaux depuis
la fin de la deuxième guerre mondiale.
Ainsi le droit de la personne à choisir ses gouvernants
par le moyen d'élections périodiques et honnêtes figure
aussi bien dans la Déclaration Universelle des droits de l'Homme (a),
que dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques (b).
a. La Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme
Quelques années après la création de
l'O.N.U., l'Assemblée Générale de cette Organisation a
adopté la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme par sa
résolution 217 A (III) du 10 décembre 1948.
Dès le préambule de la Déclaration,
l'Assemblée Générale a pris le soin de rappeler que la
protection des droits fondamentaux de l'Homme et de la dignité humaine
ont constitué l'un des buts des peuples des Nations Unies.
La protection des droits civils et politiques de la personne a
donc constitué l'un des piliers de la Déclaration.
Outre le droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion, le doit à la liberté d'opinion et
d'expression et le droit à la liberté de réunion, la
Déclaration a prévu dans son article 21 paragraphe 3 que "La
volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs
publiques; cette volonté doit s'exprimer par des élections
honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement au suffrage
universel égal et au vote secret ou suivant une procédure
équivalente assurant la liberté du vote".
En dehors de ce qu'on peut dire à propos de l'article
21 en soi, la Déclaration n'est qu'une résolution de
l'Assemblée Générale de l'O.N.U. Cela nous mène
à étudier un problème qui n'est pas propre à la
Déclaration Universelle des droits de l'Homme et qui concerne la valeur
juridique des résolutions de l'organe plénier de l'O.N.U.
Le débat qui s'est ouvert lors de la rédaction
de cette Déclaration peut nous être utile. En effet, au moment de
l'adoption de ce texte, "pour la plupart, ceux qui furent impliqués
dans la rédaction de la Déclaration Universelle des droits de
l'Homme étaient d'avis qu'elle n'avait aucune base juridique. Ils
estimaient qu'ils participaient à l'élaboration de quelque chose
qui était destinée à avoir un impact sur les consciences
"44. C'est ainsi que le gouvernement des États Unis a
voulu éviter que la Déclaration soit juridiquement
exécutoire au niveau international en proposant que les Membres des
Nations Unies soient appelés à "promouvoir" et non
à "faire respecter" les droits de l'Homme De même, l'un
des groupes de travail créé par la Commission des droits de
l'Homme lors de sa session de décembre 1947, le groupe de travail sur
les mesures d'application, a considéré dans son rapport qu'il est
"manifestement impossible au groupe de travail d'envisager des mesures
d'application pour une obligation qui n'en était pas
une"45.
Ces arguments n'excluent pas l'idée qu'avaient certains
observateurs de l'époque et qui consiste à voir dans la
Déclaration une obligation qui pèse sur les États puisque
les droits des personnes sont l'un des buts prévus par la Charte des
Nations Unies. René Cassin a déclaré à ce sujet qu'
"il est évident qu'elle n'est pas aussi puissante, aussi
astreignante que pouvaient l'être des engagements juridiquement
consignés dans une convention. Mais notre Déclaration est
formulée dans une résolution de 1 'Assemblée qui a une
valeur juridique de recommandation; elle est le développement de
la
44 La Déclaration
Universelle des droits de l'Homme, 40ème anniversaire 1948-1988,
exposés par JOHNSON (G) et SYMONIDES (J), Paris, UNESCO,
L'Harmattan, 1991, p. 129.
45 Documents des Nations Unies : UN, doc. E/CN.
4/53, 10 Décembre 1947, Commission on Human Rights, second session
(commission des droits de l'Homme, deuxième session), Draft Report of
the working Group on implementation (Projet de rapport du Groupe de travail sur
les mesures d'application), p. 2 (Boîte 4595, Eleonor Roosevelt Papers),
D'après JOHNSON (G) et SYMONIDES (J), op. cit. p. 133.
Charte qui a incorporé les droits de l'Homme dans
le droit international positif, droits dont on peut dire qu'ils figurent
maintenant parmi ce que l'on appelle les "principes généraux de
droit" visés à l'article 38 du statut de la cour de La
Haye"46.
Les développements ultérieurs du droit
international ont fait qu'aujourd'hui une partie des juristes considère
que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme a la valeur d'une
coutume internationale et donc obligatoire à ce titre pour les
États47.
Ces approches, bien que relatives à toute la
Déclaration, peuvent nous éclairer sur la place qu'occupe le
principe d'élections périodiques et honnêtes en droit
international. Faire de ce principe un principe coutumier reste à
vérifier. En fait nous ne sommes pas encore sûrs qu'il y ait une
pratique générale des États qui garantit aux citoyens le
droit d'élire librement et périodiquement ses gouvernants.
Rien que pour les pays du sud, les élections libres font
partie de leur discours politique et juridique plutôt que de leurs
pratiques.
De plus, et indépendamment de la valeur juridique de la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, si nous sommes d'accord
sur l'idée que tout régime démocratique doit émaner
de la volonté du peuple, il nous reste à savoir si les
élections périodiques et honnêtes ont été
envisagées par les rédacteurs de la Déclaration comme le
seul moyen permettant à cette volonté de s'exprimer.
Contrairement à ce que laissent entendre certains
auteurs48, la volonté du peuple peut, selon l'article 21
(3), être exprimée par une procédure équivalente
assurant la liberté de vote. En tout cas, la liberté de vote
doit
46 General Assembly, Summury Records (comptes
rendus de à l'Assemblée Générale).
47Cf. CORTEN (0) & KLEIN (P). Droit
d'ingérence ou obligation de réaction? Bruxelles, Bruylant,
1992, pp. 94-103, JOHNSON (G) et SYMONIDES (J), op. cit. pp. 138-141,
MADIOT (Y), droits de l'Homme et libertés publiques, Paris,
Masson, 1976 pp. 91-92. Cf contra, VEDEL (G) "Les droits de l'Homme
· quels droits ? quel Homme ?", in. Humanité et Droit
international, Mélanges René-Jean DUPUY, Paris, Pedone,
1991, p. 349. COMBACAU (J) et SUR (S), Droit international public, Paris,
Montchrestien, 1995, p. 391
48 Voir BEIGBEDER (Y), Le contrôle
international des élections, Bruxelles, Bruylant, Paris, L.G.D.J,
1994, p. 15.
être assurée mais le fait d'ajouter "ou
suivant une procédure équivalente" nous révèle
que les élections périodiques et honnêtes ne sont pas un
moyen exclusif pour exprimer la volonté du peuple et fonder par
conséquent un régime démocratique - du moins selon le
texte de la Déclaration -.
La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme a, en
fait, laissé le choix pour les États de concevoir le vote
autrement.
Bien que les principaux rédacteurs de la
Déclaration aient été des occidentaux, René Cassin,
un des rédacteurs de cette déclaration, a considéré
d'ailleurs qu'elle est universelle parce qu'elle est "dégagée
de tout esprit de compétition nationale, doctrinale, confessionnelle,
elle n'a consacré ni le triomphe d'un système métaphysique
ou social ni tenté des conciliations impossibles de théories
adverses"49.
Cette affirmation est discutable car nous savons que la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme a été
adoptée par 48 voix sur 56. Plus, sur ces 48 États, 35
relèvent de la culture occidentale et certains pays de l'Est ainsi que
l'Arabie Saoudite et l'Union Sud Africaine se sont abstenus. D'autres
États arabo-musulmans ont voté tout en émettant des
réserves.
C'est cette prétendue universalité - originaire
- qui semble être mise aujourd'hui en question. La
préférence qu'a l'O.N.U. pour la démocratie
libérale telle qu'elle a été conçue par les auteurs
des lumières s'est manifestée à travers sa nouvelle
conception du régime démocratique basée essentiellement
sur les droits civils des personnes et sur l'État de Droit. Selon la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, cette
préférence ne peut pas se transformer en obligation pour les
États d'organiser des élections périodiques et
honnêtes. On se demande alors quelle serait l'attitude des États
s'ils adhéraient à un document plus contraignant tel que le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques ?
b. Le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques
49 Discours à l'Académie des sciences
morales et politiques, 8 décembre 1948, in. La protection
internationale des droits de l'Homme dans le cadre des Organisations
Universelles, Documents réunis par COHEN - JONATHAN (G),
documents d'études, Droit international public, N° 3. 06,
avril 1990,p. 5.
Adopté par l'Assemblée Générale de
l'O.N.U. le 16 décembre 196650, soit 18 ans après le
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques dispose dans son article 25 que
"Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des
discriminations visées à 1 'article 2, sans restrictions
déraisonnables (...) (b) de voter et d'être élu, au cours
d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et
égal et au scrutin secret, assurant 1 'expression libre de la
volonté des électeurs".
La première remarque qui s'impose à propos de
cet article est relative à la disparition de la phrase "ou suivant
une procédure équivalente assurant la liberté de vote".
Désormais, la volonté du peuple est censée s'exprimer
par le droit aux élections périodiques et honnêtes. Cette
omission volontaire de tout autre moyen exprimant la volonté du
souverain traduit le choix du système démocratique par les
États parties au pacte international relatif aux droits civils et
politiques.
La mention du principe d'élections périodiques
et honnêtes dans un texte incontestablement contraignant est, en
principe, témoin de l'existence de ce principe comme une obligation
à la charge des États qui l'ont ratifié.
L'obligatoriété juridique de ce pacte est
certaine, la preuve est qu'il a mis dix ans pour entrer en vigueur après
avoir acquis le nombre exigé de ratifications51.
Dans son article "The emerging right to democratic
governance"52 Thomas Frank a relevé qu'après la
décolonisation, la proportion des pays Membres de l'O.N.U. qui
pratiquaient des élections libres et démocratiques était
restreinte surtout dans les régimes totalitaires de l'Afrique et de
l'Asie.
Cette remarque n'a pas empêché l'auteur de voir
que malgré cette atmosphère hostile, presque les deux tiers
des États Membres de l'O.N.U. se sont engagés à
respecter les règles et les droits prévus dans le Pacte des
50 Résolution 2200 / A (XXI) A.G. / O.N.U. du
16/12/1966
51 Le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques est entré en vigueur le 23 mars 1976 après le
dépôt du 35ème instrument de ratification.
52 FRANK (Th) in. A. J. L L., janvier 1992,
volume 86, N° 1, pp. 63 - 64
droits civils et politiques d'où le droit émergeant
aux élections libres, périodiques et honnêtes.
Aujourd'hui, 20 ans après l'entrée en vigueur du
pacte, la balance semble s'incliner du côté de ce principe : une
nouvelle majorité d'États fait actuellement des élections
l'un des éléments qui fondent l'autorité des pouvoirs
publics. Cet état des choses a poussé l'auteur à en
déduire la formation d'une coutume générale applicable
à tous et qui veut que le principe d'élections périodiques
et honnêtes fonde toute démocratie.
Cette conclusion nous paraît excessive puisqu'en
l'état actuel du droit international nous ne sommes pas en mesure de
confirmer l'universalité du pacte international relatif aux droits
civils et politiques puisqu'un nombre important d'États ne l'ont pas
ratifié53. Et ceux qui ont ratifié ce pacte, n'ont
pas, tous, émis la déclaration relative à l'article 41 qui
permet aux États de reconnaître la compétence du
Comité des droits de l'Homme pour recevoir et examiner les
communications dans lesquelles un État prétend qu'un autre
État partie au pacte ne s'acquitte pas de ses obligations relatives aux
droits civils et politiques54. De plus, le protocole facultatif se
rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et
qui habilite le Comité des droits de l'Homme; constitué par le
Pacte, à examiner les communications émanant de particuliers qui
prétendent être victimes d'une violation d'un des droits
énoncés dans le pacte, n'a été ratifié que
par 79 États jusqu'à janvier 199555.
En tout cas, si nous ne sommes pas tout à fait certains
que "le droit international n'a pas consacré un droit de l'Homme aux
choix du système politique et des gouvernants de son pays"56,
il n'en reste pas moins que nous partageons l'idée que "ces
instruments internationaux qui l'ont prévu,
53 Jusqu'au 1er janvier 1995, 129 États ont
ratifié le Pacte, voir MARIE (J-B), "Instruments internationaux relatifs
aux droits de l'Homme / Classification et état actuel des ratifications
au 1er janvier 1995", in. R. U. D. H.,15 mars 1995, volume 7, N°
1 - 3, p. 68.
54 Cet article est entré en vigueur le 28
mars 1979, en janvier 1995 il a fait l'objet de 44 déclarations voir
MARIE (J-B), "Instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme
...", art.cit, p. 68.
55 Ibid. loc. cit.
56 BEN ACHOUR (R), "Normes internationales
souhaitables de lege ferenda relatives aux élections". in.
liberté des élections... op. cit. p. 199.
l'ont fait de manière si insuffisante et timide
qu'il n'en a pas résulté de conséquences
pratiques"57. D'une manière insuffisante et timide parce
que ces instruments se sont limités à proclamer ces droits, ils
sont donc sans conséquence pratique puisqu'en cas de leur violation, la
seule sanction positive est prévue soit par l'article 41, soit par le
protocole facultatif qui, eux, ne sont mis en oeuvre qu'avec l'accord de
l'État.
Ajoutons que nous assistons depuis quelques années
à un effort entrepris par certaines Organisations non gouvernementales
en vue de codifier ces règles relatives à la liberté des
élections dans un texte obligatoire pour les États. C'est ainsi
que lors de la conférence internationale qui s'est tenue à la
Laguna du 27 février au 2 mars 1994; sur la "Liberté des
élections et observation internationale des élections", un
projet de convention a été préparé à propos
de ce thème58.
Bref, on pourrait penser qu'on assiste à la formation
d'une opinio juris qui reconnaît et garantit aux personnes un
droit aux élections libres, périodiques et honnêtes mais
encore faut-il admettre que cette coutume ne peut s'imposer aux États
qui l'ont expressément rejeté d'autant plus que "le plus
souvent..., la règle coutumière correspond à un
équilibre des forces internationales en présence à un
moment donné, à une confrontation des sujets de droit sur un
problème international"59.
Pour conclure, on peut affirmer que la place qu'occupe le
principe d'élections périodiques et honnêtes au rang des
normes du droit international, dépendra des développements
ultérieurs de ce droit. Ces développements dépendants eux
aussi de la manière dont les États concevrons leur
souveraineté et sa conséquence qu'est le principe de la non
ingérence dans les affaires intérieures des États.
57 Ibid. loc. cit.
58 voir "Projet de convention internationale Jorge
CAMPINOS relative à la liberté des élections et à
l'observation internationale des élections". in. Liberté des
élections et observation internationale des élections, op. cit.,
pp. 321 - 358.
59 QUOC DINH (N) et al, Droit international
public, Paris, LGDJ, 1994, p. 316.
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